retour au sommaire des textes de Michela Niccolaï

 

Une Traviata Second Empire signée par Albert Carré 1

(Paris, Opéra-Comique,1903)

Compositeur : Giuseppe Verdi

par Michela Niccolai

michela niccolaï


(Michela Niccolai, musicologue, Docteur de recherche en Musicologie (Saint-Étienne/Pavie) est actuellement chargée du travail de catalogage et identification du Fonds Bornemann au Palazzetto Bru-Zane. Elle a terminé un contrat post-doctoral à l’Université de Montréal (OICRM, 2010-2012) avec un projet autour des écrits musicaux et sociaux de Gustave Charpentier (en préparation chez Vrin). Elle a consacré une monographie à ce compositeur, La Dramaturgie de Gustave Charpentier (Brepols, 2011), issue de sa thèse doctorale. Pour le même éditeur, elle a publié  la première édition critique de mise en scène lyrique : Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris (2012 ; 1er prix ‘Gouden Label’ Award 2014, Klassiek Centraal, Belgique), suivie par l'édition critique de la mise en scène de la création de Pelléas et Mélisande de Debussy (Brepols, sous presse, printemps 2017).  Elle a également été chef de projet à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (Paris) pour la réalisation du nouveau catalogue des mises en scène lyriques du fonds de l’Association de la Régie théâtrale.

Auteur de plusieurs ouvrages collectifs et de nombreux articles sur l’opéra en France et en Italie à la fin du XIXe siècle, elle s’occupe aussi des formes de spectacle du théâtre musical léger (opérette, music-hall, café-concert, chanson...) entre XIXe et XXe siècles.

Publications citées dans la bio :
Niccolai Michela, Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris, Turnhout, Brepols, 2012 (Mise en scène, i), 334 p.  1er prix 'Gouden Label' Award 2014, Klassiek Centraal.
Ead., La Dramaturgie de Gustave Charpentier, Turnhout, Brepols, 2011 (Speculum Musicae, xvii), 540 p.
Ead., Debussy’s « Pelléas et Mélisande ». The Staging of Albert Carré, Turnhout, Brepols, 2017, 252 p.

Articles publiés sur le site de l’ART :
- La Jacquerie de Lalo et Coquard sur scène (Lyon, Grand Théâtre, 1895, et Paris, Opéra Comique, 1895)
- Louise de Gustave Charpentier sur la scène de l’Opéra-Comique (2 février 1900)
- Les deux Manon de Jules Massenet (Paris, Opéra-Comique 1884 et 1898)
- Une Traviata Second Empire signée par Albert Carré (Paris, Opéra-Comique,1903)


Le problème de la mise en scène de La Traviata figure dès sa création à Venise le 6 mars 1853. Si Verdi souhaitait faire représenter son nouvel opéra avec des costumes contemporains, cela n’était pas l’avis de l’équipe directoriale de la Fenice, ainsi que l’a démontré Julian Budden2 : La Traviata a donc fait ses premiers pas sur scène avec des costumes « seicenteschi », avant de s’affirmer dans plusieurs réalisations visuelles qui puisent dans l’imaginaire entre xviie et xviiie siècle (dans le livret original – 1852-53, imprimerie Teresa Gattei – l’intrigue se passe en effet « autour de 1700 3 »).

Après la première représentation parisienne, au Théâtre Italien (6 décembre 1856) 4, l’opéra a été transposé à l’époque de Louis XV et a changé de titre (Violetta) dans la traduction d’Édouard Duprez utilisée lors de la première exécution en langue française au Théâtre Lyrique le 27 octobre 1864. C’est avec cette couleur « ancien régime » que l’opéra de Verdi rentre au répertoire de l’Opéra-Comique vingt-deux ans plus tard (1886), tandis que la première réalisation cohérente de l’opéra de Verdi en style Second Empire appartient à Albert Carré 5.

Une nouvelle mise en scène pour les cinquante ans de Violetta

Lors du cinquantenaire de La Traviata, Albert Carré décide de dépoussiérer la mise en scène jusqu’alors imposée en costumes Louis XV. Si en effet l’opéra de Verdi souffrait encore du décalage visuel, cela n’était pas le cas pour la pièce d’Alexandre Dumas fils dont le sujet du libretto avait été tiré : La Dame aux camélias. Dès sa création en 1852 au Vaudeville, elle avait profité d’une mise en scène des plus respectueuses quant aux précisions géographiques et temporelles 6. Ainsi l’affirme Carré :

« À cette époque le chef-d’œuvre de Dumas se jouait, à quelques rares exceptions près, en costumes modernes ; par contre l’ouvrage de Verdi, célèbre dans le monde entier, se passait sous Louis XV. On estimait les modes second Empire ridicules et surannées ; une crinoline n’était introduite en scène que pour provoquer un effet comique.

J’estimai que l’époque était assez éloignée dans le temps pour avoir conquis son style et, m’inspirant de Winterhalter 7, je reconstituai avec Bianchini, en me servant des documents que j’avais vus chez mon « parrain » Alexandre Dumas, une présentation conforme à celle de la création de la Dame ».

Cette innovation aurait certainement eu l’agrément de Verdi, lequel n’avais pas osé l’imposer en 1853 où, même en Louis XV, l’œuvre, jugée révolutionnaire, avait eu du mal à triompher. Elle parut opportune en 1903 et depuis la Traviata, restée elle aussi un des ouvrages les plus représentés à la Salle Favart, n’a plus connu d’autres atours8.

Si la démarche de Carré est motivée par la recherche d’une version scénique cohérente avec l’intrigue de l’opéra, continuant le travail déjà accompli par le metteur en scène lors de reprises célèbres – dont quelques exemples sont fournis par Carmen et Manon en 18989 – il faut également considérer qu’elle est effectuée dans un contexte culturel particulier. Au tournant du xxe siècle on assiste à une multiplication de figures féminines populaires qui, présentant des nouvelles caractéristiques conformes aux changements sociaux de la population, renouent les liens avec leurs ancêtres de la première moitié du dix-neuvième siècle. Nous pensons notamment à la « louisette », à la « mimi-pinsonnette » – issues du chef-d’œuvre lyrique de Gustave Charpentier (1900) ainsi que de son Conservatoire populaire de Mimi Pinson (1902) – et, enfin, à la « midinette », synthèse de toutes ces physiologies féminines qui se sont développées dans l’espace d’un siècle10.

Pour mieux comprendre la mise en scène de Carré et l’insérer dans un mouvement plus vaste de revalorisation des typologies parisiennes, il faut revenir à celle qui a inspiré le roman d’Alexandre Dumas fils, Marie Duplessis (au siècle Alphonsine Plessis), elle-même incarnation de la figure de la « lorette ». Ce terme, rentré dans le langage en 1840, désigne d’abord un quartier, celui autour de l’église Notre-Dame-de-Lorette dans le ixe arrondissement (dont la construction s’achève en 1836), lieu de vie de cette nouvelle figure féminine. Théophile Gautier, en 1845, explique ainsi l’apparition du terme :

À force d'entendre répondre "rue Notre-Dame-de-Lorette" à la question "où demeurez-vous, où allons-nous ?" si naturelle à la fin d'un bal public, ou à la sortie d'un petit théâtre, l'idée est sans doute venue à quelque grand philosophe, sans prétention, de transporter, par un hypallage hardi, le nom du quartier à la personne, et le mot Lorette a été trouvé 11.

Nous devons à Gavarni la fixation des traits de la lorette et sa renommée tout au long des années 1840, d’abord dans les croquis accompagnant le deuxième volume des Nouvelles à la main de Nestor Roqueplan (1841) et, ensuite, dans les 79 gravures du Charivari entre 1841 et 184312. Ainsi l’auteur par ses images donne à la lorette, avec les mots de Mélanie Roustan,

une silhouette, un costume, un comportement, un mode de vie, voire une éthique… […] Les Lorettes de Gavarni constituent une peinture sociale d’une certaine condition féminine. Ces images et leurs légendes abordent aussi bien les questions de dépendance financière et économique, que de contraception et d’éducation (celle de la lorette, avec le thème de la lecture, et celle de ses enfants) 13.

Après un demi-siècle Gavarni revient à l’honneur, lors de l’organisation d’un bal masqué pour recueillir des fonds afin d’ériger une statue à lui consacré place Saint-Georges (ixe arrondissement). La presse se charge de soutenir cette initiative : La Vie parisienne du 29 mars 1902 se préoccupe de bien expliquer le contexte dans lequel le bal aura lieu, ainsi que de ponctuer en images la haute valeur « métaphorique » de cet évènement. Ainsi le diverses personnages du siècle précédent reviennent à la mode : la cocotte, la lorette, la grisette, avec leurs pendants masculins l’étudiant, le bourgeois, l’Arthur… soulignant également l’influence de la mode années 1830-1840 sur le style vestimentaire de 1902 14.

Gavarni
Ill. 1: Détail de la statue en hommage à Gavarni, Paris, place Saint-Georges (© Michela Niccolai, juin 2008).

En 1904 l’hommage statuaire à Gavarni est enfin commandité au sculpteur Denys Puech et installé place Saint-Georges, reprenant les typologies parisiennes si chères au caricaturiste, parmi lesquelles « la jolie modiste, ou "trottin", coiffée d’une capote, pelisse sur les épaules, tenant à la main sa caractéristique boite à chapeau 15 ». Il est intéressant de remarquer que ces deux occasions mondaines, le bal et l’inauguration de la statue de Gavarni, encadrent la reprise de La Traviata sur les planches de la deuxième scène lyrique nationale. Quant à Carré, il s’était déjà inspiré de l’ambiance bohème de l’artiste montmartrois lorsqu’il avait monté la création française de la vie de Bohème de Puccini (1898) :

« J’avais fait reconstituer par Jusseaume, dont ce fut une des plus grandes réussites, Saint-Séverin avec ses ruelles tortueuses de 1830 et son café Momus dont l’auvent abritait un marchand de marrons. Là-dedans, j’avais voulu que grouillassent les lorettes, les grisettes, les étudiants, les poètes, les bourgeois, les gardes nationaux, et les petits métiers de l’époque, et j’avais demandé à Multzer de reconstituer les célèbres types de Gavarni » 16.

Revenons maintenant à la mise en scène. Le document qui relate la réalisation visuelle de la reprise de l’opéra verdien en 1903 est un libretto de La Traviata annoté de la main de Carré [ancienne côte Mes 7 (3), nouvelle côte 8-TMS-03045 (RES)]. Il témoigne d’une première phase créatrice, souvent accompagnée d’une deuxième réélaboration fixée sur une partition intercalée de pages manuscrites qui présentent une version de la mise en scène plus avancée, comme il a été le cas pour Louise (1900) et Madame Butterfly (1906)17. Nous n’avons pas retrouvé à aujourd’hui de partition annotée pour La Traviata contenant la mise en scène de Carré, ni d’un livret scénique : on peut supposer en effet que ce dernier n’a jamais été proprement réalisé car, loin de proposer une création, Carré inscrivait son travail dans la continuité des « reprises18 opéra qui faisait déjà partie du répertoire du théâtre. Bien qu’il se soit attaché à fournir une nouvelle interprétation des pages verdiennes, le metteur en scène ne pouvait pas profiter de la publicité consacrée à une « première » représentation, comme nous le verrons sous peu parlant de la réception dans la presse.

D’abord le titre : Carré se détache de la tradition parisienne des multiples Violetta commencées avec la représentation au Théâtre Lyrique en 1864, et revient au titre original de La Traviata (La dévoyée) mettant l’accent sur la catégorisation sociale de la protagoniste, celle de la lorette dont il était question il y a quelques instants. Pour ce faire le décor abritant l’intrigue se distingue des convenances Louis XV pour arriver au plus proche du texte : le Second Empire de Napoléon III. La volonté de Carré est évidente : plutôt qu’effectuer un « faux historique », il propose, avec les mots d’Olga Jesurum, une « relecture actuelle » du drame 19.


traviatta
Ill. 2: Acte I, mise en scène de Carré, 8-TMS-03045 (RES), ART (BHVP).

Si on ne peut pas prétendre à l’exhaustivité de la mise en scène dans les annotations manuscrites de Carré sur le libretto imprimé, toutefois les plantations des actes sont extrêmement minutieuses et dévoilent une construction fonctionnelle au drame 20. Si les diverses sources avec un décor Louis XV, présentées ci-dessus montrent une alternance de scènes intérieur/extérieur suivant les convenances théâtrales, un tout autre choix est pratiqué par Carré :

Actes

C4900(5)

Violetta

8-TMS-03045 (RES), Carré

I :

Riche salon Louis XV

Un grand salon (style Second Empire)

II :

Terrasse de jardin Louis XV dominant sur le parc

« Cet acte est joué ordinairement dans l’intérieur, la salle du rez-de-chaussée d’une maison de campagne donnant sur un jardin »

III :

Salon avec un grand rideau de fond représentant une serre garnie de plantes aquatiques très grandes

Grand salon

IV :

Chambre de Violetta

Chambre de Violetta avec un « grand lit à rideaux »

Comme il l’a déjà souligné Mercedes Viale Ferrero, La Dame aux camélias se déroulait « toute en intérieur » pour montrer la qualité de prisonnière de Violetta : de ses humbles origines, de sa profession, des conventions, des préjugés sociaux, de son amour pour Alfredo [Rodolphe dans le livret en français21], et la seule voie de secours sera celle de s’offrir telle une victime sacrificielle22.

Carré se positionne face à l’opéra de Verdi pour « servir le drame », brisant la convention utilisée jusque-là sur les scènes lyriques parisiennes qui voulait un deuxième acte sur une « terrasse […] dominant le jardin ». La cage dorée qui emprisonne Violetta fait également l’objet d’un soin minutieux. Au premier acte, le faste du grand salon de Violetta dans lequel se déroule la fête est montré par Carré grâce à une double profondeur de la scène : le salon en premier plan et, sur le fond, la salle à manger et une antichambre, ouvertures qu’on aperçoit à travers deux grandes portes à la droite et à la gauche d’un précieux meuble central. Le buffet est ainsi « servi par des maîtres d’hôtel », tandis que dans l’antichambre une servante s’occupe des vêtements des invités et un valet annonce l’arrivée des premiers convives. Si l’apparence « publique » est donc impeccable, le côté « privé » n’est pas en reste : sur la table du salon sont disposés des objets qui évoquent la fragilité, la jeunesse et, au même temps, la vanité de la protagoniste : « un vase avec des roses, une glace à main, un flacon de sels ».

La  Traviata
Ill. 3: Acte II, mise en scène de Carré, 8-TMS-03045 (RES) ART (BHVP).

La « glace » figure également parmi les accessoires indiqués aux actes ii et iv. Un grand miroir « sans tain » est disposé au-dessus de la cheminée dans le salon de la maison de campagne (acte II), miroir d’une société bourgeoise avec des codes sociaux qu’on ne peut pas franchir, et, en même temps, seul témoin de geste héroïque de Violetta qui sacrifie son amour pour Rodolphe acceptant le « conseil » de Georges d’Orbel et écrivant la lettre qui doit mettre fin à leur passion. À la fin de l’opéra, une dernière « glace à main » est posée sur le guéridon à côté de la chaise longue pour montrer un reflet diffèrent de Violetta, affaiblie par la maladie et enfin sincère dans son amour pour Rodolphe, dernier gage de vérité parmi les crinolines.

L’agencement de la scène est aussi conçu par Carré afin de permettre le déroulement du ballet au troisième acte : si la chorégraphie de l’habile Mariquita malheureusement ne nous est pas parvenue, toutefois on peut imaginer qu’elle occupait beaucoup de place sur la scène assez étroite de l’Opéra-Comique ; la mise en scène relate que « les meubles sont acculés vers les murs pour faire place aux danseurs. Après le divertissement, les domestiques les placeront comme il est indiqué sur le plan ».

La Traviata
Ill. 4: Acte III, mise en scène de Carré, 8-TMS-03045 (RES), ART (BHVP).

La Traviata
Ill. 5 : Acte IV, mise en scène de Carré, 8-TMS-03045 (RES), ART (BHVP).

Une véritable « trouvaille » consiste dans l’emploi de l’éclairage avec un clair objectif psychologique à l’acte IV. Le lit de Violetta est isolé du reste de la chambre par le biais de rideaux qui en délimitent l’espace sans le dévoiler ouvertement au public. Dans une perspective méta-théâtrale, Carré confie au lit, lieu de la souffrance de Violetta, la fonction de protéger l’intimité de la maladie de la protagoniste. Il se trouve dans la pièce, au fond, disposé de trois quarts, exactement face à la grande fenêtre M. Au début de l’acte « les rideaux de la fenêtre M sont fermés. La chambre est dans l’obscurité », mais quand Annette écarte le voilage et entrouvre la fenêtre ce n’est pas la lumière du jour, diffusée, qui rentre à travers les carreaux, mais un « rayon de soleil », qui illumine le lit de la malade et qui suivra son déplacement, toujours dans un faisceau lumineux, du lit jusqu’à la chaise longue, dernier sursaut de vie avant la mort de Violetta23.

L’écho de la presse

La réception de la presse peut paraître assez froide, car le nombre d’articles qui relatent cette reprise sont assez peu nombreux. La presse illustrée, quant à elle, semble être absente, du moins dans ses organes les plus attentifs aux mises en scène de Carré : Le Théâtre et Musica. S’il n’a pas été possible, à aujourd’hui, de retrouver ni les décors de Jusseaume, ni les croquis des costumes de Charles Bianchini, toutefois quelques dessins de Marcel Multzer pour La Traviata, conservés à la BMO 24, montrent des robes-crinolines pour le rôle de Violetta et pourraient avoir été réalisés pour des représentations successives à la nouvelle reprise de l’opéra.

Charles Joly, dans les colonnes du Figaro, fournit un compte rendu très positif de la première représentation de La Traviata à l’Opéra-Comique :

Il fut un temps où l’on jouait la Traviata avec la plus forte réjouissante fantaisie de costumes et de décors que l’on puisse imaginer. Le père portait un costume Louis XIII, Rodolphe apparaissait sous les habits d’un jeune seigneur du dix-huitième siècle, et Violetta revêtait des robes du second Empire ; les choristes endossaient les défroques du répertoire allant de Fra Diavolo au Pré aux Clercs, et dans un décor rappelant la Régence trouvait place un mobilier empire.

Vous pensez bien que M. Albert Carré a changé tout cela. La Traviata est une pièce moderne ; elle porte une date précise, je veux dire l’époque où il était de mode de réhabiliter les dévoyées, voilà pourquoi les costumes des présents interprètes nous reportent au commencement du Second Empire, et le goût que professe Albert Carré pour l’exactitude du détail fait que nous pouvions voir sur un clavecin la partition d’un quadrille de Musart [sic] ornée d’une gravure de Nanteuil 25.

Le compte rendu d’Edmond Stoullig, d’abord publié dans Le Monde artiste (15 février 1903) et ensuite, la même année, dans les Annales du théâtre et de la musique est sans doute celui qui illustre au mieux l’esprit dramatique de Carré :

M. Albert Carré a fait preuve de goût – comme toujours, du reste – en remontant la Traviata dans les décors, les costumes et les toilettes du second Empire. Nous avions toujours rêvé de voir jouer la Traviata en costume moderne ; dans les habits du temps passé, pourpoint, mousquetaires ou tenue Pompadour, la pièce n’a pas l’ombre de sens commun. La Dame aux Camélias n’est pas une action qui puisse se transplanter indifféremment dans un siècle ou dans un autre ; c’est un drame bourgeois, exclusivement relatif aux mœurs de notre temps et qui devient ridicule dans un milieu différent. […] La courtisane languissante et « lamartinienne » est une création de notre temps ; c’est presque déjà même de l’histoire ancienne… Quoi qu’il en soit, j’en conclus que pour rester dans la vraie couleur, la Traviata doit être jouée en costume contemporain. […]

Plus hardi que son prédécesseur [Léon Carvalho, supra], M. Albert Carré a osé nous montrer la Traviata dans les costumes qui lui conviennent, et a très heureusement triomphé de la difficulté. Et si M. Fugère […] apparaissant, au second acte, avec son pantalon à carreaux et son gris bolivard, nous a un peu donné l’impression d’un compère de revue – triste, les vestons de M. Beyle, après Louise, n’ont pas trop surpris, et Mlle Garden a paru charmante sous son grand chapeau à la Winterhalter et dans ses robes-crinolines à volants 26.


1 Une version élargie de la présente contribution figure sous le titre : « ‘Une mise en scène ingénieusement élégante’ : Albert Carré et la reprise de La Traviata à l’Opéra-Comique (12 février 1903) », Verdi Reception, Lorenzo Frassà et Michela Niccolai (dir.), Turnhout, Brepols, 2013 (Studies on Italian Music History, 7), p. 287-304.

2 Julian Budden, The Operas of Verdi, 3 vols., New York, Oxford University Press, vol. ii: ‘From Il Trovatore to La Forza del Destino’, 1979, p. 121-122. Voir aussi John Rosselli, « Il sistema produttivo: 1780-1880 », Storia dell’opera italiana, Lorenzo Bianconi et Giorgio Pestelli (dir.), 3 vols. (4-5-6), Turin, EdT, vol. iv, 1987, p. 133.

3 « A Parigi e nelle sue vicinanze, nel 1700 circa ». En revanche, dans la partition chant et piano actuellement dans le commerce (Milan, Ricordi, rist. 1996, cotage 42314) figure : « Scena : Parigi e sue vicinanze, nel 1850 circa » (« Scène : Paris et ses environs, autour de 1850 », traduction de l’auteur).

4 Voir aussi Emilio Sala, Il Valzer delle camelie. Echi di Parigi nella Traviata, Turin, EdT, 2008, p. 127-128.

5 Ibidem, p. 128.

6 Pour une idée des costumes lors de la création de La Dame aux camélias au Vaudeville, voir notamment le numéro qui lui est consacré par le Magasin théâtral illustré (février 1952). Dans le fonds des mises en scène dramatiques conservé à l’ART (BHVP) on ne compte pas moins de 22 mises en scène pour cette « pièce en cinq actes mêlée de chants ». 

7 Franz Xavier Winterhalter (1805-1873) est l’un des plus célèbres portraitistes des têtes couronnées d’Europe. Formé au style français, il a réalisé, entre autres, les portraits de la reine Victoria d’Angleterre, de l’impératrice Elizabeth d’Autriche et, en France, du roi Louis-Philippe et de l’empereur Napoléon III.

8 Albert Carré, Souvenirs de théâtre, réunis, présentés et annotés par Robert Favart, Paris, Plon, 1950, p. 293.

9 Au sujet de Manon de Massent voir Michela Niccolai, « Les deux visages de Manon. Réflexions sur les mises en scène des opéras de Massenet et Puccini », Présence du xviiie siècle dans l’opéra français du xixe siècle d’Adam à Massenet, Jean-Christophe Branger et Vincent Giroud (dir.), Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2011 (Musicologie – Cahiers de l’Esplanade, 7), p. 417-446.

10 Voir notamment Le Paris des « midinettes ». Mise en culture de figures féminines XIXe-XXIe siècles. Ethnologie des traces et mémoires des ouvrières parisiennes, rapport de recherche sous la direction d’Anne Monjaret avec Dessajan Séverine, Fourmaux Francine, Niccolai Michela et Roustan Mélanie, convention entre la mairie de la Ville de Paris et l’Université de Paris Descartes, 2008, 644 p. (texte intégral disponible à la page : http://www.calameo.com/books/000794435b076a54d0c94) et Anne Monjaret et Michela Niccolai, « La midinette en chansons: représentations masculines d’un idéal féminin populaire (1830-1939) », Le Genre à l’œuvre, 3 vol. Jan-Ré Melody (dir.), Paris, L’Harmattan, 2012, vol. iii, Représentations, p. 101-116.

11 Théophile Gautier, « Les enfants terribles », Gavarni. Œuvres choisies, Paris, J. Hetzel, 1845.

12 Mélanie Roustan, « Les Lorettes », « Le Paris des « midinettes »… », op. cit., p. 86-116 et Emilio Sala, op. cit., p. 66-69.

13 Mélanie Roustan, op. cit., p. 103.

14 Ibidem, p. 105.

15 Anne Monjaret, « À l’ombre des jeunes filles en pierre. Des ouvrières dans les jardins parisiens », Ethnologie française, 2012/3, n. 42, p. 503-515, ici p. 505-506. Sur les objets qui caractérisent les diverses figures féminines voir Anne Monjaret et Michela Niccolai, « ‘Le bon sens de la Parisienne’ : apprendre à être femme quand on est ouvrière (de la fin-de-siècle à la Belle époque) », Les cinq sens de la ville, du Moyen âge à nos jours, Robert Beck, Ulrike Krampl et Emmanuelle Retaillaud-Bajac (dir.), préface d'Arlette Farge, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2013 (Villes et Territoires), p. 183-197.

16 Albert Carré, op. cit., p. 227.

17 Voir notamment Michela Niccolai, La Dramaturgie de Gustave Charpentier, Turnhout, Brepols, 2011 (Speculum Musicae, xvii), p. 185-186 et ead. Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly » à Paris, Turnhout, Brepols, 2012 (Mise en scène, i), p. 1112-114.

18 Voir Isabelle Moindrot, « Après la première. Les reprises. Réflexions sur la mise en scène lyrique en France au xixe siècle », La fabrique du théâtre. Avant la mise en scène (1650-1880), Mara Fazio et Pierre Frantz (dir.), Paris, Desjonquières, 2010, p. 408-424.

19 Olga Jesurum, « L’aspetto visivo delle opere di Verdi. Le intepretazioni scenografiche della prima metà del Novecento in Italia », Verdi 2001, Atti del Convegno Internazionale (Parma-New York-New Haven, 24 gennaio-1 febbraio 2001), Fabrizio Della Seta, Roberta Montemorra Marvin et Marco Marica éd., 2 vol., Florence, Olschki, 2003 (Historiae musicae cultores, 94) p. 339-349, notamment les pages 345-346.

20 Verdi aurait dit : une construction qui doit « servir le drame ».  

21 Sur les noms des personnages de la version française du livret, Violetta, voir Julian Budden, op. cit., p. 164.

22 Mercedes Viale Ferrero, « ‘Servire il dramma’. Le idee di Verdi sulla scenografia », La realizzazione scenica dello spettacolo verdiano. Atti del congresso internazionale di studi, Parma, Teatro regio-Conservatorio di musica « A. Boito » 28-30 settembre 1994, Pierluigi Petrobelli et Fabrizio Della Seta éd., Parme, Istituto nazionale di studi verdiani, 1996, p. 25-39, ici p. 27-28.

23 Voir notamment Arthur Groos, « TB Sheets : Love and disease in La Traviata », Cambridge Opera Journal, 1995, n. 7, p. 233-260.

24 Le Brindisi (Violetta), L’Affront (Violetta) et le costume du 2e acte de Violetta, Cliché B.N. 76 C 76993 /994/995/ Muelle 23 lot Bibl. de l’Opéra 17494

25 Charles Joly, « Les Théâtres. Opéra-Comique: reprise de la Traviata », Le Figaro, 13 février 1903, p. 4. Il s’agit ici d’une coquille : le compositeur s’appelle Philippe Musard (1792-1859), surnommé le « Napoléon du quadrille » : il devint célèbre grâce à ses compositions de musique de danse, introduisant notamment le cancan lors du bal pour le Carnaval parisien. Ses partitions étaient souvent accompagnées de gravures de Célestin Nanteuil (1813-1873). Voir François Gasnault, « Musard, Philippe », Dictionnaire de la musique en France au XIXe siècle, Joël-Marie Fauquet (dir.), Paris, Fayard, 2003, p. 830-831.

26 Edmond Stoullig, Les Annales du théâtre et de la musique 1903, Paris, Librairie Paul Ollendorff, 1904, pp. 117-119. Les trois extraits se trouvent respectivement aux pages 117, 118 et 119.

Michela Niccolai

haut de page

comedia