(Michela Niccolai, musicologue, Docteur de recherche en Musicologie (Saint-Étienne/Pavie) est
actuellement chargée du travail de catalogage et identification du Fonds Bornemann au Palazzetto Bru-Zane. Elle a terminé un contrat
post-doctoral à l’Université de Montréal (OICRM, 2010-2012) avec un projet autour des écrits musicaux et sociaux de Gustave
Charpentier (en préparation chez Vrin). Elle a consacré une monographie à ce compositeur, La Dramaturgie de Gustave Charpentier
(Brepols, 2011), issue de sa thèse doctorale. Pour le même éditeur, elle a publié la première édition critique de mise en scène
lyrique : Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris (2012 ; 1er prix ‘Gouden Label’ Award 2014,
Klassiek Centraal, Belgique), suivie par l'édition critique de la mise en scène de la création de Pelléas et Mélisande de
Debussy (Brepols, sous presse, printemps 2017). Elle a également été chef de projet à la Bibliothèque historique de la Ville de
Paris (Paris) pour la réalisation du nouveau catalogue des mises en scène lyriques du fonds de l’Association de la Régie théâtrale.
Auteur de plusieurs ouvrages collectifs et de nombreux articles sur l’opéra en France et en Italie
à la fin du XIXe siècle, elle s’occupe aussi des formes de spectacle du théâtre musical léger (opérette, music-hall, café-concert,
chanson...) entre XIXe et XXe siècles.
Publications citées dans la bio :
Niccolai Michela, Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris, Turnhout, Brepols, 2012 (Mise en scène,
i), 334 p. 1er prix 'Gouden Label' Award 2014, Klassiek Centraal.
Ead., La Dramaturgie de Gustave Charpentier, Turnhout, Brepols, 2011 (Speculum Musicae, xvii), 540 p.
Ead., Debussy’s « Pelléas et Mélisande ». The Staging of Albert Carré, Turnhout, Brepols, 2017, 252 p.
Articles publiés sur le site de l’ART :
- La Jacquerie de Lalo et Coquard sur scène (Lyon, Grand Théâtre, 1895, et Paris, Opéra Comique, 1895)
- Louise de Gustave Charpentier sur la scène de l’Opéra-Comique (2 février 1900)
- Les deux Manon de Jules Massenet (Paris, Opéra-Comique 1884 et 1898)
- Une Traviata Second Empire signée par Albert Carré (Paris, Opéra-Comique,1903)
Après avoir rencontré les directeurs de l’Opéra, Paul Bertrand et Pedro
Gailhard, et de l’Opéra-Comique, Léon Carvalho, Gustave Charpentier n’avait pas encore trouvé un théâtre pour Louise. La
mort de ce dernier au mois de décembre 1897 devait ouvrir une nouvelle époque pour la direction de la deuxième scène lyrique
nationale. Le successeur désigné est Albert Carré (1852-1938), déjà directeur du Gymnase et du Vaudeville. C’est grâce à la
collaboration de ces deux artistes hors du commun que Louise vit le jour dans sa plus grande splendeur. La musique de
Charpentier avait trouvé dans la mise en scène de Carré un complément indispensable à la réalisation de son « roman musical ».
Le metteur en scène s’engage à faire de Louise un « événement de portée mondiale » , séduit par le « livret en prose courante » et par le fait que « l’action se passait de nos jours et dans un milieu d’ouvriers. On n’avait encore
jamais vu ça ! » .
Entre musique et scène
Gustave Charpentier définit ainsi son « roman musical », dont nous le rappelons, il était
l’auteur tant du livret que de la musique :
Louise, c’est le petit monde des humbles, des souffrants, des laborieux, vus en passant, le regard d’envie des miséreux
attentifs au bruit de la Ville en joie… Louise, c’est le cœur des enfants oublieux, pour l’inconnu qui passe, de toute l’affection
des parents… C’est aussi le chœur des pères qui ne peuvent pas se résoudre à voir dans leur fille une femme, un être qui n’est pas
leur propriété, à qui ils ne suffisent plus, et qui réclame de choisir librement sa part de soleil, sa part d’amour… Louise,
c’est encore, c’est surtout la vie étincelante, magique, la grande ville qui fascine Louise et Julien avec toutes ses promesses de
bonheur inconnu, la Ville destructrice du foyer, qui par les trois voix symboliques de la rue célèbre tour à tour les espoirs, la
détresse, le triomphe de l’amour, crée l’atmosphère de la pièce, intervient directement dans l’action, hallucine Louise, vainc la
famille…
Charpentier dans Louise joue constamment avec le public, lui fournissant tout un ensemble de rappels musicaux et visuels du
Paris de 1900. De cette façon le public, en proie à un « effet de distanciation » ,
voit sa réalité réfléchie sur scène, comme dans un miroir. Toutefois, la reproduction de la réalité présentée sur scène n’est rien
d’autre qu’une transfiguration du réel. Le compositeur montre aux spectateurs un portrait de la Ville telle une vision mythologique
collective, qui coïncide avec les images que s’en fait la bourgeoisie moyenne. Le processus de mimésis permet donc, d’un côté, de
satisfaire les attentes du public, et de l’autre, de plonger dans un milieu social – plus particulièrement ouvrier – avec toutes les
problématiques qui y sont liées.
Cet aspect ne passa pas inaperçu aux yeux des contemporains du compositeur. Dans son essai sur Louise,
André Himonet affirme :
[…] elle [Louise] porte en soi de vigoureux germes de vie ; c’est aussi qu’indépendamment de sa valeur intrinsèque, elle est comme
un miroir où se réfléchissent avec éclat les sentiments primordiaux du spectateur .
D’après Carl Dahlhaus , l’indication de « roman
musical » ne fait pas seulement allusion au milieu social dans lequel se déroule l’intrigue, mais aussi à la structure dramatique de
l’opéra. Notamment l’articulation en tableaux, plus encore qu’en actes, est une prise de position significative du compositeur : on
passe d’une forme organisée au sens chronologique, à une forme « ouverte » par tableaux juxtaposés, concept sur lequel nous
reviendrons sous peu.
La forme scénique du « roman » de Charpentier est libérée de l’enchaînement obligé des événements
tragiques, et trouve son expression dans l’alternance des différents tableaux. Dans cette perspective, le décor n’a plus
seulement la fonction de toile de fond, mais il devient acteur au centre du drame, et les personnages, qui sont organisés en
ensemble, sont presque réduits à des figurants. Le milieu de la métropole, loin d’apparaître comme un simple décor,
participe des événements et la scène n’est pas construite en fonction des personnages, mais exactement à l’inverse. Le tableau,
symbole de cette forme nouvelle, fournit une description du milieu social et culturel dans lequel se déroule l’histoire, tout en
permettant une articulation plus élastique de la scène, tandis que l’acte, comme confrontation des personnages, est en
soi-même renfermé.

Ill. 1. Lucien Jusseaume, acte I, Opéra-Comique, 2 février 1900
Le drame et la musique
L’intrigue de l’opéra suit de près les critères aristotéliciens dans le sens plus large :
unité de lieu : le lieu choisi est Montmartre dans toutes ses spécificités (l’intérieur d’un logement, un carrefour facilement
reconnaissable et un jardin perché sur Paris).
- unité de temps : l’intrigue commence à « six heures du soir, en avril », pour continuer à
« cinq heures du matin » et s’achever, dans le quatrième acte, à « neuf heures du soir, en été ». Cette dernière indication, si
elle marque un décalage de quelques mois avec les quatre premiers tableaux, peut toutefois être considérée comme l’achèvement du
drame qui, en revanche, est concentré presque dans l’espace d’une journée.
unité d’action : la scène – et la musique – sont dominées par Paris, dont les effets tangibles se manifestent à travers l’histoire
d’amour paradigmatique de Louise et Julien.
La narration de Charpentier est ponctuée par les préludes qui, introduisant chaque acte, donnent
la dimension chronologique de l’action. Le seul interlude est confié en effet au deuxième tableau du second acte,
qui, loin de nous plonger in medias res comme il advient pour les autres, se fonde sur le principe de la description
sonore : l’atelier des couturières est en effet présenté à travers le bruit constant de la « machine à coudre », indication
également présente dans la partition d’orchestre .
L’unité du drame est soulignée bien évidemment par la musique. Charpentier utilise la technique du
leitmotiv empruntée à Wagner et articule sa
narration à travers l’enchaînement des différents thèmes musicaux qui, plutôt que d’évoluer avec la psychologie des personnages,
nous plongent dans différentes atmosphères et concourent à une immédiate compréhension de la narration.
Le décor
Le « roman musical » de Charpentier est articulé en 4 actes et cinq tableaux :
Actes
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Tableaux
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Décor
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Acte I
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I
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« Une chambre mansardée
dans un logement d’ouvrier »
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Acte II
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II
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« Un carrefour au bas de
la Butte Montmartre »
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III
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« Un atelier de couture »
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Acte III
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IV
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« Un jardinet au faîte de
la Butte Montmartre »
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Acte IV
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V
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« Même décor qu’au premier
acte »
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Tableau 1 : Décors des cinq tableaux de Louise (partition Louise, Paris, Heugel, 1927).
L’alternance intérieur / extérieur qui se poursuit tout au long de l’opéra, pour se terminer… au point de départ, même si avec
quelques changements, est manifeste. Les décors suivent le parcours de Louise, qui, de plus en plus étouffée par ses parents, au
point d’être escortée à l’atelier de couture par sa mère, trouve sa liberté en s’échappant de l’univers familial pour rejoindre
Julien.
Pour réaliser les décors les plus fidèles possible aux différents coins de la Butte Montmartre qui
avaient inspiré la musique de Charpentier, Carré suit son parcours habituel. Il se rend sur place avec son équipe :
« Par tous et par toutes, la pièce fut préparée « amoureusement », en dépit de quelques pessimistes qui prétendaient qu’elle « ne
finirait pas ». Les escaliers de Montmartre n’eurent plus de secrets pour Jusseaume et je me levais à 4 heures du matin pour m’en
aller, avec Bianchini, surprendre au travail les chiffonniers de la Butte, auxquels nous achetions hottes et lanternes ».
Peintre voué à l’école réaliste, hostile à chaque mouvement d’avant-garde, Lucien Jusseaume (1851-1938) était le décorateur le plus
accrédité dans le domaine des scènes d’opéra et du théâtre de prose. Ses scènes sont marquées par le goût du détail et par la
précision du trait que l’on remarque en observant les décors de Louise. Jusseaume, pour les scènes d’extérieurs, s’inspire
d’abord du carrefour de la rue du Mont-Cenis, dont il est difficile ne pas reconnaître l’escalier qui monte vers la rue Cortot en
laissant entrevoir sur sa gauche les échafaudages du Sacré-Cœur en construction.

Ill. 2. Lucien Jusseaume, décor acte II, tableau 1, Paris, Opéra-Comique, 2 février 1900

Ill. 3. Lucien Jusseaume décor acte II, tableau 1 (avec l'échafaudage du Sacré-Cœur)
Toutefois ce dernier détail, présent dans les esquisses des décors conservés dans les Archives
Heugel, ne sera pas utilisé dans le décor définitif, comme en témoignent les photos de scène pour la création de l’opéra. La
décision de supprimer le Sacré-Cœur est probablement due à la polémique encore ouverte en 1900 entre Paris et Montmartre. Le
deuxième hommage du peintre est la vue de Paris illuminé, au troisième acte. La Ville lumière s’étale aux pieds de
Montmartre dans l’un des décors les plus célèbres de l’histoire de l’opéra.
En revanche, une remarque s’impose entre le décor du premier et celui du quatrième acte qui, si
substantiellement est le même – la pièce principale du logement des parents de Louise –, diffère par un élément : le balcon
de Julien. Si dans le premier acte, à travers la fenêtre de la salle à manger, on voit le balcon de Julien sur la gauche, dans le
quatrième acte, celui-ci est remplacé par une vue lointaine de Paris à travers les toits . Cette idée, qui permet de mieux comprendre le sens de l’opéra – Louise n’abandonne pas ses
parents pour partir avec Julien, mais elle s’enfuit vers Paris, dont les voix la rejoignent pour la séduire encore une fois et pour
toujours – a été probablement conçue au cours des nombreuses échanges entre Charpentier et Carré avant le début des répétitions de
la mise en scène .

Ill. 4. Lucien Jusseaume, décor acte II, tableau 2, Paris, Opéra-Comique, 2 février 1900

Ill. 5. Lucien Jusseaume, décor acte III, Paris, Opéra-Comique, 2 février 1900
La dramaturgie des fenêtres
La mise en scène d’Albert Carré accorde une grande importance à l’ouverture et à la fermeture des
fenêtres, au point qu’on peut parler d’une véritable « dramaturgie des fenêtres ». Le metteur en scène toutefois différencie la
fenêtre de la chambre de Louise de celle de la salle à manger de ses parents, en leur conférant des fonctions bien précises. Au
début du premier acte :
Louise est dans sa chambre [qu’on entrevoit sur le fond de la scène] dont la fenêtre est entr’ouverte. Derrière la vitre elle guette
Julien qui parait sur la terrasse .
La protagoniste montre donc sa propension à l’ouverture vers ce qu’il y a au-delà de la maison de ses parents et de leur
univers affectif et moral. En revanche, la fenêtre de la salle à manger est « encore fermée » . Elle l’ouvre seulement après avoir entendu les paroles de Julien qui l’invite à se montrer . Son mouvement d’ouverture est soudain, comme celui de quelqu’un qui ne
peut pas résister à un appel si convaincant. En revanche, la fenêtre vient se fermer avec un geste brusque au moment où la Mère de
Louise surprend sa fille et Julien en pleine conversation amoureuse :
« […] pendant le motif La-La-La-La, la Mère sort de chez elle où elle a laissé son fanchon et sa pèlerine, et retraversant la scène
elle va, furieuse, fermer la grande fenêtre, sur les rires de Julien ».
Le geste de la Mère a bien évidemment une valence psychologique : elle veut protéger son enfant des attentions du voisin, tout en
considérant qu’il suffit de renfermer sa fille dans l’appartement pour lui empêcher de mener sa propre vie. Cette disposition montre
en même temps le caractère de la Mère, qui n’est guère prête à laisser partir sa fille, encore moins avec un « chenapan ! Ce
débauché » de poète !
Dans le quatrième acte, dans une perspective symétrique qui veut garder le plus possible de similitudes avec le début de l’opéra
afin d’en souligner les profondes différences – le Père et la Mère de Louise croient avoir gagné sur la volonté de leur fille et
l’avoir finalement éloignée de Julien et de la Ville à jamais, tout en considérant que tout est redevenu normal –, Carré utilise
encore la fenêtre pour montrer les sentiments contrastants des personnages.
Si la fenêtre de la pièce principale est « fermée », celle de la chambre de Louise n’est plus
« entr’ouverte », mais elle est bien « ouverte » et éclairée par un « rayon de lune » ,à souligner encore une fois l’atmosphère étouffante qui règne dans la pièce – « la porte d’entrée
est fermée » , tandis que « les autres portes sont
ouvertes » – afin de mieux symboliser le nid
familial.
Cette fois, ce n’est pas à Louise d’ouvrir la grande fenêtre, mais c’est la Mère qui, après avoir
apporté au Père son bol de soupe « l’ouvre aux ¾, regarde au loin et se tourne vers le Père » et ce sera toujours à elle d’ouvrir complètement après le départ de Louise, puis de « regarder
dans la nuit » , décrétant la victoire absolue de
Paris sur l’unité familiale.
Mais revenons en arrière. C’est à travers cette fenêtre ouverte vers l’extérieur que Paris apparaît illuminé et attire Louise
« fascinée » par les « voix lointaines » . Le Père,
inquiet de la réaction de Louise à la tentation qui provient de la ville, « remonte à la fenêtre et la ferme violemment » , mais l’attirance est trop forte et le Père et Louise continuent de tourner
autour de la fenêtre : l’une pour s’enfuir, en arrivant jusqu’à essayer de « s’élancer dehors » , et l’autre essayant de la retenir, jusqu’au moment où Louise prendra la porte pour toujours.
L’alternance des tableaux confère au drame une structure circulaire, projetant l’intrigue dans une dimension archétypique et
éternelle : Louise de simple ouvrière devient donc un mythe collectif et son destin devient le paradigme d’une société entière .
Les décors de Jusseaume sont restés longtemps à l’Opéra-Comique, de 1900 jusqu’à 1967 . Toutefois, après 1950, ils alternent avec ceux réalisés par le peintre Maurice Utrillo
(1883-1955) lors du cinquantenaire de Louise
. Sans trop nous arrêter sur la différence esthétique qui passe entre les décors de Jusseaume, plus réalistes, et ceux d’Utrillo,
plus avant-gardistes, nous voudrions ici attirer l’attention sur deux tableaux : le 2ème (acte II.1) et le 4ème (acte III).

Ill. 6.: Maurice Utrillo, acte II, tableau 1
Dans le premier cas il s’agit du premier tableau du iie acte, le « carrefour » aux pieds de la
Butte. Si Jusseaume avait peint l’escalier de la rue du Mont-Cenis, laissant de la place à la vue de Paris sur la gauche, Utrillo
change complètement de perspective. Il reste dans la même rue, mais il la peint à partir d’en haut, tout en cachant l’escalier,
qu’on voit juste disparaître en arrière-plan. Le peintre nous montre le croisement entre la rue du Mont-Cenis et la rue Cortot juste
à côté de la maison de Mimi Pinson, qu’on reconnaît facilement à droite. Le résultat, un espace moins ouvert, qui est renfermé par
les immeubles à droite et à gauche, et une seule ouverture sur le fond qui donne sur Paris, est complètement différent de celui de
Jusseaume. Disparu le Sacré-Cœur, il ne nous reste pas grande chose de Montmartre, sinon une scène de petit village un peu
stéréotypée.

Ill. 7.: Maurice Utrillo, acte III
Dans le décor du IIIe acte, Utrillo change encore de perspective. Le jardinet ne se trouve pas en
haut de la Butte, mais il apparaît sur un plan plus bas vis-à-vis de celui du panorama de Paris qui domine l’arrière-plan de la
scène. Si le peintre n’a pas respecté les indications données par le premier décorateur, toutefois la représentation visuelle
explique clairement l’importance de la Ville dans l’histoire personnelle de Louise. Paris domine la scène et les deux amants ne
l’observent pas de haut en bas, comme dans les décors de Jusseaume, mais de bas en haut tout en laissant comprendre que
c’est Paris qui tire les fils des personnages-marionnettes en guidant leurs choix.
La mise en scène d’Albert Carré
La mise en scène d’Albert Carré met en valeur le côté ‘réaliste’ de l’opéra de Charpentier. Le
soin du détail est toujours le principe qui guide ses choix théâtraux. Nous voudrions ici montrer quelques exemples d’interaction
entre la musique de Gustave Charpentier et le rendu visuel de Carré, tout en nous arrêtant sur les épisodes-clés de l’opéra.
Le premier nœud dramatique, après le dialogue entre Louise et Julien au premier acte, est la
description de la famille. Le personnage principal est le Père, qui, avec sa bonté, désire seulement garder le plus de temps
possible cette harmonie familiale. Le thème du Père
est aussi lié à la sphère du vécu du compositeur : il est tiré d’un recueil de plusieurs valses recueillies par Charles Charpentier.
L’atmosphère créée par Charpentier lors du repas du soir est très intime, mais déjà chargée de tension dramatique : c’est le dernier
moment heureux pour la famille réunie.
Toutefois cette extrême protection de l’univers familial sera bientôt perçue par Louise comme une
prison. Pendant le « Duo » du troisième acte, elle n’hésite pas à identifier ses parents à la « Routine » et au « Préjugé » . Cette partie de dialogue est maintenue à l’Opéra-Comique, bien qu’ensuite
dans la partition chant piano une coupure éventuelle soit signalée à l’usage d’autres théâtres. La coupure de ce passage toutefois
fait perdre de l’importance à l’hymne à Paris « Ville de force et de lumière […] Cité de joie, cité d’amour » .
Une coupure signalée dans la partition d’usage , –
qui prévoit la suppression du passage final du « Duo » « Voilà la belle nuit » –, est également ouverte dans la mise en scène de la
création. Sans ce passage en effet, l’union mystique de Louise et Julien ne s’achèverait pas. Après avoir échangé les vœux d’amour
devant la Ville, les deux amants s’échangent encore quelques mots avant de disparaître dans la maison. Les exclamations de joie de
Louise et Julien correspondent à un soudain éclairage de la scène, comme nous l’avons déjà vu, à travers les principaux monuments
parisiens. Sur le dernier « Toujours ! » commence le feu d’artifice qui, évoqué par le son du célesta à l’orchestre , est montré aux yeux du public avec un stratagème inventé par Carré :
« J’ai conservé toutes les notes que m’adressait journellement Charpentier pendant le long et difficile travail de la mise en scène.
Il était particulièrement préoccupé du feu d’artifice du dernier acte. Renouvelant le truc que j’avais inventé dans Marquise,
au Vaudeville, je montai moi-même sur l’échelle pour tracer avec un poinçon les petits trous nécessaires à l’illusion et, les
premiers soirs, c’est moi qui, derrière le décor, promenais rapidement la lampe dite « baladeuse » derrière ces trous ».
Les trompettes et les tambours au loin qui précèdent et suivent le feu d’artifice, annoncent un changement de scène : les bohèmes
arrivent. Cette scène, qui continue avec le couronnement de Louise, est l’une des plus descriptives. Une énorme foule de bohèmes,
grisettes, gamins, peintres… débarque dans le jardin. La scène que Charpentier s’apprête à reproduire c’est exactement la scène
éponyme du spectacle Le Couronnement de la Muse (1897) .
Pendant que Louise sort de la maison couverte d’une espèce de cape argent, le Pape des Fous se lève sur le char. La scène est
décrite soigneusement dans la mise en scène, comme dans une sorte de reportage photographique. Tandis que le Pape des Fous s’incline
vers les ouvrières, la première danseuse avance et se dévoile.
L’apparition des enfants de la Butte mérite un commentaire à part. Charpentier s’était inspiré des
célèbres gosses de Montmartre, illustrés dans les affiches de Francisque Poulbot, dont ils tirent encore aujourd’hui le nom
de petits Poulbots. La construction progressive de la scène se termine en un véritable tableau de groupe, dans lequel
l’ensemble des personnages a été orchestré avec la précision minutieuse du metteur en scène. Chaque groupe de personnages a sa
propre autonomie, qui, dans une vision d’ensemble, donne l’impression d’une scène en plein mouvement.
Un autre épisode typiquement montmartrois est la présence des Cris de Paris. Ces « voix de la ville », dont l’origine
remonte à la Renaissance , sont fondamentales pour
comprendre le réseau de relations sémantiques qui lient directement le spectateur à Louise. Charpentier nous raconte comme il eut
l’idée de les insérer dans son opéra :
« Je me revois écrivant dans ce pittoresque logis les scènes des « Cris de Paris » au deuxième tableau de mon œuvre « Paris
s'éveille ». De la porte entr'ouverte me parvenaient les appels des marchands du vieux faubourg. Je pouvais ainsi confronter ces
musiques lointaines avec mes jeunes réalisations. Après une nuit de dur labeur, tandis que l'aube bleuissait mon papier, ces chants
étaient pour moi comme le bonjour souriant d'amis qui s'intéressaient à ma tâche, sachant que je tentais d'écrire leur histoire, et
voulant m'encourager ».
Carré crée une mise en scène qui souligne ces différents personnages qui interagissent sur la scène, afin de donner un tableau
d’ensemble. Le but est donc de représenter, en pendant avec la musique, une tranche de vie du Paris 1900, ou, mieux, de Montmartre.
Carré soigne chaque détail et du moindre geste assume l’importance :
« Au lever du rideau. 5 heures du matin en Avril. Il ne fait pas encore jour. Un léger brouillard enveloppe la ville. Rampe presque
nulle en bleu.
La laitière assise derrière son fourneau, la figure éclairée par la lueur du fourneau, les pieds sur sa chaufferette s’occupe à
faire changer la marchandise et à essuyer ses ustensiles. La plieuse à droite de sa table, la figure tournée vers le jardin est
éclairée par sa lanterne. Elle plie des journaux.
Au fond, jardin, près de la poubelle renversée, un bricoleur fouille avec son crochet, sa lanterne
allumée (lueur au lointain). Près de la poubelle de droite, sont accroupies la petite chiffonnière et la glaneuse de charbon, la
1ère a un sac et un crochet, l’autre un panier, elles fouillent toutes les deux, leurs visages sont éclairés par les 2 lanternes
qu’elles ont placées sur la poubelle (lueur au lointain)»
.
Avant de conclure notre analyse, nous voudrions revenir sur le début du deuxième acte. Avant les Cris de Paris, la scène
s’ouvre avec le prélude intitulé de façon significative « Paris s’éveille » .
Premier épisode en plein air, qui peut être considéré comme le véritable début de l’opéra. Le premier acte en effet est une sorte de
prologue à l’action qui se déroulera dans les scènes suivantes. Une scène ouverte, donc, en contraposition avec le logement des
parents de Louise, seule source de sérénité familiale.
L’atmosphère créée par Charpentier est symptomatique des événements qui sont en train de se passer
sur scène. D’abord l’apparition du personnage-symbole de la Ville, le Noctambule, qui, caractérisé par les sons du célesta et de la
harpe en orchestre, dévoile subitement son côté impalpable. Suspendu entre réalité et rêverie, comme le montre son costume lumineux
(signé par Georges Rochegrosse), il représente l’essence même de Paris. Il est le « Procureur de la grande cité » et le « Plaisir de
Paris » en même temps, venu pour séduire les jeunes filles et les éloigner de leur famille. Son personnage est contrebalancé par un
autre : le Chiffonnier.
Il a perdu sa fille, séduite par le Noctambule. L’insertion de cet épisode permet à Charpentier
d’anticiper l’un des possibles finals de l’opéra, à travers l’expédient de la prolepse. Le chiffonnier nous raconte son
triste sort, il erre sans cesse pour retrouver sa fille perdue, désormais engloutie par Paris. Nous pouvons imaginer que le même
destin arrive au Père de Louise, après le départ de cette dernière à la fin de l’opéra. D’un point de vue musical Charpentier
utilise une alternance de tonalité qui de Ré majeur atteint Ré mineur, en créant une instabilité qui permet de mieux
comprendre le conflit entre les deux personnages .
Les deux zones d’influence du Noctambule et du Chiffonnier sont séparées par une partie centrale qui introduit la rupture
dramaturgique de la scène grâce à la succession de plusieurs tritons. Ces derniers en tonalité de Ut nous mènent à celle de Fa#
avant de rejoindre le Ré mineur. Les deux notes fondamentales, en triton entre elles, confirment ultérieurement l’opposition
des deux personnages.
En guise de conclusion
La création de Louise eut un succès retentissant . À quelques rares exceptions
, les critiques concordent affirmant qu’un nouvel astre de la musique française est né. Il serait trop long de s’arrêter ici sur
tous les jugements positifs du « roman musical » de Charpentier, nous avons donc choisi trois comptes-rendus écrits par des
personnalités proches de celle du compositeur, personnalités qui seront toujours présentes dans les différentes initiatives de
Gustave Charpentier.
Alfred Bruneau, dans les pages du Figaro, le 3 février 1900, clame ouvertement sa satisfaction . Le premier élément que Bruneau remarque est que
Charpentier a inauguré le chemin passionné de la « vérité et de l’idéal », tout en ouvrant une nouvelle voie. L’élément le plus
important est qu’« il a choisi ses sujets dans la vie moderne, mais il les élargit, les élève, les rend essentiellement musicaux par
le symbole ».
Bruneau apprécie dans Louise cette atmosphère suspendue entre réalité et rêverie, qui fait
de cet opéra un unicum :
« Louise est une œuvre de réalisme et de rêve à la fois : de réalisme franc et violent, quant à la langue, quant à
l’extériorité du drame : de rêve imprécis et charmant, en ce qui touche à la partition et en ce sens que le principal personnage
n’apparaît qu’à travers l’atmosphère sonore, créée par les instruments et les voix. Ce personnage, c’est Paris, la ville de joie et
de douleur. Réalisme et rêve, inséparablement unis, forment le « roman » […] »
.
Dernière, non pas par importance, la critique de Romain Rolland parue dans la Rivista musicale italiana. La nouveauté de Louise,
dans la critique de Rolland, est la présence de la Ville, qui, au-dessus du destin des personnages, domine la scène. L’intrigue est
« d’une banalité singulière », mais il est la source d’une
« tragédie intérieure,
le conflit de deux passions, de deux mondes : la famille et l’amour. L’auteur n’intervient pas dans le débat ; on le lui a reproché,
à tort, selon moi. Il n’a point prétendu faire un drame, mais, comme il a dit, un « Roman musical ». Il a voulu prendre la vie comme
elle est. Il ne soutient pas une thèse ; il présente deux thèses opposées, sans conclure. Ce n’est pas la lutte du Plaisir contre le
Devoir ; c’est l’antagonisme douloureux et fatal de deux égoïsmes, de deux instincts également légitimes ».
Romain Rolland termine son article sur Louise en invitant Charpentier à « descendre de la Butte » . Heureusement pour nous le compositeur ne l’a pas fait. Il est resté fidèle
à ses idéaux et à ses racines, et n’a jamais abandonné Louise en continuant de répandre son message social à travers les foules,
grâce au Couronnement de la Muse, et en se dévouant à l’enseignement de l’Art et de la Beauté au Conservatoire populaire de
Mimi Pinson. Ainsi, Louise incarne le prototype de la grisette parisienne et, avec la musique de Charpentier, s’est envolée de la
Butte pour faire le tour du monde.