( Séverine Mabille signe dans le mensuel Rappels les articles consacrés à l’histoire du théâtre. Elle a également collaboré à divers ouvrages comme Le dictionnaire international du bijou, Phèdre : Le choix de l'absolu ou Suzanne Lalique-Haviland, Le décor réinventé. Conférencière et Chargée de missions dans plusieurs musées, elle a aussi mis en scène quelques correspondances dans des “ lieux de mémoire ”. Elle travaille aujourd’hui avec des comédiens ou des metteurs en scène comme Anne Delbée. )
« Le décor doit servir au même titre que les agrès du cirque servent aux acrobates. Un trapèze inutile ne peut se concevoir. Un meuble inutile pas d’avantage. »
Jean Cocteau

Suzanne Lalique vers 1925
(photo DR)
Lors d’une conférence, donnée à Paris en 1946, Charles Dullin livrait à un auditoire estudiantin sa conception du théâtre : « Une vie autre : plus riche, plus rare, plus pleine de sens que la nôtre. La vie ! Telle qu'on ne peut se la représenter quand on a vos âges, quand on est jeune. N'avez-vous pas, malgré ce très jeune âge qui nécessairement entraîne un temps assez bref d’expérience, n'avez-vous pas, n'avez-vous pas (dis-je) éprouvé déjà par moments, et même à plusieurs reprises, cette sensation cette impression plutôt : la vie n'est pas à la hauteur de ce que j'avais imaginé ? Elle n’est pas aussi forte, aussi pleine que ce que j’apporte en moi, de naissance, s’attendait à rencontrer. Le secret de cela je n'ose vous le donner. Cependant le voici : c'est que la vie est pauvre. Seul l'art est riche. Il détient toutes les puissances, toutes les voluptés, toutes les richesses. Et voici la définition de cette formule qui a pu vous sembler de prime abord abstraite : la transposition. Qu’est-elle ? Enrichissement. Comme elle est le secret, la base de tous les arts, il revient à dire que, la vie étant pauvre, l'art seul est riche. »
Membre du Cartel des quatre fondé en 1927, qui regroupait également Georges Pitoëff, Gaston Baty et Louis Jouvet, Charles Dullin s’engagea pleinement dans cette association morale reposant sur « l'estime professionnelle et le respect réciproque des uns pour les autres ». Une solidarité à la fois artistique et commerciale qui voulait promouvoir le théâtre d'avant-garde tout en luttant contre une critique toute puissante. Ils revendiquaient également la liberté artistique totale du metteur en scène et s’arrogeaient le droit de contester l’héritage de leurs ainés sans pour autant renier l’influence d’André Antoine ou de Stanislavski. Pour Dullin, à l’instar de ses camarades du Cartel, toute réflexion dramaturgique se fonde sur la vérité, seul socle possible à la transcendance. Mais ce réalisme n’est pas à confondre avec le naturalisme prôné par Antoine, confiné dans l’imitation pure : « Réalisme ? La fin d’Othello, la trilogie d’Agamemnon, le théâtre espagnol et la comédie grecque d’Aristophane. Qu’est-ce que le réalisme ? Aller très fort, pousser plus loin, monter plus haut. En un mot, n’est-ce pas tout ce qu’il nous faut ? C’est donc d’un fond solide de réalisme que doit jaillir l’inspiration pour le travail de transposition. »
Chacun d'eux incarnait une volonté commune de renouveau et de création en lutte contre « les lâchetés du théâtre mercantile » pour reprendre les mots de Jacques Copeau – lui-même proche du cartel – dans son appel du Vieux-Colombier en 1913. En dépit de leurs tempéraments différents, leurs convictions esthétiques étaient souvent similaires : la rénovation dramatique est nécessairement portée par la poésie inhérente à la perspective dramatique. Louis Jouvet voulait introduire le spectateur dans un monde dont la vérité ne serait pas « matérielle mais spirituelle ». Le décor participe pleinement de cette rénovation : « Mettre en scène, c’est avec patience, avec modestie, avec respect, avec angoisse et délectation, aimer et solliciter tous les éléments animés ou inanimés, êtres et choses qui composeront le spectacle. Les incliner vers un certain état. C’est provoquer et attendre le mystère de leur efficacité interne, de leur présence ou de leur incarnation dramatique. Dans ce costume de la pièce qu’est le décor, bois, peinture, clous et lumière, par exemple, ne sont pas comme on pourrait le croire, des choses mortes, des éléments inorganiques mais de redoutables entités dont la bienveillance ne s’accordera à l’œuvre et aux interprètes que par un accord secret et longuement prémédité. Et cette communion spirituelle entre la matière et le verbe se renouvelle et se complète avec les comédiens. »
Le regard pénétrant de Dullin s’est arrêté sur deux toiles de Suzanne Lalique, accroché dans le salon d’Édouard Bourdet, nouvellement nommé au poste d’administrateur de la Comédie-Française, certainement parce qu’il a pressenti combien sa sobriété maitrisée s’accorderait à la sienne : un jeu de cartes et un jeu de dominos dans les mêmes tons rose et gris rehaussés d’un noir, qualifié par Dullin de « fulgurant ». En 1937, il demande à Suzanne Lalique de réaliser les décors de Chacun sa vérité de Pirandello montée sur la scène de l’illustre Maison. Dullin lui impose cependant de se référer au décor originel qu’il imagina lors de la création de la pièce, au théâtre de l’Atelier, en 1924.

Chacun sa vérité de Pirandello
maquette
Coll. part.
Pour illustrer les intentions du metteur en scène, Suzanne Lalique s’applique à mettre en espace ombres et lumières, inspirées par le cinéma expressionniste allemand. Elle choisit un sol dallé noir et blanc prolongeant la perspective, motif récurrent de ses décors à venir, autant pour son esthétique formelle propre à servir le drame pirandellien que pour sa capacité de réfraction lumineuse. Un salon bourgeoisement meublé aux ouvertures encadrées de lourdes tentures cramoisies s’ouvre sur un couloir dont la fin échappe aux yeux du public suscitant un étrange sentiment de malaise : il semble happer chaque personnage qui s’y aventure – configuration qu’elle reprendra en partie pour le décor unique de L’Ennemi, pièce de Julien Green mise en scène par Fernand Ledoux en 1954 aux Bouffes Parisiens. Un lustre imposant descend d’une rosace en stuc ouvragée, dans l’axe exact d’une seconde rosace sur le sol : ellipse qui n’est pas sans rappeler la roue du destin, un symbole typiquement expressionniste cher au metteur en scène. La lumière occupe un rôle essentiel, Dullin est alors acquis aux théories d’Adolphe Appia . Non seulement les variations de la lumière permettent de graduer et de modeler l’atmosphère mais elle agit aussi « sur l’imagination du spectateur sans distraire son attention ; la lumière a une sorte de pouvoir semblable à la musique ; elle frappe d’autres sens mais elle agit comme elle ».
Paul-Aimé Touchard se souviendra de ce décor comme l’un des plus « surprenants » restituant l’atmosphère d’étrangeté et de demi-folie de la pièce grâce à son « caractère contourné, biscornu, déroutant l’attente du spectateur par sa forme inhabituelle. » Quant à Colette, qui regrette « l’indigence allègre » de la première mise en scène, elle est moins sensible à la seconde : « Dans le beau décor de madame Lalique, confortable et empreint d’une provinciale grandeur, confiée à des acteurs consommés, notoires, l’œuvre de Pirandello, son froid et miroitant humour, sa flexibilité de tremplin, prennent de la consistance, une inévitable tangibilité. Elle s’éloigne ainsi de ce qui nous troubla le plus lors de sa création, et des interprètes créateurs que nous croyons à chaque moment voir mourir, se dissoudre, se superposer, fondre à reculons dans le lointain d’une glace verdâtre. »
Un authentique décorateur, affirme Dullin, doit être à même de faire lui-même la mise en scène graphique d’une pièce avant de commencer son travail de peintre, de considérer chacun des personnages dans tous les gestes qu’il aura à faire au cours de la pièce. Il se doit, avant d’écouter son inspiration, de considérer le rythme de l’intrigue, le temps nécessaire à tel ou tel changement et de saisir les moments où un personnage doit être mis en valeur sans être « dévoré » par les couleurs ou par un clair-obscur inopportun. « Continuellement, constate-t-il avec amertume, nous sommes en contradiction forcée avec nos décorateurs et nous sommes tout à coup obligés de choisir entre la valeur picturale et le texte. » Avec Suzanne Lalique, cette dualité n’existe pas : elle s’appuie sur les partis-pris dramaturgiques, se pliant aux exigences du metteur en scène quand elle les juge pertinentes, anticipe les déplacements, modèle une ambiance sans cesser de s’effacer devant les contraintes inhérentes au montage d’une pièce. Si cette première expérience théâtrale l’inscrit, définitivement, dans la mouvance du Cartel, ses rencontres avec d’autres décorateurs lui permettront d’aiguiser ses aptitudes. Toujours en 1937, elle peint quelques tableaux et quelques miniatures pour le décor de la pièce d’Alfred de Musset, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, réalisé par André Boll, à la Comédie-Française. Il lui conseille de confectionner ses maquettes en volume et non à plat comme elle l’avait fait précédemment pour Dullin. Cette même année, Louis Jouvet monte L’Illusion comique de Corneille, salle Richelieu. Il charge Christian Bérard de la création du décor. Suzanne se coule subrepticement dans un fauteuil du parterre, lors des répétitions, fascinée par les silhouettes subtilement éclairées traversant le fond du plateau. Bérard tend vers le minimalisme, dans l’esprit de Jacques Copeau, sans toutefois privilégier le tréteau nu : « On doit se laisser guider par le drame. Il faut ramener le décor à sa fonction d’outil à jouer ; dans cette marche à l’ascétisme qui, de façon on ne peut plus séduisante, se conjugue avec l’élégance et la légèreté des formes et des couleurs (…) Toutes les couleurs doivent être amenées psychologiquement par la pièce. » Suzanne Lalique appréhende la fonction de décorateur de théâtre avec les qualités nécessaires à la composition de ses natures mortes. Elle concèdera avec Jean Hugo, dont elle admire le trait et l’onirisme nourri de son amitié avec Jean Cocteau, que « la réalité crue de la représentation serait en désaccord avec la réalité poétique de la pièce, que le drame n’est pas la vie même, mais la vie transfigurée en art. »
La couleur, confiera Suzanne Lalique à sa fille, est semblable à la musique meurtrie par la moindre dissonance, elle vibre devant un accord maitrisé. À peine âgée de dix-huit ans, Suzanne avait assisté, accompagnée de Jean Giraudoux, aux représentations données par les Ballets russes au théâtre du Châtelet. Elle est aussitôt fascinée par l’inspiration de Léon Bakst, mélange d’audace et de raffinement, puisée dans l’or des icônes et les contrastes byzantins, traversée de réminiscences helléniques. Peintre de formation, Bakst allie à une somptuosité débridée, qualifiée par ses détracteurs de « décadente », un sens inné des couleurs et de la perspective confirmé par Anna de Noailles : « Tout ce qui étonne, tout ce qui grise, ce qui charme, ce qui attire était réuni sur la scène et fleurissait aussi naturellement qu’une plante qui, sous l’influence du climat, se pare de formes magnifiques. » Si Suzanne Lalique, reste, tout au long de sa vie, sensible à cette alchimie chromatique, elle souscrit à la tempérance de Bérard et de Boll : ne pas imposer un décor au détriment du texte mais privilégier une image dont la beauté ne distrait pas du jeu du comédien. Le volume s’affine, s’affirme, par un subtil jeu de lumières et de transparence qui nécessite des découpes précises, placées dès les esquisses préparatoires, afin d’aiguiser les arêtes d’une corniche ou d’accentuer les contours d’un feuillage mouvant. Elle est constamment à la recherche d’une nuance, d’une harmonie, d’une ligne autant pour les éléments architecturaux que pour les accessoires. René Lalique, son père, expliquera-t-elle, l’a familiarisée dès son enfance « avec le monde merveilleux des objets.» Sa palette devient plus tonique, la scène l’exige, s’éloigne de ces tonalités de gris et de brun dont « elle sait presque trop jouer » comme le soulignait Paul Guillaume lors de la première exposition des peintures de Suzanne Lalique en 1931.
Suzanne Lalique, après une lecture approfondie de la pièce, prépare, en amont, chaque nouvelle scénographie en collectant divers documents : reproductions de tableaux célèbres, pages de mobiliers soigneusement découpées dans des revues de style ou gravures anciennes retenues pour la courbe d’un escalier ou la moulure d’une porte, copiées, et recopiées, sur une feuille de papier-calque pour n’en conserver que les détails saillants. Charles Fegdal lui consacre un article en avril 1944, il témoignera du moment émouvant où naît la première ébauche en carton : « Tout-à-coup, à un moment précis, après avoir composé sur mannequins les costumes – qui eux aussi sont des objets – la pensée de l’auteur, les nécessités du texte, les réflexes de Suzanne Lalique se retrouvent ensemble, dans un décor imaginé, dans le décor exécuté en maquette – Le succès n’a plus qu’à venir. Et il vient comme il est venu à son premier décor. »
À un journaliste qui la félicite pour la qualité de ses reconstitutions, elle répond simplement : « j’ai trouvé le bon document. » Jean Meyer, interrogé sur la « magie du théâtre » en 1959, apportera une réponse aussi mesurée : « La mise en scène est une chose simple, prendre un texte inerte et en faire de la vie. Mais le prendre longtemps à l’avance, et le mûrir, et s’en nourrir. »
Élève de Jouvet, au Conservatoire, comédien chez Pitoëff à ses débuts et recruté par Édouard Bourdet, Jean Meyer reconnaît aussitôt en Suzanne Lalique l’empreinte du Cartel, il l’engage en 1943, pour la reprise du Chevalier à la mode de Dancourt. Une première contribution qui inaugure une longue liste : elle signera les décors, et les costumes de nombreuses pièces, particulièrement celles de Molière, mises en scène par Jean Meyer à la Comédie-Française et hors de ses murs.
L’escalier hélicoïdal, symbole de la vanité pathétique de M. Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, d’autant plus visible qu’il occupe un espace quasiment vide est certainement la réalisation la plus connue de Suzanne Lalique occultant ses autres créations alliant, avec le même raffinement, la référence historique et la convention théâtrale – « Monsieur Jourdain faut-il croire, notera Elsa Triolet dans sa chronique théâtrale, n’a pas eu le temps de rendre sa maison ridicule. » . L’acte IV des Amants magnifiques s’ouvre sur une grotte inspirée par un dessin de Torelli, machiniste italien appelé à Paris par Mazarin. L’École des maris, également montée en 1954 par Jean Meyer, s’appuie sur l’unique didascalie indiquant que la scène est à Paris. Molière ayant longtemps partagé la scène du théâtre du Petit Bourbon avec les comédiens italiens, il situe, comme eux, l’action de ses premières œuvres sur une place publique propice à l’imbroglio. Suzanne Lalique a certainement étudié la gravure tirée de l’édition de 1664 car nous retrouvons la même composition scénique, jusqu’aux lustres dont l’utilité n’est plus, au XXe siècle, d’éclairer les comédiens mais d’ancrer les spectateurs dans une époque révolue. « Il semble que dans sa propre Maison, écrira Roger Dornès, Molière ne puisse plus se passer de vous. Il est vrai que, si bien servi qu’il soit par la troupe, nul ne peut se vanter de le servir mieux que vous. Vos décors créent le climat exact qui permet aujourd’hui de faire le mieux porter son texte sur le public. Chacun sait combien ils sont agréables à regarder. Mais – et c’est là une qualité rarissime – si vous lui imposez une image ravissante, juste et efficace vous ne le distrayez point de l’intrigue. Souvent au théâtre, il m’est arrivé de découvrir successivement en cours de spectacle, telles inventions décoratives qui éloignaient mon esprit du texte d’autant plus qu’elles étaient séduisantes. Il s’agissait là peut-être de très charmantes illustrations mais de mauvais décors. Les vôtres, chère Suzanne Lalique, pourtant bourrés de détails exquis se lisent d’un seul coup, enchantent l’œil lorsqu’on a le temps de les regarder et savent disparaître aussitôt qu’apparaît l’action. Comme vous, ils sont excellents… et modestes. »

Le Bourgeois gentilhomme de Molière
Décor de Suzanne Lalique
(photo DR)
Suzanne Lalique ne se cantonne pas dans les œuvres du répertoire classique. En 1954, la presse salue le décor « exquis » de Gigi de Colette donnée par Jean Meyer au théâtre des Arts – elle sera reprise en 1984 au théâtre des Nouveautés. Suzanne Lalique manie avec délice les codes mâtinés d’outrance du décor bourgeois de la Belle Époque : Cache-pots en barbotine et guéridons aux pieds délicatement chantournés.

Gigi de Colette
Collection A.R.T.
Après son départ de la Comédie-Française en 1960, Jean Meyer est nommé directeur artistique du théâtre du Palais-Royal. Il s’attelle à un cycle consacré à Molière proposé au public de 1960 à 1963. Naturellement, il charge Suzanne Lalique de la scénographie. Confrontés à un plateau plus exigu et à des moyens moindres, ils reviennent à l’ascétisme prôné par les quatre du Cartel. Les pièces sont montées dans « un décor passe-partout et deux jeux de paravents » un salon percé de deux portes latérales et de deux grandes fenêtres flanquées, de part et d’autre, de chaises à haut dossier, trois lustres éclairent un sol à damier noir et blanc. Les châssis, positionnés côté jardin et côté cour, s’ouvrent le cas échéant pour accentuer les lignes de fuite de la scène. Ce décor sera repris en 1973 pour Le Médecin malgré lui de Molière, mis en scène par Jean Meyer, filmé à Marigny pour l’émission Au théâtre ce soir. Suzanne Lalique renouera avec la tradition de la toile peinte. De la futaie où se déroule le premier acte, tendue sur châssis, au salon bourgeoisement meublé, les formes en volume sont quasiment inexistantes.
Suzanne Lalique peint, épure, suggère, par un détail ou par le drapé d’une étoffe la « librairie » des femmes savantes, la chambre d’Harpagon, le salon d’Alceste ou de Magdelon et de Cathos. Quelques objets appropriés – livres, écritoires, tabourets, tentures ou candélabres – parachèvent l’illusion.

Les Femmes savantes de Molière
Décor de Suzanne Lalique
(photo DR)
Si durant cette période Suzanne Lalique traduit le charme discret de la bourgeoisie des années Soixante, à travers l’accumulation de boiseries et tableaux figuratifs – comme pour Micmac de Jean Meyer, montée en 1962 – ses siècles de prédilections, ceux qu’elle aborde avec « ses entrailles » selon ses mots , restent le XVIIe siècle français et le XVIIIe siècle espagnol.
Lorsque Jean Meyer prend la direction du théâtre des Célestins à Lyon en 1968, sourd aux échos de la révolte de mai, la collaboration avec Suzanne Lalique dans ce nouveau lieu s’appuie sur leur complicité déjà ancienne : il reprend la plupart des pièces, montées tant au Français qu’au Palais-Royal, Molière évidemment, Bourdet, Achard ou Feydeau, toutes dans des décors de Suzanne Lalique. Le Barbier de Séville de Beaumarchais, monté par Teddy Bilis, dans ce même théâtre en 1977, permet à Suzanne Lalique de sublimer encore une fois l’alliance de la rigueur, jamais sclérosante, et du détail immédiatement perceptible par le public. Elle choisit pour cela de s’appuyer sur l’archétype de l’architecture espagnole du XVIIIe siècle : d’austères façades assombries par quelques éléments de ferronnerie ouvragés.

Le Barbier de Séville de Beaumarchais
Décor de Suzanne Lalique
(photo Valentin Cuyl)
Archives du Théâtre des Célestins
Deux ans plus tard, pour la mise en scène du Menteur de Corneille par Jean Meyer, elle opte pour la plantation type de Sabbatini, architecte et théoricien italien du XVIIe siècle, soit une rue fuyante toujours accentuée par six maisons, peintes sur châssis jusqu’au couronnement des toitures et des balustrades, disposées par trois de chaque côté de la scène.

Le Menteur de Corneille
Décor de Suzanne Lalique
(photo Valentin Cuyl)
Archives du Théâtre des Célestins
Suzanne Lalique refusera toujours d’aller au-delà « d’une certaine limite », d’user d’ostentation ou de faire preuve de débordements reconnaissant volontiers que ce goût de la mesure était inhérent à « ses origines paysannes » . La critique en demi-teinte de Colette pour Chacun sa vérité ou la remarque amusée d’Elsa Triolet pour Le Bourgeois gentilhomme soulignent les limites qu’elle s’était elle-même fixées sans jamais trahir les desseins du metteur en scène. Le scénographe sait que l’interprétation de toute époque semblera plus vivante aux yeux du spectateur s’il peut immédiatement la confronter avec la sienne. Cette démarche induit un jeu spéculaire maîtrisé où détails et références choisis affûtent la perception du public. Suzanne Lalique excellait dans cet exercice salutaire sans jamais céder à la tentation de la complaisance.
Le décor de théâtre dans le monde depuis 1935, dessin-préface de Jean Cocteau, Elsevier, Bruxelles, 1956
Charles Dullin « Seul l’art est riche… », Ce sont les dieux qu’il nous faut, Gallimard, Paris, 1969, pp.207-208
Ibidem, p. 209
Louis Jouvet « Le métier de directeur-metteur en scène » dans Jouvet, Dullin, Baty, Pitoëff, Le Cartel, Bibliothèque nationale, Paris, 1987, p.124
Adolphe Appia (1862-1928) décorateur et metteur en scène suisse. Il a profondément réformé par ses scénographies, jouant de l’ombre et de la lumière afin de modeler l’espace, et par ses écrits l’esthétique théâtrale du XXeme siècle.
Charles Dullin, Monique Surel-Turpin, Arts du spectacle, édition des Cahiers théâtre de Louvain, 1985, pp.157-158
Pierre-Aimé Touchard (1903-1987) écrivain et administrateur de la Comédie-Française de 1947 à 1953.
L’amateur de théâtre ou la règle du jeu, Pierre-Aimé Touchard, Paris, Seuil, 1952, p.202
Le Journal, 21 mars 1937
Charles Dullin, Monique Surel-Turpin, p.147
Michel Corvin article sur Christian Bérard, Le Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Paris, Bordas, 1995, tome 1, p.108
Victor Hugo raconté, Chap. LXVI, Ed. chronologique Massin, Tome V, p. 1398
N.D Yantchevsky, Apollon en flammes, Edité par le groupe initiatif des amateurs d’art pour le quarantenaire du Ballet russe à Paris, Paris, 1949, pp.18-19
Le goût français, Suzanne Lalique, article de Claude Salvy, Les Nouvelles Littéraires, 7 juillet 1960, n°1714
Entretien avec Nicole Maritch-Haviland, printemps 2010
Beaux-Arts, 7 avril 1944
La Comédie-Française a son atelier de décors…, article de Roger Dornès, Paris-Théâtre, juin 1956, n°109, p.57
Ils font aimer Molière, article de René Cluny, Panorama juin 1959, n°23, pp.104-108
Elsa Triolet, Chroniques théâtrales, Gallimard, Paris, 1981, p.37
Paris-Théâtre, juin 1956
Lettre de Jean Meyer à Nicole Maritch-Haviland datée du 1er mai 1989
Entretien avec Nicole Maritch-Haviland
Ibidem

Suzanne Lalique
Séverine Mabille
Suzanne Lalique-Haviland, le décor réinventé, sous la direction de Jean-Marc Ferrer, Les Ardents editeurs, 2012
avec leur aimable autorisation