Le 5 novembre 1940, Pierre Fresnay, l’un des directeur du théâtre de la Michodière, appréciant le talent de Jean Anouilh, accueillit avec plaisir la dernière comédie de celui-ci, intitulée Léocadia. En tant qu’acteur Fresnay se réserva le rôle principal du Prince. Ce dernier, inconsolable, ne pouvait oublier sa brève et foudroyante idylle avec une cantatrice disparue depuis peu, dans un accident d’automobile. Mais l’amour est souvent le plus fort, et bientôt une jeune personne, ressemblant à la morte, saura reconquérir le cœur du désespéré. En cette difficile période du début de l’Occupation, le public reçut cette tendre comédie avec plaisir mais, comme toujours, la critique fut partagée : « C‘est une pochade, fragile, habile, rien qu’une pochade… », « Fantaisie psychologique, d’une fraicheur singulière (…) pièce sans vaine profondeur, dont la surface n’est que séduction », « Il nous passionne par l’intelligence de sa pensée, par la pénétration psychologique de ses aperçus, par l’humour à froid, pimenté d’ironie, car tout ce conte bleu n’est au fond qu’une variation un peu sarcastique sur les illusions de l’amour ».

Invitation à la Répétition Générale de Léocadia
Collections A.R.T.
Le spectacle dura jusqu’au 27 avril 1941, au soir de la 173 ème représentation. Quoiqu’en aient prétendu les censeurs, ce fut un véritable succès.

Léocadia
décor d'André Barsacq
(photo Louis Silvestre)
Collections A.R.T.
Sans penser à mal, Jean Anouilh laissa publier sa pièce dans l’hebdomadaire pro-allemand Je suis Partout. Ce fait lui sera gravement reproché après la guerre.
Quelques mois auparavant, Anouilh avait remis à André Barsacq une nouvelle comédie, en quatre actes, Le Rendez-vous de Senlis. Commençait alors, entre l’auteur et le metteur en scène, une longue collaboration. Barsacq fut conquis par l’histoire de ce Georges qui, marié à une femme riche, qu’il n’aimait plus, venait de tomber de amoureux d’Isabelle, une pure et délicieuse jeune fille. Georges avait hâte de refaire sa vie. Afin de séduire sa bien-aimée, il s’inventa un passé de rêve. Pour plus de crédibilité, il loua un pavillon, s’y installa, engagea des comédiens dans les rôles de ses soi disant parents et joua la comédie du fiancé idéal.

Jean Anouilh dans le programme original des Rendez-vous de Senlis
Collections A.R.T.
voir l'intégralité du programme
La première représentation eut lieu le 30 janvier 1941, alors que Léocadia tenait encore l’affiche pour trois mois au Théâtre de La Michodière. Désormais, Jean Anouilh fut considéré comme le meilleur auteur de sa génération. André Castelot alla jusqu’à le définir comme « tisseur de rêves » et tous les critiques de vanter à qui mieux mieux « la poésie », « la fantaisie », « la légèreté », « l’inspiration charmante » de l’auteur.

Le Rendez-vous de Senlis
décor d'André Barsacq
(photo Harcourt)
Collections A.R.T.
Alors que Paris était en pleine Occupation, Jean Anouilh et Monelle Valentin s’installèrent pour six mois à Salis en Béarn. Anouilh y mènera trois projets de front dont Eurydice. Plusieurs auteurs s’étaient déjà inspirés de ce thème mythologique, à commencer par Jean Giraudoux et Jean Cocteau pour ne citer que les plus célèbres. Il s’agissait cette fois de la transposition du mythe antique, au sein d’une troupe de comédiens de 1940. L’histoire d’amour d’Eurydice et d’Orphée se transformait en histoire de mort.

Eurydice
Alain Cuny et Monelle Valentin
(photo Lipnitski)
Collections A.R.T.
La répétition générale du 18 décembre 1941 avait été très brillante. Dans la salle se côtoyaient l’administrateur de la Comédie Française Jean-Louis Vaudoyer, la chanteuse Suzy Delair, le cinéaste Henri Clouzot, l’écrivain H.R. Lenormand, Jean-Louis Barrault, etc. Pourtant l’accueil fut mitigé. André Barsacq se souvint, une fois encore : « Paris, privé de Liberté, souffrait du froid et de la faim et les esprits étaient sans doute mal préparés à recevoir cette pièce. (…) Violemment combattue par les uns, adorée par les autres, cette pièce, qui renferme d’authentiques beautés, ne fournit alors qu’une brève carrière ( quatre-vingt dix représentations ). Pourtant, jamais le talent d’Anouilh n’avait brillé d’une si étrange attirance, jamais encore la transposition du tragique dans le monde de nos pensées et de nos angoisses n’avaient été traitée d’une si originale façon ». Certaines critiques furent toutefois très élogieux : « La plus belle œuvre de M. J. Anouilh, la plus forte, la plus complète, qui mêle avec une perfection indécomposable la poésie des âmes et la simplicités des mots ». « …Impossible d’exprimer l’habileté, l’intelligence, la grandeur et la beauté d’un tel spectacle ».
Et puis les mois passaient, sans qu’un directeur de théâtre ne fasse appel au talent de Anouilh. Ce dernier s’impatientait : « Il y a bientôt deux ans que j’attends à la porte de fer qu’on veuille bien me faire une petite place sur scène ». Enfin, le 13 février 1944, le rideau du théâtre de l’Atelier se levait sur la première réplique d’ Antigone. Anouilh s’était approprié les personnages de la tragédie de Sophocle en traitant d’une manière très originale leurs rapports. Contrairement à l’auteur classique qui mettait en scène la lutte des hommes contre les dieux, c’était, chez Anouilh, un cri de révolte contre l’hypocrisie et l’égoïsme. Pour ajouter à l’impression de grandeur se dégageant du spectacle, André Barsacq, metteur en scène, avait eu l’idée d’habiller les interprètes en costumes modernes, cirés noirs pour les gardes, frac pour Créon, longues robes noires et blanches pour Antigone et Ismène.

Maquette du décor d' Antigone par André Barsacq
in André Barsacq, cinquante ans de Théâtre 1978
BnF
Ce fut un très gros succès. À une ou deux exceptions près : « Jamais nous n’avons assisté à un spectacle aussi pénible », la critique fut plus qu’ enthousiaste : « Il y a autour de cette œuvre exceptionnelle, la qualité de silence, la zone glacée, l’émotion qu’on éprouve au contact des chefs d’œuvre », « Depuis Racine, l’on avait rien écrit d’aussi beau, d’aussi grand et d’aussi profondément humain ». Les spectateurs et particulièrement le jeune public, qui s’identifiait à l’héroïne, avaient bien du mérite, mais ils étaient heureux : « On joua la pièce longtemps dans des conditions abominables, le théâtre n’étant pas chauffé, les gens venaient avec des passe-montagnes et des plaids. Pendant un temps, le courant coupé, on ne joua qu’en matinée, les acteurs vaguement éclairés par la verrière nettoyée pour la circonstance. Mais c’était le bon temps du théâtre., on avait envie de se réunir et pas tellement envie de s’amuser à des gaudrioles… » raconta Jean Anouilh qui poursuivit : « La salle était pleine tous les soirs , il y avait beaucoup d’officiers et de soldats allemands. Que pensaient-ils ? Plus perspicace, un écrivain allemand, Frédéric Sieburg, l’auteur de Dieu est-t-il Français ?, alerta, m’a-t-on dit, Berlin, disant qu’on jouait à Paris une pièce qui pouvait avoir un effet démoralisant sur les militaires qui s’y pressaient. Barsacq fut aussitôt convoqué à la Propaganda-Staffel où on lui fit une scène très violente, l’accusant de jouer une pièce sans avoir demandé l’autorisation. C’était grave. Barsacq fit l’imbécile innocent, la pièce avait été autorisée en 1941 – il montra son manuscrit tamponné et on retrouva le second exemplaire dans le bureau voisin. Les autorités allemandes ne pouvaient pas déjuger sans perdre la face.On lui suggéra cependant d’arrêter la pièce ».

Plan d'éclairage de la salle de l'Atelier par la verrière et des miroirs
fonds André Barsacq
Bibliothèque national de France
in Petites scène... Grand Théâtre de Geneviève Latour 1986
Édition Délégation à l'Action Artistique de la Ville de Paris - Bureau des Bibliothèques de la ville de Paris
Barsacq n’eut pas à obtempérer. Quelques jours plus tard, les Américains débarquèrent en Normandie… Comme tous les théâtres de la capitale, l’Atelier ferma ses portes à partir du 13 août, une semaine avant la Libération de Paris.
Le rideau se releva sur Antigone le 29 septembre. Une seconde Générale eut lieu dans une euphorie apparente, ainsi le général Koenig, nouveau gouverneur militaire de Paris, se leva-t-il à la fin du spectacle en s’écriant : « C’est admirable ! ». Mais bientôt, un vent mauvais s’éleva contre l’auteur, considéré alors comme un fasciste ayant donné le beau rôle au dictateur Créon. Ainsi pouvait-on lire dans l’article de Pierre Benard : « Certains de mes amis avaient dénoncé, à propos de cette œuvre, dans la presse clandestine une inspiration qu’ils estimaient hitlérienne. Pour ma part j’y avais trouvé un accent antifascite. Je ne peux pas me résoudre à voir dans Antigone une œuvre vouée à la dictature », mais aussi sous la plume de Pol Guillard : « L' Antigone de Jean Anouilh n’est pas un chef-d’œuvre, elle ne peut que faire du mal aux Français (….) Malgré ses beautés, Antigone restera dans l‘œuvre de M. Anouilh, non seulement un faux chef-d’œuvre, mais une mauvaise action » et le correspondant de la tribune de Genève de conclure : « N’étaient les tragiques circonstances qui présidèrent à la Première de cette nouvelle Antigone, écrite et jouée sous l’Occupation, la pièce eut été digne de soulever des passions assez fortes pour que l’on puisse parler d’une « bataille » qui aura été celle de l’Hernani de notre siècle. ».

Antigone
programme original
Collections A.R.T.
voir l'intégralité du programme
XXX Paris-Soir 6 décembre 1940
Armory Les Nouveaux temps 9 décembre 1940
Robert de Beauplan L’Iliustration 11 décembre 1940
La Gerbe 6 février 1941
Cahier de la Compagnie Madeleine Renaud-Jean-Louids Barrault N°26 mai 1959
Alain Laubreaux Le Petit parisien 19 décembre 1941
Maurice Rapin Détente 8 janvier 1942
La Gerbe 24 février 1944
Roland Purnal Comœdia 22 février
Armory Les Nouveaux temps 22 février 1944
Olivier Quéant L’Illustration 4 avril 1944
Jean Anouilh La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique Éditions La Table ronde
idem
cf André Breton Les Lettres Françaises organe clandestin
Le Front National 30 septembre 1944
L’Humanité 12 octobre 1944
La Tribune de Genève 16 février 1945