Lors d'une conférence donnée au Théâtre de l'Athénée en 1945, Louis Jouvet justifiait ses quatre années d'exil, inaugurées par une tournée sous l’égide du maréchal, par l'interdiction de jouer deux de ses auteurs de prédilection, Jules Romain et Jean Giraudoux : « On les trouvait anti culturels, on m'offrait de les échanger contre Schiller et contre Goethe. Ce n'était plus mon métier, il y aurait eu équivoque. On ne fait du théâtre que par plaisir, et en liberté. Avoir une profession, et la pratiquer dans l'exigence de tous ses principes, m'est apparu à ce moment, et me paraît aujourd'hui plus que jamais, le meilleur moyen et la façon la plus sûre, pour un homme de théâtre, de faire de la politique et d'avoir une religion». Sa collaboratrice Charlotte Delbo, entravée de la pire façon qui soit, ne reniera pas ses convictions.
À Rio de Janeiro fin 1941, elle quitte la compagnie pour regagner la France, malgré les admonestations du patron : « Reste ! Tu vas te jeter dans la gueule du loup », afin de rejoindre son mari, Georges Dudach, acquis à la Résistance. Ils seront arrêtés en février 1942, Georges est Fusillé, Charlotte déportée: « Un matin de janvier 1943, nous arrivions. Les wagons s'étaient ouverts au bord d'une plaine glacée. C'était un endroit d'avant la géographie. Où étions-nous ? Nous devions apprendre, plus tard, deux mois plus tard au moins, que l'endroit se nommait Auschwitz. Nous n'aurions pu lui donner un nom » Six mois plus tard, un petit groupe de prisonnières est envoyé à quelques distances de là, dans un commando où les conditions de vie, de survie, s'assouplissent légèrement : « Après quelque temps, nous pensions au théâtre. L'une de nous racontait des pièces aux autres qui se groupaient autour d'elle, bêchant ou sarclant. On demandait : « qu'est-ce qu'on va voir aujourd'hui ? » Chaque récit était répété plusieurs fois. Chacune voulait l'entendre à son tour et l'auditoire ne pouvait dépasser cinq ou six. Pourtant le répertoire s'épuisait. Bientôt, nous songions à « monter une pièce ». Rien de moins. Sans texte, sans moyen de nous en procurer, sans rien. Et surtout si peu de temps libre. » Claudette qui travaillait au laboratoire, et disposait d'un bureau et d'une chaise, entreprend d'écrire Le Malade imaginaire, de mémoire : « On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c'est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d'une journée... » Après le souper, deux cents grammes de pain dur et sept grammes de margarine, il faut user de persuasion, faire appel à l'esprit de camaraderie, pour motiver une troupe gagnée par l'épuisement et par le froid. Alors battant des bras et frappant des semelles dans l'obscurité, le spectacle s’esquisse pour le premier dimanche après Noël. Eva dessine une affiche et la fixe à l'intérieur de la baraque, la veille de la représentation : « pourquoi, quand tout le monde est au courant. C'est qu'enfin nous sommes dans l'illusion.» Une affiche en couleurs donc, annonce : Le Malade imaginaire, d'après Molière, par Claudette. Costumes de Cécile. Mise en scène de Charlotte. Agencement scénique et accessoires de Carmen. Puis la distribution avec Lulu dans le rôle d'Argan. Des pyjamas élimés et des tricots se muent en habits et hauts-de-chausses, les cages de tulle dont se servaient les scientifiques nazis - pour tenter d'acclimater un pissenlit à latex rapporté de Russie - sont vite transformées en jabots et nœuds de dentelle, un insecticide verdâtre farde les médecins, le tablier noir, en usage dans le laboratoire, devient habit de la faculté. Toujours à l'insu de la surveillante, il faut encore installer une table privée de ses pieds qui fera office de scène, la draper de couvertures volées au jardinier, placer une baladeuse dérobée à l'instant opportun. Après tant d'efforts conjugués, le rideau se lève enfin sur Argan trônant sur une pile de cageots, serré dans une vilaine couverture en guise de robe de chambre. Il agite frénétiquement sa clochette : un petit caillou tintinnabulant au fond d'une boite rouillée. « C'est magnifique - écrira Charlotte Delbo - parce que quelques répliques de Molière, ressurgies intactes de notre mémoire, revivent inaltérées, chargées de leur pouvoir magique et inexplicable. C'est magnifique parce que chacune, avec humilité, joue la pièce sans songer à se mettre en valeur. Miracle des comédiens sans vanité. Miracle du public qui retrouve soudain l'enfance et la pureté, qui ressuscite à l'imaginaire. C'est magnifique parce que, pendant deux heures, sans que les cheminées aient cessé de fumer leur fumée de chair humaine, pendant deux heures, nous y avons cru. Nous y avons cru plus qu'à notre seule croyance d'alors, la liberté. »
Monter un texte de Molière est en soi un geste fédérateur, renouer avec la tradition du Grand Siècle n'est pas anodin non plus dans un milieu hostile où revendiquer la grandeur était considéré comme un acte de sédition. Il en faut du courage, du panache même, pour monter le Malade imaginaire, votre corps tenaillé quotidiennement par les crampes et par la colique, alors qu'on vous tient pour rien, pour moins que rien, que l'on foule « aux bottes » la moindre de vos aspirations. L'ethnologue et résistante Germaine Tillion arrive à Ravensbrück en octobre 1943 : « Nous étions encore des êtres humains, avec des bases de comparaison pour mesurer cet abîme de misère, dans lequel nous allions évidemment sombrer. » Elle est affectée au service du tri des vêtements de la rapine mais refuse de se soumettre. Les autres détenues, parmi lesquelles Titine, Rosine, Lulu de Belleville, Nénette et Marmotte (toutes, titis parisiens ou issues de la bourgeoisie, cocasses et courageuses, deviendront des personnages récurrents de la revue) l'aideront à se soustraire aux corvées jusqu'à la libération du camp en 1945. Une camarade tchèque lui fournira du papier et de l'encre afin qu'elle s'attelle à l'écriture d'une opérette-revue : Le Verfügbar aux Enfers. Verfügbar, « disponible » en allemand, était le nom donné aux rebelles qui n'étaient pas attachées à une colonne de travail, elles restaient à disposition et tentaient de se dérober après l'appel du matin. Germaine Tillion choisit l'autodérision et présente le Verfügbar comme une espèce animale nouvellement découverte, sujet de conférence d'un naturaliste pédant. Exemple rare dans la littérature concentrationnaire, elle se borne à une observation minutieuse de la vie au sein du camp, se livre à une étude scrupuleuse des comportements mettant ainsi en place les ressorts du « comique de situation » aussi éprouvante soit-elle. Son texte mêle, dialogues burlesques, rengaines et bluettes sur des airs populaires ou d'opéra. Des ritournelles entrainantes pour évoquer l'insondable, des pastiches d'Offenbach ou de La Fontaine pour décrire l'innommable. Un livret, où la mort est bannie, auquel chacune participe portée par une volonté commune de maitriser la peur par l'entrain, de faire un pied de nez à l'horreur comme l'énonce sans ambiguïté possible le prologue :
... qu'un autre dans ses vers chante les frais ombrages.
D'un amoureux printemps les Zéphyrs attiédis
Ou de quelque beauté les appâts arrondis...
J'estime que ce sont banalités frivoles.
Et je voudrais ici, sans fard, sans parabole,
Chanter les aventures, et la vie, et la mort
Dans l'horreur du Betrieb (usine du camp), ou l'horreur du transport
D'un craintif animal ayant horreur du bruit,
Recherchant les cours sombres et les grands pans de nuit
Pour ses tristes ébats que la crainte incommode
Ventre dans les talons-tel un gastéropode-,
Mais fonçant dans la course ainsi qu'un autobus.
Pour fuir le travail tenant du lapinus
Pour aller au travail tenant de la limace
Débile et pourchassé, et cependant vivace,
Tondu, assez souvent galeux, et l'œil hagard...
En dialecte vulgaire, appelé « Verfügbar »...
Seul l'espoir, il s’accommode mal de la satire, éclot sur le lamento de la Chanson triste de Duparc :
Dans mon cœur il est une étoile
Qui m'inonde de ses rayons
Elle brille dans mes yeux pâles,
Et rutile sous mes haillons...
Les grands murs alors disparaissent,
Mon pays m'apparaît soudain
Sous son beau ciel plein de tendresse...
Ses baisers seront pour demain.
C'est l'espoir que mon âme cache.
Une attente cruellement réprimée par le naturaliste : « Mais quel espoir ? Qu'est-ce que tu peux bien espérer ? » À quoi, le chœur frondeur rétorque : « C'est mon affaire... Sachez seulement qu'il se lève à l'orient comme le soleil... Et qu'il ne se couche pas à l'ouest. » Allusion à la position des troupes alliées. Au contraire de l'expérience vécue par Charlotte Delbo, l'opérette ne sera pas montée à Ravensbrück – d'ailleurs comment l'imaginer dans un camp où la brutalité était portée à sa quintessence ? - mais lue sous le manteau, le soir, dans les baraquements. Le Théâtre du Châtelet présentera, en 2007, cette œuvre singulière et vivifiante pour commémorer le centenaire de la naissance de son auteur.
Il peut sembler incongru, aujourd'hui, que dans de telles circonstances, confrontées à l'inhumanité la plus radicale, des femmes, des détenues aient pu sourire, s'abandonner au rire, s'ouvrir à Molière. Ce serait méconnaître les ressources de la dérision, la distance qu'elle instaure entre le désespoir et soi, la complicité qu'elle tisse entre deux solitudes. Survivre était, pour Germaine Tillion et ses camarades, comme pour Charlotte Delbo et les siennes, leur « ultime sabotage.» Le théâtre et une salutaire ironie ont participé de cette rébellion.