(Michela Niccolai, musicologue, Docteur de recherche en Musicologie (Saint-Étienne/Pavie) est
actuellement chargée du travail de catalogage et identification du Fonds Bornemann au Palazzetto Bru-Zane. Elle a terminé un contrat
post-doctoral à l’Université de Montréal (OICRM, 2010-2012) avec un projet autour des écrits musicaux et sociaux de Gustave
Charpentier (en préparation chez Vrin). Elle a consacré une monographie à ce compositeur, La Dramaturgie de Gustave Charpentier
(Brepols, 2011), issue de sa thèse doctorale. Pour le même éditeur, elle a publié la première édition critique de mise en scène
lyrique : Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris (2012 ; 1er prix ‘Gouden Label’ Award 2014,
Klassiek Centraal, Belgique), suivie par l'édition critique de la mise en scène de la création de Pelléas et Mélisande de
Debussy (Brepols, sous presse, printemps 2017). Elle a également été chef de projet à la Bibliothèque historique de la Ville de
Paris (Paris) pour la réalisation du nouveau catalogue des mises en scène lyriques du fonds de l’Association de la Régie théâtrale.
Auteur de plusieurs ouvrages collectifs et de nombreux articles sur l’opéra en France et en Italie
à la fin du XIXe siècle, elle s’occupe aussi des formes de spectacle du théâtre musical léger (opérette, music-hall, café-concert,
chanson...) entre XIXe et XXe siècles.
Publications citées dans la bio :
Niccolai Michela, Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris, Turnhout, Brepols, 2012 (Mise en scène,
i), 334 p. 1er prix 'Gouden Label' Award 2014, Klassiek Centraal.
Ead., La Dramaturgie de Gustave Charpentier, Turnhout, Brepols, 2011 (Speculum Musicae, xvii), 540 p.
Ead., Debussy’s « Pelléas et Mélisande ». The Staging of Albert Carré, Turnhout, Brepols, 2017, 252 p.
Articles publiés sur le site de l’ART :
- La Jacquerie de Lalo et Coquard sur scène (Lyon, Grand Théâtre, 1895, et Paris, Opéra Comique, 1895)
- Louise de Gustave Charpentier sur la scène de l’Opéra-Comique (2 février 1900)
- Les deux Manon de Jules Massenet (Paris, Opéra-Comique 1884 et 1898)
- Une Traviata Second Empire signée par Albert Carré (Paris, Opéra-Comique,1903)
Quand l’abbé Prévost publia le septième et dernier volume des
Mémoires et aventures d’un Homme de qualité qui s’est retiré du monde – dont le titre est Histoire du Chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut (1731)2 –, il n’imaginait certes pas
que son histoire aurait eu une vie si longue et si passionnante. Plusieurs adaptations théâtrales – lyriques ou dansées – portant le
titre de Manon ou Manon Lescaut ont contribué à exalter le charme de l’héroïne volubile et légère.
Après le mélodrame d’Étienne Gosse, Manon Lescaut et le chevalier Desgrieux (1820), le
ballet-pantomime en trois actes de Jacques Fromental Halévy, Manon Lescaut (1830) est créé à l’Académie royale de musique,
avec la chorégraphie de Jean-Pierre Aumer et sur un livret de Scribe. Le premier opéra tiré du roman de Prévost, en langue anglaise,
est composé par l’irlandais Michael William Balfe sur un livret de Brunn, avec le titre Manon Lescaut, the Maid of Artois
(1836), suivi par l’« azione mimica in 5 parti » de Giovanni Casati (1846), présentée à La Scala de Milan, et par l’opéra-comique en
trois actes Manon Lescaut de Daniel François Esprit Auber (1856), ces deux derniers sur un livret de Scribe.
En 1884 Massenet crée à l’Opéra-Comique de Paris Manon : opéra-comique en cinq actes et six
tableaux sur un livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille. Neuf ans après, Puccini écrit également un « drame lyrique » en quatre
actes, sur un livret élaboré par plusieurs auteurs3, donné
au Teatro Regio de Turin le 1er février 1893, et inspiré du même sujet.
D’autres réélaborations ont suivi, telles Manon Lescaut de Richard Kleinmichel (1887), la
musique de scène Manon, fille galante de Reynaldo Hahn (1924) et celle d’Henri Busser, Manon, pour la comédie en
trois actes de Nozière (1925) et, plus récemment, l’opéra Boulevard solitude, en sept scènes, de Hans-Werner Henze sur un
livret de Grete Weil (1952).
Nous souhaitons toutefois concentrer notre attention ici sur les deux mises en scène de Manon qui
ont eu lieu à l’Opéra-Comique : celle de la création (1884) et celle de sa reprise la plus célèbre dans la même salle (1898). Avant
de nous pencher sur l’analyse de la composante visuelle montrée dans les deux productions, il est toutefois utile de retracer les
principaux éléments dramaturgiques du chef d’œuvre de Massenet.
Dans Manon, le compositeur reprend, comme il l’a déjà démontré Ivanka Stoïanova, […]
certaines orientations dramaturgiques venant de Scribe et de la tradition de l’opéra-comique, il cherche à mettre en évidence, avec
les moyens de l’opéra, tous les problèmes psychologiques et sociaux essentiels pour le roman de Prévost4.
Le livret de Meilhac et Gille condense la problématique essentielle du roman de Prévost : le drame
d’amour de Manon et Des Grieux se déroule sur un fond constant de vie sociale typique pour l’époque de la Régence « avec son goût
exacerbé pour le jeu, l’escroquerie et les plaisirs5. » Le
compositeur français, maître de la ‘création d’atmosphères’6,
alterne des scènes intimes à des épisodes d’ensemble – telle l’arrivée de Manon dans la cour de l’Hôtellerie à Amiens, la promenade
du Cours la Reine ou le tableau à l’Hôtel de Transylvanie – fournissant un paysage auditif et scénique : une « peinture sonore »7 qui encadre le drame psychologique des personnages.
Dans une optique romanesque et narrative, les actes se suivent dans un ordre chronologique avec un
clair but téléologique, sur la base duquel se déroulent les évènements ; une structure en actes est donc parfaitement adaptée à la
narration continue qui caractérise l’opéra-comique de Massenet.
Du point de vue musical, le compositeur s’éloigne de l’esthétique wagnérienne en montrant le
désir de renouer avec les fondements de la culture française [qui] aboutissent à un renouveau de l’opéra-comique, grâce à
l’imitation des premiers modèles du genre et à l’influence du théâtre mélodramatique dont les influences sur la vie culturelle
européenne contribuèrent au rayonnement de la France à la fin du XVIIIe siècle 8.
Massenet transpose ainsi musicalement la structure narrative du roman, dans une dimension de
linéarité dans laquelle la « simulation du temps garantit la gradualité de la cohérence de l’action9 ».
De la mise en scène de Ponchard à celle de Carré 10
L’opéra-comique de Massenet a été créé à l’Opéra-Comique le 19 janvier 1884 avec la mise en scène
de Charles Ponchard11, qui a aussi couronné la centième
représentation de Manon, en 1891 avec un rôle-titre d’exception : Sybil Sanderson. Depuis 1893 Manon a été inscrite
dans le répertoire de l’Opéra-Comique, mais sa véritable redécouverte remonte à la gestion de ce théâtre par Albert Carré, le 16
décembre 1898.
Nous proposons ici une analyse croisée des deux mises en scène pour le même opéra : celle de la
création (1884), réalisée par Charles Ponchard, et celle de la reprise d’Albert Carré. Plusieurs documents qui témoignent de ces
deux réalisations visuelles sont conservés à la Bibliothèque de l’Association de la Régie Théâtrale (ART), elle-même conservée à la
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Robert Cohen et Marie-Odile Gigou ont déjà fourni une liste de documents pour Manon12. Il s’agit de huit documents de typologies différentes :
livrets de mise en scène manuscrits et imprimés, annotations manuscrites de mise en scène intercalées dans une partition imprimée et
dans des livrets imprimés. Il est possible de séparer ces documents en deux groupes, d’après leur appartenance soit à la mise en
scène de Charles Ponchard – documents sous la référence M 33 (1-6) d’après le catalogue Cohen-Gigou –, soit à celle d’Albert Carré –
documents sous la référence Mes 1(2) et Mes 22 (3) –13.
D’après une analyse de ces documents, nous avons établi que l’exemplaire le plus représentatif de
la mise en scène de Ponchard est celui sous la référence M 33 (I) : il s’agit d’un livret de mise en scène imprimé d’après des
plaques de cuivre gravées, qui garde encore un certain aspect ‘manuscrit’. Sur la première page figure cette mention : « Mise en
scène de Charles Ponchard, régisseur général de l’Opéra-Comique », suit la date, 1884 et l’éditeur, Georges Hartmann14.
Pour la mise en scène de Carré, en revanche, nous ne possédons que deux documents. Manque un
livret de mise en scène qui retrace la totalité de l’aspect scénique, nous pouvons toutefois employer des annotations de mise en
scène manuscrites autographes sur des pages intercalées dans un livret imprimé, qui porte la date de la création de Manon,
1884, conservé sous la référence Mes 1 (2). Il a été possible de retrouver, dans un dossier appelé de façon générique M 33, des
photos de la mise en scène de Carré pour les actes I-IV, seul l’acte V, l’arrivée au Havre, manque15.
Pour notre travail nous avons également consulté le répertoire des mises en scène conservé à la
Bibliothèque-Musée de l’Opéra, notamment un livret de mise en scène manuscrit et anonyme, sous la référence C 4904, sur lequel nous
reverrons à la fin de ce paragraphe. Dans la même bibliothèque, plusieurs partitions avec des annotations manuscrites anonymes de
mise en scène sont conservées dans le Fonds musical de l’Opéra-Comique.
La première étape a été une comparaison systématique des deux mises en scène, bien qu’elles
soient présentes dans des documents de typologie différente : si pour la mise en scène de Ponchard tout est bien réglé (plantations,
accessoires, mouvement de scène des personnages, éclairage), il n’en va pas de même pour le livret annoté par Carré. Chez Carré la
genèse d’une mise en scène s’articule souvent en trois étapes : d’abord des annotations de mise en scène complètes de plantations
sur un livret imprimé, ensuite des annotations sur une partition imprimée et enfin la rédaction complète du livret de mise en scène.
On pourrait donc supposer que les deux documents en question sont en décalage : d’un côté un document parfaitement accompli
(Ponchard), de l’autre côté la première phase d’un processus créatif bien articulé (Carré). Toutefois ce n’est pas cette impression
qui en ressort. Carré porte un soin minutieux à chaque plantation, bien plus clair que les mêmes typologies de documents réalisés
pour d’autres opéras : l’exemple der Carmen ou de La Vie de Bohème16,
montre clairement qu’il s’agit d’une esquisse d’idée scénique. Dans le livret annoté pour Manon, Carré décrit minutieusement
tous les éléments du décor sans trop s’arrêter sur les mouvements scéniques des personnages qui semblent s’inspirer directement de
la mise en scène de la création17.
Acte I : La cour d’une hôtellerie à Amiens »18

Ill. 1. Mise en scène de Charles Ponchard, acte I, 4-TMS-03682-1 (RES), p. 3.

Ill. 2. Mise en scène d' Albert Carré, acte I, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui précède la page 1.
Les deux plantations sons sensiblement différentes : Carré n’utilise pas sur le fond de la scène
une « grande cour d’une hôtellerie in Amiens19 », il
choisit plutôt de mettre la cathédrale d’Amiens séparée de la scène par un « mur de deux mètres20 ».
Ce choix visuel nous plonge immédiatement in medias res, dans le cœur du drame : Carré peint visuellement la psychologie de Manon.
La cathédrale, symbole de l’univers des amours licites et garant de la morale semble presque juger les évènements qui auront lieu
sur scène. De même, ce mur si haut, qui couvre presque le fond de la scène, délimite le lieu d’action de Manon : au moment où elle
apparaît sur scène son choix a été fait : franchir ce mur signifie sortit de l’univers ‘moralement accepté’ pour se donner à une vie
de libertinage. Si la scène de Ponchard est plus ‘picturale’, au-delà de la valeur de recréation de l’atmosphère galante du XVIIIe
siècle, il ne nous fournit pas de clés de lecture du drame musical qui se déroule sur scène.
Acte II : « L’appartement de Des Grieux et de Manon, rue Vivienne21 »

Ill. 3. Mise en scène de Charles Ponchard, Acte II, M 33 (I), p. 21.

Ill. 4. Mise en scène d'Albert Carré, acte II, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui précède la page 25.
Si Ponchard22
respecte les didascalies scéniques du livret avec une fenêtre sur le fond, chez Carré l’originalité prime. Ce dernier installe la
fenêtre côté cour et l’entrée au fond de la scène puis inverse les éléments du bureau et de la « petite table »23, lui conférant un rôle plus central dès le début. Les mouvements des deux
protagonistes autour de la table, rapprochée de la cheminée, évoquant un nid familial, fixe déjà le moment douloureux de l’air de
Manon « Adieu notre petite table »24.
Acte III : « La promenade du Cours la Reine un jour de fête populaire25 »

Ill. 5. Mise en scène de Charles Ponchard, Acte III, 4-TMS-03682-1 (RES), p. 37

Ill. 6. Mise en scène d' Albert Carré, acte III, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui suit la page 47.
« La Seine – au loin les Invalides26 » :
le décor séparé de la scène par un parapet est la solution trouvée par Carré, tandis que Ponchard souligne : « Rideau de fond
représentant la Rive Gauche de la Seine en face le Cours la Reine. On aperçoit au milieu le dôme doré des Invalides27. » Chez Carré cette scène rappelle le premier acte, avec l’idée du « mur de 2
mètres » ; ici le parapet délimite l’espace scénique de la fête populaire, au milieu de laquelle Manon débarque comme une actrice
donnant lieu à une sorte de « théâtre dans le théâtre », élément constant de toute apparition publique de Manon. L’espace plus
‘large’ et la perspective plus profonde chez Ponchard sont encore dans une dimension descriptive et non pas dans une interprétation
du drame. Dans les indications des mouvements de foule, Carré est très précis,
Les boutiques sont de divers modèles. Quelques unes sont
ambulantes et sur rue. Les forains font la parade devant leurs baraques que la foule entoure. Des marchands circulent offrant
leurs marchandises. Au fond un arracheur de dents28,
tandis que Ponchard emploie des génériques « Baraques de saltimbanques29 ».
Pour peindre des scènes riches de figurants, Carré emprunte la théorie naturaliste de Zola en ce qui concerne le concept d’ensemble30 : des actions diversifiées par groupes, mais coordonnées
par l’unité centrale de la vision du metteur en scène. Si toutefois cette attention aux divers groupes qui alternent sur scène se
prolonge bien au-delà des simples plantations, Carré, dans ses annotations, ne prend pas soin de créer cette ‘unité en mouvement’ :
aucune parole pour l’épisode « Voici l’opéra31 »,
central dans cet acte, Ponchard, en revanche, décrit soigneusement toutes sortes de mouvements scéniques.
On peut supposer que Carré, dans sa mise en scène, a changé les plantations, qui sont sans doute
plus logiques et modernes – plus attentives à la psychologie des personnages que celles de Ponchard –, sans toutefois changer
complètement les mouvements scéniques déjà parfaitement réglés dans la mise en scène de la création.
Acte III.2 : « Le parloir du séminaire à Saint Sulpice32 »

Ill. 7. Mise en scène de Charles Ponchard, acte III, tableau 2, 4-TMS-03682-1 (RES), p. 55.
Ill. 8. Mise en scène d' Albert Carré, acte III, tableau 2, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui suit la page 68.
Chez Carré cet épisode se déroule dans un endroit complètement fermé avec seulement deux grilles
en haut de la pièce, qui cernent le tableau central. Aucune ouverture sur l’extérieur pour renforcer le sentiment de pénitence de
Des Grieux, qui, loin du monde matériel, peut enfin envisager d’oublier Manon dans la prière33.
Ponchard laisse un espace ouvert au fond – « A. Grande porte donnant sur les galeries voûtées,
conduisant à droite à la chapelle34 » –, qui prolonge
fictivement le décor agrandissant la scène, mais diminuant le sens d’oppression de la pénitence qu’est en train de vivre Des Grieux.
Carré, en revanche, rend visuellement cette volonté de fuite du monde corrompu de Manon qui anime l’étudiant avec l’aide d’une scène
dépouillée. Une solution semblable, mais dans un contexte et une « forme » théâtrale profondément divers – celle de l’acte unique
liée à une scène fixe –, est utilisé par Puccini dans Suor Angelica, où le dialogue entre Angelica et sa Tante a lieu dans
un espace scénique isolé du reste du décor afin d’exprimer l’angoisse de la protagoniste.
Acte IV : « Une grande et luxueuse salle de l’Hotel de Transylvanie, séparée par des larges baies des autres salons35 »

Ill. 9. Mise en scène de Charles Ponchard, acte IV, 4-TMS-03682-1 (RES), p. 65.

Ill. 10. Mise en scène d' Albert Carré, acte IV, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui précède la page 77.
Bien que les deux metteurs en scène soient très fidèles à la didascalie scénique : Ponchard
attire l’attention sur le fond de la deuxième salle, avec une grande table de jeu et l’espace central vide (A)36, tandis que Carré limite la profondeur de la scène – toujours séparée en deux
salons – attirant l’attention sur la première table, sous l’arche praticable du plafond, où est placé Lescaut37. Le mouvement d’ensemble prime encore et Carré crée des groupes de croupiers et
de joueurs « indépendants » les uns des autres.
Acte V : « La route du Havre. Un chemin poudreux.
Quelques arbres desséchés par le vent de la mer38 ».

Ill. 11. Mise en scène de Charles Ponchard, acte V, 4-TMS-03682-1 (RES), p. 82.

Ill. 12. Mise en scène d' Albert Carré, acte V, 8-TMS-02630 (RES), page interfoliée qui suit la page 94.
Une scène presque vide avec la mer en toile de fond et un rocher sur lequel est assis Lescaut
caractérise la mise en scène de Carré39. Ponchard, en
revanche, joue avec l’éclairage qui, dans cet acte, assume un rôle de premier plan, devenant le miroir des sentiments douloureux qui
ont lieu sur scène :
Note importante pour l’éclairage du décor du cinquième acte : le rideau de fond représente un ciel
orageux et empourpré par le soleil couchant. Verres rouges à la rampe et aux portants40.
La scène de Carré est plus dépouillée de celle de Ponchard et fait le pendant de la scène du
deuxième acte, la chambrette de Manon et Des Grieux rue Vivienne, mais avec une signification opposée : la chambrette est dépouillée
– il y a en effet un ameublement très dégarni – mais remplie de l’amour des deux protagonistes, au contraire la scène vide du
dernier acte souligne la douleur et la séparation imminente des amants. Dans la mise en scène de Carré, Manon meurt comme une
héroïne tragique, dans un décor qui ne lui est pas hostile, mais qui l’accompagne dans son voyage. Chez Ponchard la mort de Manon
advient dans un décor presque ‘romantique’, qui souligne l’hostilité du monde envers ce personnage qui a abandonné toute loi morale
et qui ne peut donc pas prétendre à une résurrection grâce à l’amour, telle celle fournie par Carré.
Ce dernier montre plus d’attention à l’ambiance de l’action : le décor décrit, justifie et guide
le public dans la compréhension de l’opéra, confirmant l’attention du metteur en scène pour la psychologie des personnages.
Ponchard, en revanche, manifeste un goût pour les décors monumentaux et les grandes structures architecturales, ainsi que pour le
mouvement scénique. Toutefois l’élément qui en découle est une attention picturale, esthétique, pour le lieu de l’action, sans
s’interroger davantage sur la dramaturgie qui est à la base de l’opéra-comique de Massenet.
Le dernier document que nous allons analyser est le livret de mise en scène anonyme et manuscrit
conservé à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra sous la référence C4904, qui présente la mise en scène de Ponchard. Dans la même série
« C490… », figure également un exemplaire anonyme et manuscrit de la mise en scène de Carré adaptée par Louis Musy pour Louise
(C4902) de Gustave Charpentier. Les documents conservés sous cette côte ne semblent pas avoir été réalisés pour une utilisation en
théâtre, mais plutôt dans une fonction de conservation au cours des vingt premières années du XXe siècle41. Cela nous pose diverses interrogations : pourquoi avoir gardée la mise en scène
de Ponchard et non pas celle de Carré qui, à l’époque, était la plus connue et appréciée ? Existe-t-il réellement un livret de mise
en scène d’Albert Carré ? Pourquoi Carré ne parle-t-il pas des détails de la mise en scène dans ses Souvenirs42 comme il le fait pour toutes les reprises et ses créations les plus célèbres ?
Pour Manon il se contente de citer les costumes et la beauté des pièces « ornés de meubles et de tissus d’époque – de la
toile de Jouy notamment à l’acte de la chambre – »43.
Nous envisageons plutôt l’hypothèse que Carré ait retravaillé la mise en scène de Ponchard, tout
comme probablement Louis Musy a fait ensuite avec celle de Carré si on regarde par exemple le cas de Louise44, en changeant les scènes, mais gardant les mouvements des interprètes. Cela
expliquerait l’absence d’un livret de mise en scène entièrement rédigé.

Ill. 13. Photographie positive en noir et blanc de l’acte I de Manon dans la mise en scène d’ Albert Carré,
Opéra-Comique, 1902, BHVP.

Ill. 14. Photographie positive en noir et blanc de l’acte III, tableau 2, de Manon dans la mise en scène d’Albert Carré,
Opéra-Comique, 1902, BHVP.
L’analyse croisée de l’élément visuel pour les deux productions de Manon dont il est
question ici, est une tâche difficile à accomplir. Le plus petit dénominateur commun entre Ponchard et Carré est sans doute
représenté par leur sensibilité dramatique, qui envisageait la scène comme un complément fondamental de la musique et du texte dans
la transmission du message opératique. Le livret de mise en scène de Ponchard et le livret annoté par Carré montrent également le
dynamisme d’une pratique théâtrale vivante, dont les décors et les indications scéniques sont, aujourd’hui, les derniers témoins
d’un art, celui de la mise en scène, qui, en majeure partie, était transmis oralement.
Chacun dans son interprétation du même opéra a donc su utiliser l’élément visuel pour fixer sa
‘propre’ interprétation à jamais.