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« Meurtres en scène »

par Geneviève LATOUR et Jean-Jacques BRICAIRE Les Éditions de l'Amandier, 2002

Préface

Il semble bien que la pièce policière soit une acquisition du théâtre moderne. Sans doute la poursuite du criminel et son châtiment occupent le vieux mélodrame. Mais le public du Boulevard du Crime était spectateur de méfaits dont il s’agissait d’arrêter le cours ; le genre policier, lui, suppose en général une énigme à résoudre. Son intrigue commence là où celle du mélo finit.

Le succès du roman policier anglais dans le dernier tiers du XIX ème siècle a donné aux fabricants de théâtre l’idée de le reprendre à leur compte. Pourtant, en France, c’est l’écrivain Emile Gaboriau qui, en 1872, tire le premier drame de son roman L’Affaire Lerouge. Avec Gaboriau, le policier cherche à dissimuler son identité pour mieux surprendre le coupable. C’est un personnage de composition à transformation, il se fait des têtes : on imagine le jeu !
Le jeu devient plus subtil avec l’importation d’ouvrages « made in England ». Réjane séjourne à Londres quand sa fille l’entraîne un soir au théâtre. L’intérêt qu’elle prend au spectacle la décide à faire, dès le lendemain, connaissance des auteurs. MM. Hornung et Presbey. Elle s’assure les droits de représentation de leur pièce à Paris. Raffles est créé au Théâtre Réjane, le 15 juin 1907, par André Brulé et par Signoret dans le rôle du policier. La réussite est telle — la chronique du temps le souligne — que le théâtre reste exceptionnellement ouvert jusqu’au milieu de l’été. Par la suite, Raffles sera repris, en 1922, notamment, et demeurera comme le modèle du genre.
Raffles — c’était le nom du personnage principal — illustrait à la scène ce type de gentleman cambrioleur incarné chez nous par Arsène Lupin. Celui-ci ne devait faire ses débuts au théâtre que l’année suivante sous les traits d’André Brulé à qui il revenait de figurer successivement le gentleman cambrioleur de goût anglais et de goût français.
Dans l’intervalle, un nouveau visiteur venu de Londres faisait la conquête de Paris. Le 20 décembre 1907, au Théâtre Antoine dont il est le directeur, Firmin Gémier réalise une de ces compositions qui restent liées au souvenir de son grand talent de comédien, il anime le héros de Conan Doyie, Sherlock Holmes ; Harry Baur et Yvonne de Bray font partie de la distribution.

Sherlock Holmes renouvelle complètement les caractéristiques du policier. L’inspecteur de métier, le grime de Gaboriau, fait place à un amateur dont le flegme est Une des armes les plus sûres. La renommée fera plus tard qu’on l’opposera — sous le nom d’Herlock Sholmes — au non moins célèbre Arsène Lupin. A quelques mois près, leur rencontre sur les affiches parisiennes met en évidence la vogue de ce genre de théâtre dans les premières années du siècle.
Francis de Croisset se charge de rendre scéniques les aventures d’Arsène Lupin en collaboration avec Maurice Leblanc qui les imagina. L’été 1908, ils passent ensemble les vacances à Saint-Gervais, en compagnie de leur futur interprète, André Brulé, pour arrê­ter les détails du spectacle qui est présenté à l’Athénée, le 28 octobre suivant. La critique ne se contente pas de louer la facture de l’intrigue, le « suspense » dramatique, elle se plaît à constater que la comédie n’est pas exempte de « littérature ». Entendons par là non pas tellement une recherche dans le langage qu’une sorte d’auréole psychologique.
Désormais, Arsène Lupin va s’attacher à la personnalité d’André Brulé. La rare élé­gance du comédien ne contribue pas peu sans doute à faire de son personnage un bandit bien-aimé, symbolique d’un romantisme facile, contemporain de celui d’Edmond Rostand. « À Bruxelles, rapporte la petite histoire, les cigares sont des cigares André Brulé, lés cravates et les gants des gants et des cravates André Brulé, et les recettes de cuisine à la André Brulé… ». Car André Brulé promène Arsène Lupin par toute l’Europe jusque dans la Russie des tsars et en Amérique du Sud.

Les cambrioleurs de profession, eux-mêmes, subissent son ascendant et partagent l’en-thousiasme du grand public pour leur confrère de théâtre. Ils apprécient en experts l’art avec lequel il se joue de la police et n’hésitent pas à lui adresser par écrit leurs félicitations. Bien plus, il arrive qu’ils demandent à André Brulé quel pourcentage il réclamerait s’il acceptait de les faire profiter de ses talents dans leurs affaires !
Avec Conan Doyie et Maurice Leblanc, Gaston Leroux voit son roman Le Mystère de la chambre jaune mis en scène à l’Ambigu, le 14 février 1912. L’Ambigu, temple du mélo, a d’ailleurs souvent l’occasion d’accueillir Rouletabille, Nick Carter ou leurs émules.
Ainsi, peu à peu, tous les maîtres du romanesque policier connaissent les feux de la rampe et leurs créatures, si célèbres qu’un public ingénu croit à leur existence, se matérialisent dans la personne des plus grands comédiens de l’époque.
Au lendemain de la guerre 1914-1918, la mode de la pièce policière reprend de plus belle dans la capitale anglaise avec Edgard Wallace. Le Meurtre de Roger Acroyd, d’ Agatha Christie, considéré comme un chef-d’œuvre du genre, inspire une pièce de Jacques Deval récrite sous le titre de Signor Bracoli. Benoit-Léon Deutsch la fait jouer par Lucien Rozenberg en son théâtre des Nouveautés, le 8 septembre 1932. Jacques Deval, accommodant le sujet à sa manière, introduit un Florentin volubile, commediante…
Autre titre célèbre d’Agatha Christie, Les Dix Petits Nègres, paraissent au théâtre Antoine au printemps de 1946 dans l’adaptation de Pierre Brive et Meg Villars. Les morts mystérieuses s’y accumulent en quelques minutes, à la fin l’énigme est élucidée. Pourtant, si l’on veut bien songer que les huit cadavres sont à l’origine huit criminels impunis (et qui s’ignorent et qui se défendent du crime), mais que leur conscience, sous la menace du châtiment que leur impose un justicier étrange et invisible, se fait soudain lourde, voilà qui semble déborder le simple divertissement !
Par les soins d’ H.-C. Richard et A. Gray, Danse sans musique, de Peter Cheyney, est jouée le 19 décembre 1951 au théâtre des Noctambules.

L’Inspecteur Grey, de MM. Viterbo et Gragnon, représente un essai propre au théâtre de donner vie à une personnalité dont les aventures seraient suivies de pièce en pièce. Sous les traits de Maurice Lagrenée, l’Inspecteur Grey établit son quartier général aux Capucines où, de 1935 à 1939, ont lieu des saison policières. C’est là que fut donnée La nuit du 7, de Michel Dulud, dont le succès fut interrompu par la guerre. Il n’y avait pas alors de jour de relâche ; on jouait les samedis, dimanches et lundis en mati­née, et les spectateurs faisaient la queue comme au cinéma.

Maxime-Fabert, interprète de La nuit du 7, se souvient qu’aux « premières », la caisse n’était pas riche. Comme, l’un après l’autre, les personnages avaient à subir en scène une radioscopie, un film de cage thoracique avait été établi. Mais, fautes de ressources, ce film unique revenait pendant le défilé des acteurs : cela n’allait pas sans déterminer un effet comique. « Heureusement, conclut Maxime-Fabert, la réussite du spectacle remplit la caisse ; nous eûmes bientôt chacun notre radio ! »

Dans le même temps, de 1936 à 1938, le genre policier occupe, sur la Butte Montmartre, le théâtre des Deux-Masques. L’Étrange nuit de RocklandLe Club des gangstersLady Warner a disparu y succédèrent à Que personne ne sorte ! adapté par Marcel Dubois.

Le rideau s’ouvrait sur une quelconque intrigue de comédie, quand un coup de revolver retentissait ; l’interprète féminine s’écroulait. Émotion, stupeur, désarroi, le rideau se refermait. Murmures en coulisses, une annonce était faite au public : « Mesdames et messieurs, un crime vient d’être commis. Ne quittez pas la salle ! La poli­ce va commencer aussitôt son enquête. ». Celle-ci faisait, en effet, irruption dans la salle, interpellant les spectateurs qui devaient monter sur la scène pour répondre à l’interroga­toire. C’étaient, bien entendu, des comédiens mêlés au public. Mais l’illusion devait être complète puisqu’il arriva qu’un vrai médecin se précipitât pour apporter ses soins à la vic­time présumée. Maxime-Fabert figurait justement l’un de ces spectateurs. Il était sans maquillage et gagnait la sortie à la fin de la soirée, avec le reste du public. « Un soir, comme nous quittions la salle, raconte-t-il, un voisin m’a déclaré : « Vous, on voit bien que vous n’êtes pas un comédien, vous ne savez pas vous tenir en scène ! » C’est le plus grand compliment qu’on m’ait jamais fait. »

Au début de la saison 1937-1938, Charles de Rochefort s’installe avec Mary Grant rue du Rocher. Il inaugure sa direction avec des ouvrages policiers : Allô, Police-secours, dont il est l’auteur, Le Train fantôme Qui ? Pourquoi ? Comment ?L’Étrange croisièreLa Nuit perverse. Il a l’idée de donner à la radio la « première » d’Allo ! Police-secours ; mais il interrompt la diffusion à l’entracte. Avant de rendre l’antenne, André Alléhaut lui passe la parole, et Charles de Rochefort promet de recevoir gracieusement les auditeurs qui lui feront parvenir, les premiers, la solution de l’énigme. La représentation n’est pas terminée que deux lettres sont déjà déposées au théâtre. Le lendemain, la poste téléphone : deux sacs pleins de réponses attendent Charles de Rochefort. Pendant huit jours, il continuera d’arriver continuellement le contenu d’un sac postal. L’attention du public était attirée, et le lancement du théâtre Charles-de-Rochefort assuré.

Le tableau, dans ses grandes lignes, serait incomplet si l’on ne citait pas l’activité du Grand-Guignol, ce Mystère de la chauve-souris, par exemple, que Georges Vitaly s’est amusé à remonter.
Surtout, il convient d’accorder une place particulière à un genre importé d’Amérique : la mise en scène d’un procès criminel au cours duquel la vérité est faite.
Le Procès de Mary Dugan, de Bayard Weller, l’a illustré mondialement. Son adaptation par H. Torrès et H. de Garbuccia est présentée, pour la première fois, à Paris, au Théâtre de l’Apollo, le 15 juin 1929, avec Harry Baur, Paul Bernard et Jeanne Chevrel.
Avec La Nuit du 16 janvier, d’Ayn Rand, Pierre Flourens tente d’en ressusciter le succès en ce même Apollo, le 25 janvier 1946. Rien n’est négligé pour imposer la réalité du procès. Non seulement, comme pour Le Procès de Mary Dugan, la présence et le va-et-vient en scène de figurants pendant l’entracte, devenu suspension d’audience. Mais un journal est distribué dans la salle. Par ses gros titres, ses articles, ses reportages, ses échos, par ses photos, il commente le développement de l’affaire et en fait attendre avec plus d’impatience le dénouement. Au cours de l’audience, la projection d’un film sert de pièce à conviction.

L’utilisation du cinéma est caractéristique du souci qu’ont les auteurs de renouveler les moyens propres aux coups de théâtre. Au rebondissement final de Et la police n’en savait rien, de Jean Guitton, qu’A-M Julien créa au Théâtre Sarah-Bernhardt, le 22 janvier 1949, les aveux du coupable étaient surpris sur la bande d’enregistrement d’un magnétophone. De telles astuces relèvent du magasin des accessoires : elles amusent le bricoleur qui sommeille en chaque spectateur.

Jean Cocteau, en 1944, commentait la mise en scène d’Andromaque, par Jean Marais, en déclarant à peu près : « C’est passionnant comme une pièce policière ». À une époque où le divorce s’est établi entre l’auteur et le poète dramatique, il convenait en effet que l’écrivain allât à l’école pour étudier certaines conditions élémentaires de l’intérêt dramatique. Il entreprit de démonter et de remonter le mécanisme de l’intrigue policière.
Michel Arnaud se plaisait ainsi à accomplir un pur exercice avec D’après nature ou presque… qu’une compagnie d’art, le Rideau de Paris de Marcel Herand et Jean Marchat, créa au printemps 1942 aux Mathurins.
L’action des Compagnons de la Marjolaine, de Marcel Achard, au Théâtre Antoine, ne partait-elle pas de la découverte d’une mort suspecte ? Le gendarme Bernard Blier, qui s’obstinait avec quelque maladresse à conduire son interrogatoire, en était la victime par les révélations que sa femme était amenée à lui faire
Quantité d’ouvrages pourraient être donnés en exemple. Les Dix petits nègres d’Agatha Christie suggéraient déjà les prolongements possibles d’un simple jeu de l’esprit. Ils nous attachaient par le poids d’inconnu que chaque individu porte en lui.

Dans la préface de La Machine a écrire, crée eu Théâtre Hébertot le 29 avril 1941, Jean Cocteau notait : « Une fausse intrigue policière me permet de peindre la terrible province féodale d’avant la débâcle, province dont les vices et l’hypocrisie poussent les uns à se défendre mal, les autres (la jeunesse romanesque) à devenir mythomanes. »
De même. Virage dangereux, de l’auteur anglais J-B. Priestley, monté par Raymond Rouleau au Théâtre Pigalle, puis à l’Œuvre, dans le texte français de Michel Arnaud. Ce virage dangereux de la conversation provoque une suite de questions et de réponses. À leur terme se fait sans doute la vérité sur la mort de Donald Caplan, mais surtout s’éta­blit le bilan de misères secrètes de la petite société de ses parents et amis. La manière de Priestley est originale par l’importance qu’elle attribue à l’interprétation. Lorsque le personnage utilise en effet les formules conventionnelles du langage, il ne peut éviter de leur faire rendre un son personnel. Sa voix, son visage et ses gestes finissent par trahir ses sentiments et ses pensées intimes.
Le symbolisme d’ Un Inspecteur vous demande, la pièce de Priestley que Constant Rémy joua sous la direction de Pierre Valde au Studio des Champs-Élysées, est encore plus évident, puisque ce policier mystérieux incarne la conscience des protagonistes.
En somme, le grand ancêtre est l’auteur de la tragédie d’ Œdipe Roi, Sophocle. Œdipe, meurtrier sans le savoir, met tout en œuvre pour châtier le coupable, il procède lui-même à l’enquête, il est à la fois le policier et le criminel.
Ce jeu supérieur est celui de Pirandello dans Chacun sa vérité comme du Kafka du Procès porté à la scène par André Gide et J-L. Barrault. Le héros du Procès est obligé de se reconnaître coupable sans savoir précisément de quoi. Pirandello, contemporain d’Einstein, apporte la relativité et une nouvelle dimension à l’univers dramatique ; il fait de tout homme une perpétuelle énigme.

Paul-Louis MIGNON