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Mourir (ou presque) sur scène

par Séverine Mabille

Séverine Mabille

( Séverine Mabille signe dans le mensuel Rappels les articles consacrés à l’histoire du théâtre. Elle a également collaboré à divers ouvrages comme Le dictionnaire international du bijou, Phèdre : Le choix de l'absolu ou Suzanne Lalique-Haviland, Le décor réinventé. Conférencière et Chargée de missions dans plusieurs musées, elle a aussi mis en scène quelques correspondances dans des “ lieux de mémoire ”. Elle travaille aujourd’hui avec des comédiens ou des metteurs en scène comme Anne Delbée. )


La mort venant subrepticement étreindre le comédien sur scène, le plongeant dans une obscurité qu’aucune chandelle ne réchauffera jamais, est l’un de ces mythes illusoires pieusement conservés par nos mémoires avides d’images d’Épinal participant des légendes.

Molière n’est pas mort en jouant mais sa disparition et la dernière représentation du Malade imaginaire se confondent au point de nous tromper en nous renvoyant une image spéculaire tronquée. Le vendredi 17 février 1673, jour du premier anniversaire de la mort de Madeleine Béjart, il enfile pour une ultime fois le bonnet d'Argan, il se calfeutre dans sa robe de chambre, les frissons qui le parcourent ne sont pas feints. Baron et Armande l’auraient conjuré de ne pas monter sur scène. Il leur aurait répondu : « Comment voulez-vous que je fasse ? Il y a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journée pour vivre. Que feront-ils si l'on ne joue pas ? Je me reprocherais d'avoir négligé de leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument. » Lors de la cérémonie où le soi-disant malade est promu médecin, alors qu'il prononce l'un des fameux juro, il est pris de convulsions qui le font grimacer de douleur. Il la dissimule de son mieux sous une mimique forcée. Les bouffonneries et les clystères, la sarabande des médecins dont les manches volent devant lui, la sollicitude de Toinette ne pourront cacher longtemps aux yeux du public que Molière crache du sang sur son masque blanc. Il est transporté, à la lueur des flambeaux, à son domicile. Il meurt quelques heures plus tard, sans qu'aucun prêtre n’ait accepté de se déplacer pour accompagner un vulgaire histrion, veillé seulement par deux nonnes hébergées pour le Carême.

La Grange, l’ami fidèle, témoigne de ce moment poignant dans son registre :

« Ce mesme jour après la Comédie sur les 10 heures du soir Monsieur de Molière mourust dans sa maison Rue de Richelieu, ayant joué le rosle dudit malade imaginaire fort incommodé d'un rhume de fluction sur la poitrine qui luy causoit une grande toux de sorte que dans les grans efforts qu'il fist pour cracher il se rompit une veyne dans le corps et ne vescut pas demye heure ou trois quarts d'heure depuis ladite veyne rompue. Son corps est enterré à St Joseph, ayde de la parroisse St Eustache. Il y a une tombe eslevée d'un pied hors de terre ».

Une tradition veut que Montfleury,  l'entripaillé raillé par Molière dans L’'Impromptu de Versailles et conspué par Cyrano sous la plume de Rostand, soit tombé inanimé, une veine rompue par les efforts qu'exigeait la récitation des stances d’Oreste dans Andromaque de Racine. Rôle qu'il «  joua d’original » aux côtés de Mademoiselle Duparc en 1667. Son authenticité plus que contestable repose sur un fait singulier : le comédien portait une ceinture de fer censé soutenir son énorme ventre lorsqu'il paraissait sur scène. Sa petite-fille aimait raconter une fin plus romanesque encore : un inconnu, rencontré chez un marchand de galons, l'exhorte à songer à lui car il était très souffrant et l’ignore. Montfleury ne prête guère attention au discours d'un homme qu'il regarde comme fou mais rentré chez lui, il apprend que cet inconnu est venu prévenir ses domestiques que leur maître était en grand danger. L’acteur semble fort ému et préoccupé par cet avertissement. Il se rend au théâtre avec moins d'entrain que de coutume et en revient le corps secoué de fièvre. Il rend l'âme quelques jours après. La Gazette de Lorens termine ainsi son hommage :


En cet acteur inimitable !

C’est une perte irremplaçable.

Oh vous qu’il a tant ébaudis,

Dites pour lui De Profundis.


Il semble que cette tradition est perdurée afin de mettre en parallèle sa mort et celle de son illustre prédécesseur, Mondory. François Hédelin très critique à l’égard de Corneille écrivait à propos de son comédien de prédilection : « Le meilleur acteur de notre temps, je veux dire Mondory.»

Pourtant si Mondory fut victime d’une « apoplexie de la langue » alors qu’il déclamait les imprécations d’Hérode dans la Marianne de Tristan l’Hermite en 1637, il ne fut pas foudroyé sur scène mais contraint de se retirer.

Brécourt, un proche de Molière, se serait rompue une artère en campant Timon ou encore, selon l'abbé d'Allainval, la violence et la longueur du rôle porté par Mademoiselle Champmeslé dans la Médée de Longepierre, en 1694, auraient abrégé sa carrière et grandement altéré sa santé.

Celle qui créa avec éclat le rôle de Bérénice disparait quatre ans plus tard. Racine dans une lettre adressée à son fils stigmatise « l'obstination avec laquelle cette malheureuse refuse de renoncer à la comédie ayant déclaré qu'elle trouvait très glorieux pour elle de mourir comédienne. » Et d’ajouter : « il faut espérer, que quand elle verra la mort de plus près, elle changera de langage, comme le font d’ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien. » Deux mois plus tard, dans une nouvelle lettre, il revient incidemment sur la mort d'une de ses plus émouvantes interprètes : « Je vous dirai, en passant, que je dois réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui mourut aussi avec d'assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, très repentante de sa vie passée, mais surtout fort affligée de mourir. »

Quant à Lully, aussi génial qu’emporté, lors de la répétition d’un Te Deum en hommage au roi, il se frappe violemment le pied avec son lourd bâton de direction en battant furieusement la mesure. La gangrène ne tarde pas à gagner le mollet. Le musicien, également danseur émérite et peut-être méfiant à l’égard des chirurgiens, refuse l’amputation. Il est emporté en quelques semaines en mars 1687.

Mourir en pratiquant son art n’est pas mourir pour son art comme ce fut le cas du malheureux Bannières fusillé comme déserteur, au lendemain de ses débuts à la Comédie-Française, pour avoir négligé ses devoirs de citoyen, la Révolution ne badine pas avec le civisme, en choisissant les planches plutôt que les champs de bataille.

Le cinéma offre un nouvel « étant-d’art » aux comédiens et un territoire inexploré pour la mort. Sarah Bernhardt, après quelques expériences décevantes, tourne en 1912 la vie d’Elisabeth d’Angleterre, un drame en 25 tableaux, sous la direction de Louis Mercanton. Elle confie à Jacques Feyder : « Quel dommage qu’on n’ait pas inventé le cinéma plus tôt ! Quelle carrière j’aurais pu faire. »

En 1923, elle incarne, pour son dernier film, une voyante paralysée vivant dans une mansarde avec pour seule compagnie un chimpanzé espiègle prénommé Jacqueline. La grande tragédienne affaiblie ne pouvait se rendre chaque jour dans un studio. Le metteur en scène américain, Léon Abrams, décide alors d'installer le plateau dans l'atelier, elle sculptait et peignait régulièrement, de son hôtel particulier situé boulevard Pereire à Paris. Le sol est jonché d’ampoules grillées et de boites à outils, partout courent des câbles électriques alimentant des tubes de mercure et un puissant groupe électrogène nécessaire au rayonnement du soleil artificiel censé se lever sur le Moulin de la Galette ou sur le Sacré-Cœur. Déjà âgée, handicapée par la perte de sa jambe, elle refuse de prendre du repos, répète avec ses partenaires Harry Baur et Lily Damita. Elle consent seulement à porter des lunettes aux verres bleus, entre les prises, afin de préserver ses yeux arguant qu'elle est « si contente de travailler. » Un malaise quelques jours avant la fin du tournage l'oblige à s’aliter. Consciente de la gravité de son état, elle désigne elle-même la comédienne qui terminera le tournage à sa place, Mademoiselle Brindeau, avant de disparaitre le 26 mars.

Léon Abrams, au cours des interviews qu'il donnera lors de la sortie du film, s’interrogera sur « l'énergie surhumaine qui la fit travailler jusqu'au dernier jour de sa vie.»

Les derniers jours de sa vie Robert-Hugues Lambert les passera dans l’enfer du camp de Flossenbürg, après être passé par Buchenwald, en mars 1945. Il est engagé trois ans auparavant pour jouer Mermoz, héros disparu livré à la concupiscence de la propagande vichyste, dans un film de Louis Cuny foisonnant de clichés fascisants. Le 3 mars 1943 il est arrêté pour des raisons encore obscures aujourd’hui mais qui, selon certains témoins, seraient dues à sa fréquentation de bars homosexuels. Quelques scènes ne sont pas encore doublées, le producteur se débrouille pour faire passer le texte à l’acteur emprisonné au camp militaire de Compiègne-Royallieu : « J'ai approché le cul de la camionnette d'enregistrement le long du mur et je suis monté sur le toit. Tout était prévu; Lambert nous attendait de l'autre côté. J'ai déployé la perche au-dessus de l'enceinte et des barbelés avec le micro au bout. » Henri Vidal tournera, de dos, les dernières séquences mais c’est Lambert, crevant l’écran, qui sera ovationné par le public huppé lors de la soirée de gala donnée à l’Opéra.

« Fabula acta est » aurait murmuré l'empereur romain Auguste avant de s'éteindre. Dans nos esprits la vie est souvent assimilée à une représentation théâtrale. Comme au théâtre le dénouement est inéluctable, un temps conjuré avant que le rideau ne s’envole dans les cintres. La mort nous sera éternellement supérieure en « ombres ». Célèbres et anonymes mêlées, sur scène ou ailleurs…

 

Séverine Mabille
avec son aimable autorisation et celle du journal Rappels

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