Association de lalogoRégie Théâtrale  

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Quand l’auteur se met en scène

Jean Anouilh venait de fêter son soixante-neuvième anniversaire quand il fit jouer Cher Antoine ou l’amour raté toujours à la Comédie des Champs-Élysées. Cette fois, il s’en prenait à la solitude d’un auteur dramatique célèbre, Antoine de Saint-Flour, Retiré dans un château de Bavières, après avoir fait table rase de sa vie passée, celui-ci convoqua tous les personnages qui avaient compté pour lui, dans l’intention de leur lire son testament avant de se suicider par amour pour une jeune fille. Curieuse coïncidence ! Anouilh venait de rencontrer une jeune allemande, Ursula Wetzel, de laquelle il n’était pas indifférent et qui lui donnera un cinquième enfant, une petite fille : Anouk.

La pièce était-elle une œuvre autobiographique ? Interrogé Anouilh ne fut pas affirmatif mais ne contesta pas non plus « Peut-être … » répondit-il au journaliste qui l’interviewait. « Quoiqu’il en soit les critiques seront persuadés que cet auteur, c’est moi . Les mots que je prête à mes interprètes sont bien toutefois ceux que je voudrais qu’ils disent véritablement à ma dernière heure ». 1

Cher Antoine de Jean Anouilh
Cher Antoine
affiche de Jean-Denis Malclès

Collections A.R.T.

Cette fois, ce fut une superbe réussite. S’étant mis personnellement en scène, l’auteur avait-il touché le cœur du public et de la critique ? « Un chef d’œuvre complet, profond, étincelant, subtil, naïf, poétique, comique, plein de résonances… Artiste en prophète de sa propre vie » ainsi s’extasiait Jean Dutourd 2 et Jean Mambrino de s’enthousiasmer : « Quand on peut dire, d’un poème, d’une comédie qu’ils sont « inspirés », il me semble que c’est quand ils évoquent pour nous un univers à la fois étrange et familier, plein de réminiscences et cependant tout neuf , lorsque leur charme, leur bonheur et même leurs éclats de rire transparaissent toujours à travers un voile de larmes , lorsque la douleur presque inconsolable qui les remplit, est toute pénétrée de lumière, d’insouciance enfantine et d’une sorte de mystérieuse gaieté . » 3 et François–Régis Bastide d‘analyser son plaisir : « Ah l’admirable pièce, l’exquise soirée, le cher Anouilh, que c’est de temps en temps, le grand talent, la simplicité, l’émotion, la modestie, la finesse, les clins d’œil du théâtre ! ». 4

Si, dans la salle, les spectateurs étaient heureux, en coulisse c’était le bonheur. Le soir de la centième représentation, une réjouissance fut prévue après le spectacle. Jean Anouilh était de la fête, mais il était loin de se douter de ce qui l’attendait. Son œuvre Cher Antoine s’était enrichie de quelques scènes composés par le comédien Hubert Deschamps qui, avec ses camarades de distribution, en donna la comédie. « Le morceau le plus apprécié fut la réception à l’Académie Française d’Antoine ( alias Jean Anouilh ) revêtu de l’habit vert et du bicorne. Les réflexions qu’il se fait à lui même avant de prononcer son discours ont particulièrement réjoui les spectateurs (...). Jean Anouilh, assis au premier rang, a beaucoup ri ». 5


Hubert Deschamps dans la Réception à l'Académie Française d' Antoine
(photo DR)
Coll. Dominique Deschamps
in Monsieur Hubert Deschamps de Saint-Germain-des-prés de Geneviève Latour
Éditions Jean-Michel Place 2001

Après un succès aussi considérable, pourquoi ne pas ressusciter Antoine de Saint-Flour pour en faire le personnage principal de la pièce suivante, Les Poissons rouges ou mon père ce héros au regard si doux ? Auteur célèbre, homme riche, Antoine inspirait à la fois l’envie et le respect de ses concitoyens et pourtant il portait au fond de son cœur un remord inoubliable : quand il était petit il avait « fait pipi » dans l’aquarium des poissons rouges de sa grand mère. Il était malheureux et pourtant son épouse, sa maîtresse, sa fille, enceinte à seize ans qu’il fallait marier d’urgence, lui reprochaient d’être d’un tempérament insouciant et léger.

Les Poissons rouges de Jean Anouilh
Les Poissons rouges
affiche de Jean-Denis Malclès

Collections A.R.T.

Anouilh avait écrit sa pièce de mai à juillet 1968. Il ne pouvait alors rester indifférent aux mouvements politiques et sociaux qui secouaient la France d’alors, et qui émoustillaient sa verve satirique et corrosive. Elle se manifesta par le contraste entre Antoine et son ami d’enfance, la Surette, fils d’ouvrier, pauvre, râleur. Plus ce dernier montrait, envieux et haineux, plus Antoine paraissait jouir innocemment de sa supériorité : « La Surette n’a qu’un capital : sa misère (.. ) Antoine n’a qu’un capital : sa classe, son mépris de classe, son indifférence, sa sagesse aussi et son détachement de tout ». 6 Le duo était joué par Jean-Pierre Marielle et Michel Galabru, dans le rôle de La Surette.

Les Poissons rouges de Jean Anouilh
Les Poissons rouges
Michel Galabru, Jean-Pierre Marielle, Yvonne Clech et Madeleine Barbulée
programme original
Collections A.R.T.

voir l'intégralité du programme

 

Ce dernier se souvint des répétitions : «… Anouilh jouait le médecin, le rôle créé par Mazotti, et toute la distribution hurlait de rire. On se rendait compte que ce qu’on donnait, nous, était inférieur à ses intentions. C’était beaucoup plus fort quand il disait le texte, il y jouait des tas d’intentions qu’on n’avait pas vues ; on en était incapable et lui qui n’était pas comédien, le pouvait ».7

La pièce fut créée, cette fois, au Théâtre de l’Œuvre. La répétition générale eut lieu le 2I janvier 1970, jour anniversaire de la mort de Louis XVI, comme l’avait souhaité Jean Anouilh… royaliste sur les bords.

Roland Piétri, Jean Anouilh et Georges Herbert au Théâtre de l' Œuvre
Roland Piétri, Jean Anouilh et Georges Herbert au Théâtre de l' Œuvre
(photo DR)
fonds Georges Herbert
Collections A.R.T.

La critique !!! La critique, comme bien souvent, fut partagée. Quand l’un écrivait : « Mon Dieu que c’est rafraîchissant un homme pour qui le miteux, le pauvre, le révolutionnaire, l’obscur, le sans grade n’est pas sacré. Que c’est délicieux et inattendu un auteur qui défend la noblesse de caractère, l’insouciance, la légèreté, l’esprit contre la bassesse de l’âme et la cuistrerie » 8, l’autre s’insurgeait : « Tant de vulgarité donne la nausée (…) La caricature se veut féroce , elle n’est que conventionnelle ». 9 En fait le journaliste le plus crédible fut le modéré Robert Kanters qui présenta la pièce comme : « une série de sketches ; scènes drôles et bien inventées, beaucoup de vérités salubres, mais non de rancune, mépris camouflé ou insolent. C’est une bonne soupe à la grimace ». 10

Lorsqu’au soir du 24 octobre 1970, le rideau de la Comédie des Champs-Élysées se leva sur : Ne Réveillez pas Madame, le public était en droit de se demander s’il n’ assistait pas à une longue confidence de l’auteur. Alors qu’à la ville, Jean Anouilh protégeait sa vie privée, se montrait fort discret, sortait très peu, n’accordait jamais d’interview aux gazettes à potins… pourquoi ce besoin de se mettre en scène et de se confier ainsi dans le programme de la représentation ? « Cette pièce ,sur les désordres sentimentaux d’un homme, a pour cadre le théâtre et ses fausses maisons où la belle intimité - c’est lui qui le dit à la première scène – fait toujours place au vide – où les décors du bonheur s’envolent aux cintres la représentation finie et où on se retrouve toujours finalement seul sur le plateau nu ».

Ne réveillez pas Madame de Jean Anouilh
Ne réveillez pas Madame
affiche de Jean-Denis Malclès

Collections A.R.T.

Julien, principal personnage de Ne Réveillez pas Madame - pièce tout d’abord intitulée Le Théâtre ou la vie comme elle est, - était un directeur de troupe, fou de son métier n’ayant en tête qu’un désir, celui de monter Hamlet, drame shakespearien dans lequel le fils doit venger son père de sa mère infâme. Mais alors qu’il avait besoin de toute sa sérénité, ce metteur en scène ne pouvait se débarrasser du souvenir des femmes de sa vie, tout d’abord de ses deux épouses, deux actrices, qui l’avaient quitté, et surtout de sa propre mère... sa mère, une comédienne accaparée par sa carrière et ses conquêtes amoureuses, qui le délaissait quand il était enfant.

Le public et la plupart des critiques , se sentant proche de l’auteur, éprouvèrent une certaine émotion que sut traduire Jean-Jacques Gautier : « Nous sentons derrière toute la fantaisie , de tout le grand comique de l’ouvrage, une sorte d’inconfort qui fait tout le prix de cette âme difficile et de ce coeur en peine»11 ainsi que Christian Mégret : « C’est un coeur qui s’exprime ; sans cabotinage aucun et dont la mélancolie adoucit l’amertume ». 12

Le spectacle, un véritable succès, connut plus de six cents représentations et ne termina sa carrière que le 13 juillet 1972.

Ne réveillez pas Madame, maquette du décor de Jean-Denis Malclès
Ne réveillez pas Madame
maquette du décor de Jean-Denis Malclès
in Jean-Denis Maclès " Théâtre "

Édition BHVP-A.R.T.

Le 9 décembre 1971, Jean Anouilh avait eu la joie de recevoir, des mains de Jean-Louis Antériou, président de l' Association des Régisseurs de Théâtre, le Prix du Brigadier ( bâton dont on se sert au théâtre pour frapper les trois coups ). Il s’en était montré à la fois très heureux et très fier. Pour un auteur dramatique : « C’était en somme la médaille militaire ». 2

Remise du Prix du Brigadier à Jean Anouilh
Remise du Prix du Brigadier à Jean Anouilh
au second plan, Roger Lauran ( membre du conseil d'administration de l' A.R.T. ) et François Périer

(photo DR)
Collections A.R.T.

Ce fut au Théâtre Antoine qu’en janvier 1972, que Jean Anouilh fit répéter : Tu étais si gentil quand tu étais petit. Quelques années auparavant, s’inspirant d’Euripide, il avait commencé d’écrire un manuscrit intitulé Oreste. Il ne s’en sortait pas, il reprenait parfois son texte, mais butait toujours sur la même réplique. Ne voulant pas rester sur cet échec, il abandonna alors son plan primitif et décida d’adjoindre à la distribution quelques musiciens. Ainsi il n’était plus question pour les personnages de vivre leur tragédie mais de la mettre en scène et de la rejouer tous les soirs, accompagnés étaient-ils par un orchestre.

Tu étais si gentil quand tu étais petit de Jean Anouilh
Tu étais si gentil quand tu étais petit
affiche de Jean-Denis Malclès

Collections A.R.T.

« Trois jours avant la Répétition Générale, j’avais vu, raconta Anouilh, une salle de pré-couturière excellente où tout le monde riait, et ce jour là, cela ne prenait pas. C’est un phénomène de théâtre brutal… C’est aussi brutal et aussi bête qu’un accident de chemin de fer. Souvenez-vous des mayonnaises qui tournent, cela à l’air de prendre et puis, tout est contre, soudain. (…) C’est foutu pour ce soir-là. Et à Paris, c’est le seul soir ». 13

répétition de Tu étais si gentil quand tu étais petit de Jean Anouilh
répétition de Tu étais si gentil quand tu étais petit
Marcelle Ranson, Jean Anouilh et Odile Mallet

(photo DMB)
Collections A.R.T.

En effet ce fut un coup pour rien, la pièce fut éreintée par une presse unanime. On critiqua : « le stoïcisme et le nihilisme à fond perdu Les mots insistent et la fin se cherche ! » 14, « … le ressassement sans liberté et sans éclat ». 15

Bref, Tu étais si gentil quand tu étais petit demeurera un mauvais souvenir.

1 Paris-Jour 8 septembre 1969
2 France-Soir 3 octobre 1969
3 Revue Études décembre 1969
4 François-Régis Bastide Au théâtre certains soirs Éditions du Seuil 1972
5 Le Figaro 12 janvier 1970
6 François-Régis Bastide Au théâtre certains soirs Éditions du Seuil 1972
7 Anca Visdei Jean Anouilh, une biographie Éditions du Fallois pages 318- 319
8 Jean Dutourd France-Soir 23 janvier 1970
9 Guy Dumur Le Nouvel Observateur 2 février 1970
10 L’Express 26 janvier 1970
11 Le Figaro23 octobre 1971
12 Carrefour 28 octobre 1971
13 L’Avant-scène 1er mai 1974
14 Bertrand Poirot-Delpech Le Monde 19 janvier 1972
15 Gilbert Guilleminault L’Aurore 19 janvier 1972

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