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LE METTEUR EN SCÈNE AU POUVOIR
De Jacques Copeau à Ariane Mnouchkine

Paul-Louis MIGNON
Correspondant de l'Académie des Beaux-Arts

Paul-Louis Mignon
(photo DR)
http://blog.lefigaro.fr/theatre/

(Critique dramatique, historien du théâtre dont il a tété témoin, il a publié des essais, Le Théâtre contemporain, Le Théâtre au XXème siècle... et des biographies, Louis Jouvet, Jacques Copeau, Jean-Louis Barrault, Jean Mercure. Il était un grand ami de l'Association de la Régie Théâtrale dont il était membre d'honneur)

 

Académie des Beaux-Arts
Communication faîte à la séance du 9 mars 1994

«L'Académie des Beaux-Arts en accueillant hier Pierre Dux, aujourd'hui Marcel Marceau, a - doublement - fait acte de reconnaissance.

Reconnaissance pour Pierre Dux et Marcel Marceau, pour l'excel­lence de leur art, pour la haute qualité esthétique, intellectuelle, humaine, qu'ils lui ont communiquée, pour le point de perfection auquel ils l'ont porté.

Mais reconnaissance aussi, à travers eux, du théâtre, de l'art théâtral, art de la représentation, art du comédien instrument créateur, art singulier qui, comme le phénix, se forme à chaque représentation, s'épanouit et... meurt pour, le lendemain, renaître de ses cendres, le même et toujours différent, sensible aux variations de l'humeur du temps, du public et des comédiens.

Or, au début de ce siècle, alors que la peinture, la sculpture, là musique, la littérature étaient engagées dans un formidable mouvement de recherches, le théâtre, dans son commerce quotidien, n'y participait pas, il passait pour « le plus décrié des arts ». Ce que Stéphane Mallarmé traduisait par un bref dialogue: «Allez-vous au théâtre ? - Non, presque jamais - Au reste, moi non plus. »

Dans de petites salles pourtant, lors de soirées exceptionnelles, des francs-tireurs s'employaient à mener un combat d'avant-garde au nom d'une vérité toujours plus vraie, au nom de la poésie. L'un d'eux, le poète Paul Port, a pris, pour enseigne, pour appellation significative dé leur ambition, et qui connaîtra une grande fortune; Théâtre d'art. Ils voulaient rendre au théâtre sa dignité d'art.

Quelle condamnation portaient-ils ?

Un jeune écrivain, passionné de théâtre, cofondateur, avec ses amis André Gide et Jean Schiumberger, d'une revue qu'ils ont intitulée la Nouvelle Revue Française, a dressé alors le réquisitoire dans ses cri­tiques dramatiques. Il s'appelait Jacques Copeau.

D'un des auteurs les plus réputés, Henry Bataille, il dit : « De la première à la dernière réplique, il n'a eu qu'une chose en vue : l'effet... S'il sent la beauté, il abuse d'elle et la vulgarise... L'artificiel lui apparaît comme l'aboutissement nécessaire, comme l'épanouissement du vrai. » II estime Henry Bernstein, un auteur « sommaire..., rusé... » dont « on n'attend pas qu'il divertisse, mais qu'il bouscule». Quant au Style de Paul Hervieu qui passe pour le Racine du moment, il « n'est pas seulement incorrect, mais anti-humain, anti-naturel ». La critique n'est pas moins acerbe sur la nature de la représentation. Il reproche à Henry Bataille de ne négliger «aucun des moyens que lui fournit la mise en scène pour communiquer à son publie l'énervement banal du plaisir ». La Comédie-Française elle-même, malgré le talent de ses sociétaires, participe, dans son esprit, à cette confusion de l'art, entre l'ambition affichée de l'art et les faiblesses de la réalisation. À propos d'une reprise d'Amoureuse de Porto-Riche : « Rien n'est au point, la mise en scène est mauvaise. Bâclage, irrespect, fatuité. Rien ne démontre mieux la débandade qui règne dans la Maison ».

Le problème posé par les contestataires est double : il est celui en effet du fond et de la forme, il est aussi celui d'une nécessaire morale artistique, professionnelle.

Ces exigences devaient apparaître certes nouvelles, révolution­naires, incongrues, sur les scènes de l'époque où le travail d'un régisseur ne visait, en répétition, qu'à mettre en valeur les titulaires des principaux rôles. Elles appelaient une volonté unique, qui accorderait le choix des œuvres et l'esprit, la forme de leur représentation, qui coor­donnerait, qui conjuguerait l'apport de tous ceux qui y collaborent : poète, compositeur, peintre, comédiens, chanteurs, danseurs. Ce per­sonnage a eu nom : metteur en scène. Son intervention toujours plus agissante a, depuis, profondément influé sur l'évolution de l'art du théâtre.

Le premier a été un comédien amateur, André Antoine, lorsqu'il fonda, en 1887, son Théâtre libre. Installé ensuite sur la scène qui porte encore son nom, le Théâtre Antoine, puis nommé, en 1906, à la direction du Théâtre national de l'Odéon, il a donné l'exemple des plus hautes qualités professionnelles, d'un Souci de vérité dans là soumission de chaque personnalité à l'harmonie de l'ensemble. C'est ce dont lui a rendu hommage Jacques Copeau lorsque, s'arrachant, en 1913, au fau­teuil de critique, il a ouvert un théâtre qu'il a appelé Vieux-Colombier. Il l'a proclamé : il était poussé, contraint, par l'indignation que provo­quaient en lui et ses amis de la jeune N.R.F. «une industrialisation effrénée, une production de plus en plus folle et vaine—une poignée d'amuseurs à la solde de marchands éhontés... partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l'exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt, partout veulerie, désordre, indiscipline, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine de la beauté ». « Restituer la beauté au Spectacle scénîque » est le mot d'ordre.

Copeau
Jacques Copeau étudiant à la campagne une pièce avec les acteurs de sa troupe du Vieux-Colombier
à gauche assis : Charles Dullin - 2ème debout en partant de la droite : Louis Jouvet

(photo DR)
in Brochure de l'Institut - 1994

Mais dans la recherche de la beauté scénîque, Copeau se séparait avec force d'André Antoine, servant militant du naturalisme. Antoine s'est efforcé de donner le sentiment que le spectacle était la repro­duction la plus minutieuse d'une réalité quotidienne, il est allé jusqu'à utiliser de vrais morceaux de viande ou, pour l'adaptation de La Terre de Zola, à introduire des poules vivantes dans le décor de la ferme, il a imposé l'idée d'un quatrième mur de scène en faisant jouer, à l'occasion, ses comédiens de dos, comme s'ils devaient ignorer la présence du public. Pour Copeau, si l'art dramatique doit témoigner de vérité humaine, il est, par nature, conduit à le faire à travers l'ensemble des conventions qui sont le fondement même de ses structures, de son écriture, littéraire et scénique. Conventions et non artifices, conventions qui à travers la mise en œuvre du spectacle, de ses divers éléments -plastiques et jeu - doivent atteindre à la poésie. C'est sur cette exal­tation des conventions essentielles et sur le refus des faux semblants de tous ordres, du trompe l'œil décoratif comme des imageries natura­listes, que se posaient, en 1913, par le génie de Jacques Copeau, les grands principes qui, pour l'essentiel, ont commandé depuis l'art de la mise en scène en ce siècle.

« Condamnation, affirmait Copeau, du décor réaliste qui tend à donner l'illusion des choses mêmes, exaltation d'un décor schématique ou synthétique qui vise à suggérer.» Déjà, Lugné-Poe, un des francs-tireurs, sorti du Théâtre d'art, animateur du Théâtre de l'Œuvre alors itinérant, a fait appel à des peintres, à Bonnard, à Toulouse-Lautrec, à Vuillard ou Maurice Denis, pour « suggérer » en effet l'espace visuel des univers dramatiques. Mais, aux yeux de Copeau, les spectacles de Lugné-Poe, montés pour deux seules représentations, manquaient de la rigueur que l'art exige.

Copeau Molière
Jacques Copeau dans Les Fourberies de Scapin de Molière
(photo DR)
in Brochure de l'Institut - 1994

La rigueur portait sur toutes les composantes de la représentation. Dans le dépouillement de la scène - « Qu'on nous laisse un tréteau nu », clamait Copeau - le jeu de l'acteur était son souci majeur. L'objectif rédresser une Comédie-Française défaillante, incapable de remplir sa mission séculaire qui est d'accorder l'entretien du répertoire et l'évo­lution des arts et de la sensibilité contemporaine, c'est à Copeau, à Dullin, à Jouvet et à Baty que le nouvel administrateur, l'auteur dramatique Edouard Bourdet, a fait appel. Mesure révolutionnaire puisque, jusque-là, les mises en scène étaient assurées par l'administrateur ou les sociétaires. Mesure qui consacrait le rôle désormais déterminant du metteur en scène dans la création théâtrale. Edouard Bourdet trouva d'ailleurs, parmi les sociétaires, un comédien qui a su participer excellemment, comme metteur en scène, au travail de restauration de la maison de Molière; il s'appelait ... Pierre Dux.

Mais ces metteurs en scène ne s'emparaient pas de l'oeuvre clas­sique pour la plier à la fantaisie de leurs idées. C'est d'une longue fré­quentation des textes qu'ils dégageaient peu à peu le caractère qu'ils s'autorisaient à donner à l'interprétation. En cette année 1936, avant même la réforme de la Comédie-Française, Louis Jouvet a créé l'évé­nement en montant l'École des femmes, dans son théâtre, l'Athénée. Or, voilà vingt-cinq ans qu'il revenait régulièrement à la comédie de Molière pour en surprendre les secrets. Il n'imposait pas une idée préétablie en répétition, il faisait reprendre inlassablement les scènes pour saisir au plus juste dans le jeu des situations et des mots, dans la sonorité des répliques, la vérité dramatique, comme un très long accouchement. Copeau, dans ses années du Vieux-Colombier, ne n'était jamais aventuré encore à mettre en scène une tragédie, et il l'a fait seulement à la Comédie-Française avec Bajazet ; et Dullin attendra 1947 - il aura alors soixante-deux ans - pour monter sa première tragédie, Cinna, et réaliser une de ses plus belles mises en scène.

Copeau estimait que le metteur en scène avait à remettre le spec­tateur de son temps - je le cite - : « en état de sensibilité » à l'égard des textes classiques. Évoquant Molière, il a précisé : « Si j'ai réussi à entrer dans l'esprit de mon maître c'est avec plus de ferveur que de méthode, et moins par des moyens critiques que par ceux de l'acteur, par une espèce d'intuition et d'enthousiasme où se glissent des affirmations qu'un peu plus de savoir ferait peut-être hésiter. » II lançait encore cette pointe : « Ce serait un plaisant divertissement, en vérité, que d'aller rajeunir par le dehors ce qui est éternel en son fond, et que d'aller assaisonner d'un peu de vraisemblance à la moderne ce qui déborde de vérité.» Le premier enfin, après avoir dénoncé le cabotinage de l'acteur, Copeau s'inquiétait de celui, possible, du metteur en scène.
Il n'était pas vain sans doute d'en appeler à l'esprit de finesse, à la sensibilité, à la nuance alors que la prise de pouvoir toujours plus assurée du metteur en scène, menaçait de dérives dommageables en sacrifiant le sens véritable d'une pièce à des trouvailles scéniques extérieures.

Cette prise de pouvoir a été favorisée par une défaillance des auteurs. Le progressif dessèchement de la création dramatique dans la sclérose des ficelles du métier, au début du siècle, a amené les hommes de théâtre soucieux du langage, de style, de poésie, à se tourner vers des écrivains, comme Charles Dullin l'a souligné, « plus littérateurs qu'auteurs». D'où la nécessité de suppléer dans la réalisation du spectacle aux faiblesses, aux manques, dans leurs ouvrages. Et c'est le metteur en scène qui intervient, qui tend à se faire auteur en second avant, un jour, de l'être, d'une certaine manière, en premier. L'exemple du réalisateur de cinéma, maître absolu de son ouvrage, auteur du film, ne pouvait que
l'incîter à devenir l'auteur du spectacle. Parallèlement, dans les années 20, le choc provoqué par les hor-reurs et misères de la première guerre mondiale, par les révolutions
dadaïstes, surréalistes aussi, mettait en question la littérature tradition­nelle. Armand Salacrou, un des plus inventifs, a eu cette formule: « Nous avons à inventer une dramaturgie nouvelle avec chaque pièce. »

Ce qui signifie que le maître d'œuvre du spectacle - le metteur en scène aura lui aussi, à inventer pour traduire justement la novation de l'auteur. Cela a été le mérite des hommes du Cartel d'accorder à la sensibilité de leur public, les dramaturgies si différentes de Jules Romains, Jean Giraudoux, Salacrou, Jean Cocteau ou Jean Anouilh... et ces
auteurs se comptaient par dizaines. Car créer les pièces des auteurs du temps, en susciter, a été le souci premier et la volonté de ces animateurs. Si des classiques ont pris place dans leur répertoire, c'est qu'ils étaient, selon Copeau, «l'antidote du faux goût... la leçon rigoureuse », mais Louis Jouvet n'a présenté l'École des femmes qu'après treize années entièrement consacrées à la création d'œuvres nouvelles,

Dès 1935, la relève du Cartel s'annonçait, à l'Atelier de Charles Dullin, avec - le premier - Jean-Louis Barault, puis André Barsacq qui, en 1940, succédera à son maître à la direction du théâtre où il servira Jean Anouilh, Georges Neveux, Félicien Marceau, René de Obaldia..., enfin Jean Vilar.

Dans les années 30, dans l'atmosphère troublée de l'Europe menacée par l'impérialisme des fascismes, le tout jeune Jean-Louis Barrault, pour son premier spectacle inspiré par un roman de Faulkner, Tandis que j'agonise et intitulé Autour d'une mère, a surpris par la vio­lence physique d'un jeu théâtral fait de paroles, de cris, de musique, de mouvements, de rythmes et, surtout, de mimes qui apportaient à l'expression dramatique une dimension corporelle d'une saisissante originalité. Il a eu un spectateur fasciné et enthousiaste en la personne d'Antonîn Artaud, prophète exalté d'un théâtre de la cruauté, tendant à renouer avec les rituels sauvages initiatiques, le déchaînement des céré-monies primitives. L'influence de la pensée d'Artaud dans le monde, au cours du dernier demi-siècle, a été considérable. Jean-Louis Barrault, sans appliquer les rêveries et théories d'Artaud à la lettre, poursuivit sa recherche d'un art du théâtre total, engageant le comédien, la totalité de son être, dans l'approche du personnage et de l'univers dramatique. Curieusement, un déjà vieux et grand poète dramatique, Paul Claudel, longtemps éloigné de la scène par les caprices de son caractère, ou parce que sa dramaturgie était en avance sur son temps, reconnut soudain dans l'art du jeune metteur en scène ce qui lui semblait pleinement s'ac­corder avec sa conception du théâtre. De cette entente, est née et s'est développée une collaboration qui a révélé en vérité la poésie théâtrale de Claudel, sa nature profonde. Et ce furent les superbes réalisations du Soulier de satin, d'abord à la Comédie-Française dont Barrault était devenu le sociétaire, puis de Partage de Midi, Le Livre de Christophe Colomb et Tête d'or.

Oui, en 1940, Jean-Louis Barrault avait été engagé a la Comédie-Française par Jacques Copeau, alors administrateur provisoire de la Maison de Molière. Jean-Louis Barrault, à l'occasion d'un tournage de cinéma, avait déjà rencontré une brillante sociétaire du Théâtre Français, Madeleine Renaud ; ils étaient unis, d'une union que leur très longue vie commune - près de soixante ans - devait rendre légendaire. Jean-Louis Barrault n'allait rester que cinq ans à la Comédie-Française, mais ce passage, le fait d'être amené à perfectionner sa technique de comédien et, d'autre part, d'infuser à ses partenaires la nouveauté qu'il portait en lui, par ses mises en scène - Phèdre de Racine, Le Soulier de satin et Antoine et Cléopâtre de Shakespeare (pour quoi il s'assura le concours exceptionnel du mime Étîenne Decroux), voilà qui allait l'en­richir, provoquer en lui une sorte de fusion propre à favoriser l'épa­nouissement de sa personnalité et permettre ensuite l'aventure unique de la Compagnie Renaud-Barrault devenue, par ses tournées dans le monde, par l'ampleur de son répertoire moderne et le style des représen­tations, la première ambassadrice de la France.

Cette notoriété, ce rayonnement n'ont jamais assagi Jean-Louis Barrault, toujours poussé à découvrir des horizons nouveaux, à assumer toujours des risques inhérents à la recherche artistique, surmontant les turbulences de la tempête de 1968, investissant avec Rabelais une salle de catch, édifiant, à 60 ans, dans la gare d'Orsay désaffectée, le théâtre de ses rêves.

C'est une des grandes vertus - au sens « courage » du terme - des plus importants animateurs de théâtre contemporains comme lui, Jean Vilar, André Barsacq, Roger Blin ou Jean-Marie Serreau jusqu'à Ariane Mnouchkine, d'avoir su préserver leur liberté de créateur et la rigueur de leur ambition en dépit des plus rudes difficultés.

Lorsque Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud fondèrent leur Compagnie en 1946, un jeune théâtre, bientôt appelé « nouveau théâtre », commençait à s'affirmer. Il traduisait des inquiétudes et présentait des formes nouvelles en effet. La victoire des Alliés n'empêchait pas que les plaies ouvertes par le conflit mondial, suscitassent des interrogations sur la condition humaine, sa destinée et les pouvoirs. La part la plus neuve avait nom Eugène Ionesco, Arthur Adamov, Samuel Beckett. À travers l'étrangeté de fables, de métaphores dramatiques, ces auteurs nous rendaient directement, physiquement sensible le tragique de notre condition soumise à un pouvoir mystérieux, mutilant, à une organisation qui nous dépasse, sur laquelle nous n'avons pas de prise. Les clochards d'En attendant Godot de Beckett pouvaient être consi­dérés, dans l'espace désertique où leur existence se poursuivait misérablement, avec pour nourriture des morceaux de carottes, les survivants de quelque camp de concentration ou d'un monde détruit par la bombe atomique. Quant à Ionesco, ses personnages subissaient l'oppression d'un univers onirique et de ses monstres, figures des fascismes. Ionesco et Beckett étaient joués dans de petites salles laboratoires, et les met­teurs en scène qui les servaient, étaient les représentants de la nouvelle génération, mais continuateurs, à leur manière, de l'esprit de recherche de leurs aînés du Cartel: Nicolas Bataille, Marcel Cuvelier, Jacques Mauclair, Jean-Marie Serreau ou Roger Blin.

L'apport novateur de Jean Vilar dans l'ordre de la représentation, est lié au sentiment que le théâtre, confiné, reclus à Paris pendant l'Occupation, avait besoin de prendre l'air, de connaître une respiration nouvelle. D'où ce théâtre sous les étoiles qu'il inventa entre les hauts murs de la Cour du Palais des papes, à Avignon, en 1947. Il avait, d'autre part, la conviction qu'il convenait, de libérer la scène des sur­charges décoratives qui, régulièrement, tendent à substituer leurs images à celles de la poésie dramatique des textes. Régulièrement en effet, par un phénomène cyclique, la scène voit se développer jusqu'à l'excès la part du décor, fixant, sinon figeant, la vision que le spectateur peut avoir de l'espace où se déroule l'action. En 1913, Copeau réclamait « le tréteau nu », et l'on s'amuse à rappeler le mot de Louis Jouvet, alors régisseur de Copeau. Comme celui-ci lui demandait de mettre en place un fauteuil, Jouvet ironisa: «Alors, patron, c'est le Châtelet ? » Dans l'entre-deux guerres, Georges Pitoëff fut sans doute contraint par des nécessités économiques, mais il était plus sûrement conduit par l'art de suggérer l'univers dramatique à l'aide de quelques morceaux de bois, de quelques mètres de toile, et même de sièges empruntés à son domicile, et il réalisait des merveilles pour l'esprit. Jean Anouilh, dont Pitoëff avait créé Le Voyageur sans bagages, lui en rendait hommage lorsque, quelques années plus tard, avec Pierre Fresnay, il remontait sa comédie - Pitoëff était mort. Dans le programme il s'adressait à lui: « Cher Pitoëff, pardon si les décors sont trop beaux, pardon si le luxueux salon n'est pas meublé de chaises de cuisine, si nous n'avons rien gardé de votre adorable misère. Nous avons eu peur de ne pas en avoir les moyens. »

En 1947, à son tour, Vilar éprouvait le besoin de désencombrer la scène, de revenir au tréteau, mais non par goût d'une revêche austérité. Il entendait conjuguer le pouvoir imaginatif des textes, la création plas­tique, pour les costumes et les. éléments décoratifs indispensables, de peintres tels que Léon Gischia, Mario Prassinos, Edouard Pignon, de sculpteurs comme Alexandre Calder ou Gustave Singier, et la création musicale de décors sonores de Georges Delerue, Maurice Jarre ou André Jollivet. Dans leur équilibre et leur harmonie, le théâtre acquiert sa dignité d'art à l'égal des autres arts, comme le voulait Copeau.

Est-ce à dire que le rôle du metteur en scène est créateur ? D'une certaine manière sans doute ! L'importance typographique que celui-ci s'accorde aujourd'hui sur les affiches au même titre que l'auteur du texte, peut donner à penser qu'il se reconnaît une prérogative d'auteur...

Dans les années 60 - avant même les événements de 1968 - et depuis, cette tendance n'a cessé de s'accentuer avec la nouvelle génération de metteurs en scène. Une rupture s'est produite dans le cours de notre théâtre. Jusque-là d'Antoine à Copeau, des hommes du Cartel à Jean-Louis Barrault et à Jean Vilar, la filiation était évidente. En dépit des différences de pensée et d'esthétique, de ce qu'il y a de contestation des pères par les fils, la continuité était assurée. La contestation est devenue d'une autre nature, elle est devenue celle d'une société et de ce qui la représentait, elle exprimait la volonté de soumettre désormais les œuvres à une approche critique tenant compte de toutes les données, d'ordre historique, politique, sociologique, économique, contemporaines à ces œuvres. Est apparu ce qu'on a appelé, selon une pratique alle-mande, le dramaturge - non plus l'auteur, mais le responsable de l'étude des textes ainsi déterminée. Pour les classiques, on est loin de « la mise en état de sensibilité » préconisée par Copeau. Les commentaires dramaturgiques qui accompagnent maintenant la présentation des nouveaux spectacles sont révélateurs de la préoccupation et de la démarche du metteur en scène de cette fin de siècle. Ils découvrent des aperçus qui n'apparaissent pas toujours malheureusement à la représentation, tant il est difficile sans doute de charger les mots de si complexes significa-tions. La glose universitaire, aussi intéressante soit-elle, ne sert à rien sans le talent dramatique authentique. En dernier ressort, c'est le don poétique du metteur en scène et le style qu'il impose a l'ensemble des composantes du spectacle, qui communiquent son sens a ce que le spectateur reçoit et perçoit. Nous en avons eu au cours des dernières décennies, de magnifiques exemples avec le Théâtre du Soleil et Ariane Mnouchkine, avec Patrice Chéreau.

Mnouchkine
La Nuit des Rois de Shakespeare
Mise en scène d'Ariane Mnouchkine - Décors de Guy-Claude Fançois

(photo DR)
in Brochure de l'Institut - 1994

La conquête d'un pouvoir absolu pour les metteurs en scène, le fait que nombreux parmi eux accèdent à la responsabilité d'institutions sub­ventionnées, ont une double conséquence : sur le choix des pièces et sur le caractère de la représentation.

Le répertoire ? Sauf exception - Patrice Chéreau, par exemple, révélant les pièces de Bernard-Marie Koltès, ou Claude Yersin, à Angers, celles de Daniel Besnehard, Ariane Mnouchkine développant avec Hélène Cixous la création d'une dramaturgie historique contemporaine ou le travail de Jean-Pierre Miquel avec Jean-Claude Brisville, comme, auparavant, celui de Marcel Maréchal avec Jean Vauthier et de Jacques Lassalle avec Michel Vivaver -, les animateurs ne paraissent plus en quête, comme leurs aînés Dullin ou Jouvet, de personnalités d'auteurs, d'ouvrages nouveaux, dont ils s'efforceraient de mettre en valeur les qualités, de favoriser, par la pratique régulière de la scène, l'épanouis­sement. Ou, s'ils le font, ce n'est qu'exceptionnellement, ils ne per­mettent pas vraiment à l'auteur de vivre la vie du théâtre. Quelle aurait été la destinée d'auteur dramatique de Jean Giraudoux sans « l'attelage » formé avec Jouvet ? Giraudoux n'a-t-il pas confié à Jouvet : « Si vous ne m'aviez pas pris ma première pièce, je l'aurais fait jouer ail­leurs, et puis je n'aurais plus fait de théâtre.

François Billetdoux
Comment va le monde Môssieur ? Il tourne Môssieur de François Billetdoux
Création du CADO d'Orléans
Mise en scène : Jean-Pierre Miquel - Décor : André Acquart

(photo DR)
in Brochure de l'Institut - 1994

Des auteurs vivants, nous en avons sans doute, et « Théâtre ouvert », que Lucien et Micheline Attoun consacrent à des pièces inédites, a été promu Centre dramatique national de création pour remédier à une situation dommageable. De Jean-Claude Grumberg et Victor Haïm aux plus jeunes, Jean-Marie Besset et Éric-Emmanuel Schmitt, la liste est longue. Mais leur présence apparaît marginale, elle ne paraît pas intégrée à l'activité théâtrale dans ce qu'elle a de plus important. Je veux ici évoquer l'étrange réponse faite récemment à l'un de nos auteurs, Victor Haïm, par des responsables d'un Théâtre national, celui de Lille. Elle émane du Comité de lecture et du conseiller littéraire - double signature ! Victor Haïm avait adressé un manuscrit. Ses correspondants commencent par commenter en termes élogieux la pièce, et enchaînent - je cite : « Néanmoins, selon la formule consacrée « Nous regrettons de ne pouvoir retenir votre texte ». D'ailleurs, pour qui au juste le retiendrions-nous ? Vous connaissez la situation d'une scène comme la nôtre : nous invitons des metteurs en scène, pas des auteurs. Or, les metteurs en scène défendent un répertoire qui leur est propre - alors que faire des auteurs? ... On ne peut que conseiller à l'auteur de trouver lui-même le metteur en scène. » Les épistoliers du Théâtre de Lille se livrent enfin à un exercice d'autoflagellation ; « Quant au Comité de lecture, concluent-ils, nous le reconnaissons volontiers, il y perd sa raison d'être. »

Alors ? Provocation ?

À ce compte en tout cas, la santé profonde de l'art dramatique est affectée par l'insuffisance de la circulation sanguine que représente toute création - qu'elle connaisse le succès ou l'échec. A terme, c'est notre patri­moine, demain, qui risque d'en être appauvri, et la chaîne de notre dramaturgie, à travers les générations et leurs oppositions même, menacée.

À la remarque qui pourrait leur être faite, d'autres metteurs en scène moins exhibitionnistes répondraient qu'ils lisent beaucoup de manuscrits, qu'il n'y en a guère, sinon pas du tout, qui satisfassent à leur ambition d'un grand théâtre de ce temps, ou pour lesquels Us puissent courir le risque d'un échec, que leur responsabilité à l'égard des pouvoirs subventionnant et de leur public, leur conseille la prudence. Ils rappelleraient que Vilar, pour créer Armand Gatti, Obaldia, Vian et Pinget, dut louer une seconde salle sans être bien suivi par ses abonnés de Chaillot. Si l'on veut bien écouter une part de leurs arguments, il n'en reste pas moins qu'ils subissent et contribuent en même temps à accentuer une évolution qui privilégie toujours davantage les recours aux classiques et œuvres mar­quantes du passé. Curieusement, cette situation est légitimée par ce dont on ne peut, dans le principe, que se réjouir : l'affirmation d'une politique culturelle donnant accès, pour le plus grand nombre, aux chefs-d'œuvre du patrimoine artistique de l'humanité, comme le souhaitait André Malraux en lançant les maisons de la Culture. Cette politique, si souhaitable en effet, aurait-elle pour surprenante conséquence de limiter gravement le risque inhérent à la création artistique ?

II est vrai aussi que, pour celui qui n'est pas porté naturellement à se vouer à la découverte d'une dramaturgie moderne avec le plaisir de l'aven­turier dont témoignait Jean-Louis Barrault, pour celui-là donc, le choix d'un classique est tentant, soit qu'il pense lui faire dire ce que d'autres n'ont pas su encore lui faire dire, se livrant à une singulière chirurgie sur le corps, par exemple, de L'Avare, commençant par le milieu, enchaînant par le début, l'abandonnant, y revenant, restructurant la pièce par volonté démonstrative, soit que le classique réponde à des préoccupations du moment, qu'il lui offre l'occasion d'exprimer ses propres idées, de donner corps à des fantasmes personnels... Enfin, il est sûr de disposer d'un matériau solide, d'une valeur sûre à partir duquel et non avec lequel il édifie le spectacle. Pour reprendre une formule du théâtrologue Bernard Dort, la représentation s'émancipe de l'œuvre.

Ainsi, assuré de ne pas voir sa conception, ses inventions, mises en question par un auteur qui n'est plus de ce monde, disposant des pleins pouvoirs, il met tout son talent a offrir la traduction seénique la plus originale, là plus ample, la plus fouillée, à construire un spectacle où les moyens les plus divers sont utilisés : musique, architecture décorative en dur, souvent massive, déploiement éventuellement de machineries et d'effets techniques insolites. C'est là la seconde conséquence annoncée du règne du metteur en scène : des réalisations impressionnantes, superbes/parfois amphigouriques, qui supposent des budgets considé-rables, à l'occasion exorbitants. Certes, l'objet théâtral ainsi édifié a valeur d'art, car souvent des artistes éminents y ont participé.

Mais, au-delà des fastes de la mise en scène, ne sera-t-il pas temps que viennent un nouveau Copeau, un nouveau Vilar ? Vilar avait estimé, en 1946, un an avant de fonder le Festival d'Avignon : « Ce qu'il faudrait de nos jours? Voir disparaître au plus tôt cet «art de la mise en scène» considéré comme une fin. Réduire le spectacle à sa plus simple et difficile expression, qui est le jeu scénique ou, plus exactement, le jeu de l'acteur ». Entendons bien Vilar. Vilar ne récusait pas l'art de la mise en scène, mais «la mise en scène considérée comme une fin ». Ce qu'il faudrait, c'est que face au déferlement d'images technologiques, les hommes de théâtre cherchent à opposer la vertu singulière de leur art : un lieu, « lieu de rencontre entre deux volontés dramatiques », a dit Copeau, « celle de l'acteur animée par un poète, celle de la collectivité «avide d'une parole poétique»... «Auberge de l'amitié », selon les paroles de Jouvet.

Qu'au siècle, désormais, de la télévision, du satellite, de jeunes hommes et de jeunes femmes, de plus en plus, se tournent vers le théâtre, se réunissent, qu'ils forment des compagnies et que celles-ci se multiplient sur le territoire national, dans des petites comme dans de grandes villes, qu'ils n'hésitent pas à courir de grands risques, qu'un public autour d'eux Se groupe, est révélateur d'un besoin. Le besoin d'échapper à l'isolement de l'individu devant son récepteur de télévision, le besoin d'un contact avec d'autres, de communiquer avec eux et de trouver, dans le présent du théâtre, de la « parole poétique », une forme de communion-ce qu'exprimait encore Louis Jouvet à qui je laisserai le mot de la fin : «Une belle pièce, c'est aussi une grande réconciliation entre les spectateurs, entre les hommes. »

Paul-Louis Mignon
avec l'aimable autorisation de ses ayant-droits

Avant de clore la séance, M. Jean-Marie Granier dit en conclusion :
«Voici des applaudissements qui au théâtre auraient amené bien des rappels.
Aux gens de ma génération qui avons tant aimé le théâtre pour les grands textes bien servis, vous venez de provoquer la résurgence de bien des souvenirs (Anouilh, Claudel, Audiberti, Adamov, Ionesco, Beckett, et bien d'autres). Je ne sais comment vous dire comme nous vous en sommes reconnaissants.
Cette fin d'après-midi - pour nous - est à marquer d'une pierre blanche.»

Jean-Marie Granier
Président de l'Académie des Beaux-Arts

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