Quel est votre premier grand souvenir de théâtre ?
Le premier souvenir est un souvenir mémorable : c'était le 11 novembre 1940, les allemands étaient arrivés au mois de juin. Ils occupaient Paris qui était rentré dans le silence. Et, ce jour là, il faisait un très beau temps, la Comédie-Française faisait sa réouverture avec Le Cid et c'était la première fois que j'allais au théâtre. J'ai été émerveillé par la mise en scène de Jacques Copeau et l'apparition des grands sociétaires de cette époque : Jean-Louis Barrault, Madeleine Renaud, Marie Bell... On avait l'impression que la France retrouvait sa voix avec ce texte qui portait la langue française à son plus haut degré de qualité, alors que des étudiants courageux commémoraient le 11 novembre 1918 en chantant la Marseillaise sur les Champs-Élysées. Ça a été pour moi un moment inoubliable et un coup de foudre pour le théâtre. Le salut par le langage.
Malgré ce « coup de foudre » vous écrivez tardivement pour le théâtre ?
Oui à 60 ans, à l'âge de la retraite. Je crois que j’ai toujours voulu écrire du théâtre, mais j'avais une famille et une place dans l'édition et je n'ai pas eu le courage de renoncer à ce travail. Une vie d'auteur dramatique comporte des hauts et des bas, je ne voulais pas abandonner mon métier et le confort relatif qu'il me donnait. Ecrire pour le théâtre demande un abandon total ; il faut s'y lancer à corps perdu et se consacrer pleinement à ses personnages. Il n'est pas question de les lâcher au milieu d'un dialogue. On ne peut pas vivre une passion à mi-temps et le théâtre était cette passion.
L'histoire tient une place prépondérante dans votre réflexion ?
La confrontation de deux grands personnages historiques n'avait encore jamais été entreprise de façon systématique avant L'Entretien ou Le Souper. Si mes pièces ont eu du succès, c'est peut-être parce qu'en amont, je fais des recherches fouillées. La documentation est fondamentale à mon travail. Le plus difficile est de trouver deux personnages qui fonctionnent ensemble... Ensuite, chaque action découle de leur caractère. Et puis je suis toujours aidé par l'Histoire. Elle a du génie, l'Histoire! En étudiant la vie de mes personnages, je découvre une somme que je n'aurais jamais eu l'idée d'inventer. L'auteur de théâtre est comme un chercheur de trésors: il creuse et trouve de l'or. Moi, je creuse avec passion l'Histoire.
L'entretien de M. Descartes avec Pascal le jeune, Le Souper, L'Antichambre, La Dernière salve... Comment passez-vous du langage du XVIIe à celui du XIXe avec la même maestria ?
Je n'ai aucune peine, je n'ai pas fait d'études de français particulières. Je ne suis pas un universitaire. Je n'ai pas étudié particulièrement la langue du XVIIe et du XVIIIe. Sans que je m'explique comment, je me sens parfaitement à l'aise dans cette langue. Je n'ai pas besoin de recourir à un dictionnaire. Comment ? Je vous dirai franchement, je n'en sais rien… Je n'ai pas non plus fréquenté systématiquement les auteurs de ces époques. Mais quand j'écris, je n'ai aucun problème de style, aucun problème de langage. Ce qui me poserait plutôt un problème, c'est le langage contemporain. J'ai écrit peu de pièces en langage d'aujourd'hui. Je serais incapable d'écrire un dialogue entre un chauffeur de taxi et un conducteur d'autobus. Tandis que faire parler Descartes et Pascal (L'Entretien), Madame du Deffand et sa nièce Julie de Lespinasse (L'Antichambre) ou Talleyrand et Fouché (Le Souper) ne me pose aucune difficulté.
Votre goût de la langue va jusqu'à faire parler différemment Descartes et Pascal nés à 27 ans d'intervalle, le premier à la fin du XVIe siècle et le second au début du XVIIe ?
Ils ne parlent pas la même langue. La langue de Descartes est encore une langue proche du latin très boulonnée avec des prépositions, alors que celle de Pascal est très proche de Racine, beaucoup plus proche de nous. Ça m'a posé un problème très intéressant, parce que j'ai absolument voulu respecter cette différence en ne leur faisant pas parler le même langage. Ce qui m'a beaucoup aidé c'est la correspondance de Descartes car il y parle avec le son de sa propre voix. J'y ai d'ailleurs trouvé une lettre, qui a été déterminante pour moi, dans laquelle il évoque son chagrin à la mort de sa fille de sept ans et conclut : “ je ne suis pas de ceux qui pensent que les larmes n'appartiennent qu'aux femmes ”. Cela m'a donné la clef du personnage : ce philosophe de la “ raison raisonnante ”, où le coeur n'a pas sa place, est certainement plus intéressant que son oeuvre.
Comment vous êtes-vous intéressé à madame du Defffand, ? Vos précédentes pièces reposait sur l'antagonisme entre deux hommes ...
Une réflexion de cette femme cynique et athée, qui avait vécu sa jeunesse sous la Régence, m'a particulièrement inspiré. Elle parle du malheur d'être née. On dirait du Cioran. Ce rôle je l'ai écrit pour Suzanne Flon que j'aimais beaucoup. Elle était trop discrète pour me le demander mais je savais qu'elle espérait que j'écrive un rôle pour elle. Je me suis souvenu de trois lignes que j'avais lues en classe de troisième dans mon manuel de littérature française. On y parlait des salons au XVIIIème siècle et de cette madame du Deffand qui tenait un salon réputé et qui devenue aveugle a pris comme lectrice Julie de Lespinasse et puis elles se sont fâchées quand les philosophes ont pris l'habitude de s'attarder chez Julie... je ne sais pas pourquoi, alors que j'étais très loin du théâtre, ces quelques lignes m'étaient restées. Là, il y avait peut-être un sujet pour Suzanne. Quelque temps après, je vais au musée Carnavalet, sans aucune arrière-pensée simplement, parce que j'aime cet endroit, et je tombe sur un pastel de madame du Deffand par Carmontelle. J'ai eu l'impression que le profil de Suzanne venait s'inscrire parfaitement dans celui de madame du Deffand : une figure un peu sèche, un nez un peu pointu. Ça m'a conforté dans mon idée de travailler sur ce sujet et rentré à la maison, je téléphone à Suzanne pour lui proposer. Mais avant de commencer, je l'ai prévenue que madame du Deffand n'était pas une femme bonne. Elle m'a répondu : vous ne savez pas le plaisir que vous me faites, j'en ai tellement assez, surtout dans les films, de garder les enfants et de beurrer les tartines. Ecrivez-moi une méchante.
Vos pièces sont souvent un affrontement entre deux personnages, le troisième n'étant là que comme le contrepoids inhérent à toute situation conflictuelle ?
Il y a des fondamentaux au théâtre, c'est Jean-Pierre Miquel qui me l'a fait remarquer : il faut d'abord un affrontement et que les personnages ne soient pas à la fin ce qu'ils étaient au début de la pièce. Et puis, moi qui ai horreur de la moindre dispute, j'ai le goût de l'affrontement au théâtre car il exige de serrer les personnages de près et de découvrir dans leur histoire personnelle ce qui créera et entretiendra l'antagonisme. L'humour est également nécessaire quand une situation est tendue, il faut qu'on souffle un peu, que les spectateurs se détendent et rient.
Toujours dans un lieu clos : une cellule du couvent de l'ordre des Minimes pour L'Entretien, un studio pour Le fauteuil à bascule, l'antichambre de madame du Deffand ?
J'aime les lieux clos car les conflits y sont plus intenses que sur une place publique et puis j'ai horreur des changements de décors. Il n'y en a pas dans mes pièces comme il n'y a pas d'entracte. J'aime tenir le spectateur et ne pas le lâcher. L'idéal pour moi c'est un lieu clos, deux personnages et une pièce qui n'excède pas deux heures, surtout si le conflit est particulièrement fort.
Vous écrivez pour des comédiens comme Suzanne Flon, Henri Virlojeux, Daniel Mesguich, Claude Rich, Claude Brasseur ?
C'est comme composer une sonate pour un musicien, il faut absolument écouter les instruments, d'abord un par un puis ensemble. Moi, j'écoutais la voix de mes acteurs. Ils avaient des voix magnifiques, la voix vous exprime profondément. C'étaient eux qui me dictaient leurs répliques quand la fatigue se faisait sentir. J'entendais leurs voix s'élever et m'accompagner jusqu'à l'achèvement de ma pièce.
Vous évoquiez une pièce consacrée à la relation de Chateaubriand avec Madame Récamier...
J'aurais voulu qu'elle soit ma dernière pièce, un dialogue entre deux gisants à la fin de leur vie, seulement je suis fatigué maintenant. Une pièce de théâtre demande un tel investissement physique, qu'il faut tenir une forme de jeune homme. J'ai senti que je n'avais plus l'énergie nécessaire pour donner à cette confrontation la force qu'elle réclamait. Cependant je ne me résigne pas à ne pas écrire. Dans mon dernier recueil de pièces, Sept comédies en quête d'acteurs, il y a trois pièces auxquelles je tiens beaucoup qui traitent des rapports de Marcel Proust et de Celeste Albaret, de Tchékhov et de sa femme Olga, et enfin de la rencontre improbable entre Robert Houdin et Georges Méliès. Certainement ma pièce la plus personnelle sur ma propre enfance.
Cette pièce intitulée Deux enfants dans la Lune nécessiterait de nombreux changements de décors (scène, loge, salon, Lune) contrairement à votre parti-pris habituel ?
Oui, je me suis inspiré des grands spectacles pour enfants que donnait le Châtelet. Des féeries scéniques. Cette pièce m'a été commandée par le grand et talentueux producteur Christian Fechner féru d'illusionnisme. J'avoue que de moi-même, je n'aurais jamais eu l'idée de traiter ce sujet. Je l'avais prévenu : ce serait un spectacle cher qui demanderait un grand théâtre et de nombreux praticables, mais cela ne semblait pas atténuer son enthousiasme. Le miracle est que ce projet soit devenu chaque jour plus personnel. Je tenais enfin la pièce que je rêvais d'écrire, depuis longtemps, sur mon enfance. Je lui remis le manuscrit en juin 1996, il me serra longuement la main : “ C'est à deux cents pour cent ce que j'espérais de vous. Formidable... enchanteur.” Depuis ce jour, Monsieur Fechner s'est escamoté lui-même, je ne l'ai jamais revu...
Pourriez-vous évoquer quelques images de votre enfance ?
Nous habitions une petite maison à Asnières. J'étais sur le tapis, en train de jouer, c'était en 1928, j'avais 6 ans, et la TSF fonctionnait. Je fus frappé par la phrase suivante, prononcée par une femme: « Le jazz est une nouvelle expression d'art qu'il ne faut pas juger à la lumière de la musique classique ». Je ne savais pas ce qu'était le jazz, ni la lumière, ni la musique classique, mais le rythme et le balancement de cette phrase m'ont enchanté. Chez nous, on ne parlait guère. Cette phrase m'a donnée le goût de la langue française lorsqu'elle est bien parlée. Je ne l'ai jamais oublié : Elle a hanté mon enfance.
Je me souviens aussi du buvard rose qui absorbait l'encre violette de mes pâtés, de la lessive Saponite, de la crème Eclipse pour faire briller ses chaussures, des manchons pour les dames et des guêtres pour les messieurs, du marchand de couleurs et de celui de sable, des voleurs à « la tire », des « monte-en-l'air » et des « souris d'hôtel »... (rires)
Que voudriez-vous que l'on retienne de vous ?
Que je suis un héritier qui s'est efforcé de ne pas dilapider l'héritage. Un grand auteur est celui qui crée une langue. Moi, je n'ai pas créé de langue.