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Le Général : Voilà, mon amie ! ( Il parle à quelqu'un d'invisible par la porte entrouverte. ) Non, ma colombe, non, mon ange. Je m'étais absenté une minute, mais j'étais là, dans mon bureau. Je travaillais. Cette nuit ? Non. Je vous ai pas laissée cette nuit. Je me suis levé, c'est exact, pour prendre l'air, mais quelques instants : toujours mes étouffements. Plus d'une heure ? Non, m'amie, quelques instants seulement... Mais dans le demi-sommeil on perd la notion de la durée : je vous l'ai mille fois expliqué. Reposez-vous, m'amie... Il est très tôt encore et je m'occupe de tout préparer pour recevoir nos hôtes. Oui, mon cher amour, à tout à l'heure. ( Il repousse la porte, retourne à celle d'où, il est sorti, l'ouvre. Sur le seuil : la femme de chambre. Il l'embrasse goulûment. ) Grenache. Grounière. Goulune. Guenon. Pêche. Gros gâteau doré. Brioche. Oh ! C'est bon ! C'est bon ! Tu sens le pain chaud du matin.
Ada impassible, tandis que le général a le nez dans son cou et son corsage : Le petit déjeuner de Monsieur est servi dans son bureau.
Le Général la caresse : Chaude et vivante; bien ferme sur tes deux colonnes jointes. Le monde existe donc ce matin encore. Tout va bien. On n'est pas seul. Et tu t'en moques, imbécile, et tu attends tout simplement que j'aie fini. C'est bon aussi. Tout à l'heure, quand tu feras la chambre du petit, tu mettras les draps à la fenêtre. Je monterai. Je t'ai acheté ce que tu voulais. ( Une porte s'est ouverte sur la galerie. Nathalie paraît. Le général lâche la femme de chambre qui est restée impassible ; il lui jette à mi-voix : ) File !
Elle disparaît dans une autre chambre, passant devant Nathalie sans un regard. Nathalie et le général restent un moment immobiles.
Le Général demande enfin d'une voix un peu cassée : Je vous dégoûte, Nathalie?
Elle va descendre. Le Général hésite un peu, puis il la rejoint sur l'escalier, il l'arrête.
Le Général : Vous avez vingt ans, Nathalie, vous êtes l'intransigeance et la pureté et je suis un vieux misérable.
Nathalie : Oui.
Le Général : Quand vous avez épousé mon fils, cela a été comme si une fenêtre s'ouvrait dans cette grande maison triste. Le premier soir où vous avez rouvert le piano muet du grand 'salon, vous étiez si jeune et si belle que j'ai cru que j'accepterais - pour vous - de devenir vieux. Le général blanchi aux récits de bataille, le protecteur désuet et attendri d'une petite bru candide. C'était un beau personnage à jouer pour en finir... J'avais tout pour le réussir : les souvenirs glorieux, la belle barbe de neige, mon vieux cœur de jeune homme tout. neuf sous ma brochette de ferblanterie... Qu'il a été beau le premier dimanche à la messe avec vous en robe claire à mon bras ! J'ai demandé à Dieu ce jour-là de ne jamais mériter votre mépris. Mais c'était un dimanche. II devait être très occupé. Il n'a pas dû m'entendre.
Nathalie : Sans doute pas.
Le Général : Vous pensez que j'aurais dû l'aider ? On a toujours tendance à laisser Dieu faire tout, tout seul... Je n'ai pas pu. L'expérience m'a malheureusement appris que je pouvais rarement ce que je voulais de bon.
Nathalie : Pourquoi vous justifier toujours à moi ? Je ne suis que la femme de votre fils et vous êtes libre.
On entend appeler soudain là-haut : « Léon ! Léon ! »
Le Général crie : Voilà! ( Et il continue : ) Je suis libre avec cette folle qui m'appelle tous les quarts d'heure de son lit depuis dix ans. La vie est longue et dure et faite de minutes, Nathalie. Vous savez tout, mais vous ne savez pas cela encore. Et pas une à perdre en espoirs ou en regrets.
Nathalie : C'est d'amour pour vous que votre femme est devenue folle. Je suis bien jeune, c'est vrai, mais je sais déjà le prix de l'amour. Ce grand trésor qu'elle vous a donné, qu'en avez-vous fait ?
Le Général, simplement : Je l'ai porté. ( Il ajoute plus bas : ) Vous ne savez pas tout, Nathalie. Vous avez épousé mon fils aîné sans amour - ne vous détournez pas, je suis une vieille ganache, mais je vois clair - alors vous rêvez de l'amour comme une petite fille que vous êtes. Il y a l'amour, bien sûr. Et puis il y a la vie, son ennemie. Vous avez pu remarquer que les pauvres, qui se plaignent toujours, ont finalement moins de tracas pour gratter leurs quatre sous que les grands propriétaires. On est de toute façon si seul qu'en fin de compte, je me demande si on ne gagne pas à ne pas être aimé.
On entend encore, plus loin semble-t-il : « Léon ! Léon ! »
Le Général répond au regard de Nathalie : Non. Cette fois, c'est le paon du parc qui appelle sa femelle. Un curieux destin a voulu que tout ce qui est inquiet dans ce château crie mon nom. Mais l'inquiétude du paon, elle, ne dure qu'une saison. L'été passera et moi, on m'appellera encore - jusqu'à ce que l'un de nous deux renonce et meure. Rêvez, Nathalie, c'est de votre âge. Mais voilà ce que c'est votre
amour : ce cri perçant tous les quarts d'heure, pour contrôler ma présence. Il faut que le goût de la liberté soit durement chevillé au coeur des hommes. ( On entend appeler encore : « Léon ! Léon ! » ) C'est encore le paon.
Nathalie : Montez tout de même.
Le Général : Voilà dix ans que je monte toujours. Je suis lucide, mais dévoué. Ne me jugez pas trop, Nathalie, pour cette fille. Elle est ma liberté. Il y a quelque courage aussi et quelque grandeur à être ignoble.
Nathalie : Je n'ai pas à vous juger.
Le Général : C'est pourtant entre vous et moi que tout se décide. Dieu sait pourquoi! ( On entend encore : « Léon ! Léon ! » ) Cette fois, c'est elle. Son cri est légèrement plus perçant que celui du paon. (Il monte.) Mais vous avez eu beau venir ici pour mon tourment, me regarder sans rien dire, je suis plus fort que vous. Je ne dis pas que vous ne m'aurez pas un jour, mais, avant que ces petites étoiles sur ma manche me protègent, j'ai appris, dans mes trente-deux campagnes d'officier de troupe, à me battre jusqu'au bout. Et après tout, vous êtes terrible, mais vous n'êtes pas plus redoutable qu'un bataillon complet d'Arabes persuadés qu'Allah les attend. Une belle lutte tout de même entre un vieillard libertin et une jeune femme muette... (Il rit un peu et lui crie du haut de la rampe :) Nathalie ! C'est entendu, ma femme est un ange qui meurt d'amour pour moi et je la trompe. C'est entendu, je l'ai follement aimée, moi aussi. Mais les anges vieillissent, et un matin, on se réveille tout surpris avec une vieille tête d'ange en papillotes à côté de soi sur l'oreiller. Si Dieu avait voulu que l'amour soit éternel, je suis sûr qu'il se serait arrangé pour que les conditions du désir le demeurent. En faisant ce que je fais, j'ai conscience d'obéir obscurément à ses desseins. ( On entend encore : « Léon ! Léon ! » Le général entre dans la chambre en disant calmement : ) Me voilà, mon amour. Je parlais à Nathalie...
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Éditions de la Table Ronde
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