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Le théâtre , un tyran bien-aimé
François a trente-sept ans. Son visage rond, son teint glabre, ses cheveux ras, ses sourcil noirs et touffus son regard de myope caché derrière de grosses lunettes lui donne un aspect de moine. Travailleur acharné, surchargé de commandes pour la radio, il a des projets de pièces plein la tête. Il a emménagé avec femme et enfants dans une maison de trois étages auprès du parc Montsouris. La vie y est réglée comme une mise en scène. Au rez de chaussée, le père a installé son bureau. Il se lève tard, écrit toute l’après-midi et une grande partie de la nuit. Les filles ont pour consigne de ne pas faire de bruit afin de ne pas déranger papa. On se retrouve pour le dîner à 20 heures précises. Selon l’avancement de son travail, le père est disponible ou non pour ses filles et sa femme. Si l’auteur est content de lui, il se montre un époux et un père très attentif et affectueux, sinon on mange en silence et on se passe des petits messages écrits à l’instar de ceux qu’on emploie dans la journée quand la communication est indispensable. Parfois en rentrant de l’École Alsacienne Raphaële rencontre son père dans l’escalier. Il porte sa vieille « veste d’écriture dépenaillée », et « la toque en laine noire et rose des Carpates amollie sur le crâne ».
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Comment va le monde, Môssieur ? Il tourne, Môssieur !
Collections A.R.T.
En 1964, un passage des Pensées de Pascal: « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même.. », retient l’attention de François et déclenche chez lui l’idée d’un projet fort ambitieux. Il se met au travail et quelques mois plus tard débutent, au théâtre de l’Ambigu , les répétitions d’une pièce au titre à la fois clownesque et shakespearien : Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !, un western métaphysique selon l’auteur qui en assure la mise en scène, La distribution comprend deux rôles principaux, et soixante-quinze personnages interprétés par quatorze comédiens. Joseph Kosma est chargé de composer la partition d’accompagnement et la musique des huit chansons qui ponctuent la pièce à la manière des couplets brechtiens. L’action débute dans un camp de concentration nazi en hiver 1944 et se termine à l’automne 1945 aux confins de l’Amérique du Nord et du Mexique, un mois après le massacre atomique d’ Hiroshima. Au cours des quatre actes, Billetdoux traite à sa manière les notions de liberté, de fatalité, de rapport entre les individus ,de la position de l’homme dans l’univers...etc.. À la sortie de la générale, un certain public paraît heureux: « C’est un spectacle complet, unique » s’exclame Maître Maurice Garçon, et Sophie Desmarets surenchérit : « Inoubliable» mais les avis sont partagés. Il est à craindre que certaines critiques seront sévères le lendemain matin. François a permis à ses filles d’assister au spectacle. Il faut attendre maintenant le papier de Jean-Jacques Gautier le maître à penser de la page- théâtre du Figaro. Cinq lignes de lui et le sort de la salle en est décidé. On affiche complet ou ne joue que huit jours. Cette nuit de printemps 1964 , dans une brasserie de la place de la République, Virginie et Raphaële tiennent compagnie à leurs parents pour attendre jusqu’à l’aube la parution du journal et connaître le verdict du Procureur Général Gautier. Cette fois la guillotine est tombée, la pièce est assassinée. Et le retour à Montsouris est bien funèbre.
Quelques jours plus tard, dans un pied de nez réservé à l’illustre critique Gautier, Billetdoux reçoit le Prix du Cercle International de la Jeune Critique. Il en est très heureux, mais le spectacle monté en participation avec le théâtre a englouti une grande part de ses économies de son salaire d’auteur et de metteur en scène. « Cette année-là la suivante et nous ne partîmes pas en vacances ».

Comment va le monde, Môssieu ? Il tourne, Môssieu !
Décor de Jacques Noël
Collection particulière de Jacques Noël
Le proverbe a raison : « Après la pluie vient le beau temps ». En octobre de la même année, le spectacle suivant est un triomphe, mis en scène par Jean-Louis Barrault à l’Odéon - Théâtre de France : Il faut passer par les Nuages. Madeleine Renaud, admirable comme à l’accoutumée joue le rôle de Claire, une femme d’âge mur qui, dans sa jeunesse, connaît un amour malheureux puis se marie, devient chef d’entreprise. Deux de ses trois enfants décrochent de brillantes situations Elle doit soutenir le troisième faible et désaxé par la guerre. À l’automne de sa vie elle tente de se raccrocher à son premier amour défunt . Elle parcourt un chemin intérieur qui la mène au sacrifice d’elle même et à sa ruine matérielle. « Tels sont les nuages qu’elle rencontrera dans cette volonté d’ascension. Elle aura le courage de les traverser...au risque de paraître folle » écrit Jean-Louis Barrault dans le programme. La pièce enchante le public et l’article de Jean-Jacques Gautier a pour titre : « Une œuvre d’une qualité exceptionnelle... ». Requinqué, Billetdoux, au soir de la générale, répond à tous les interviewers : « Maintenant c’est au public de travailler. Il est temps qu’il apprenne à jouer sa partie. Après tout, nous aussi de scène, on le regarde », « Le Théâtre ? J’en fabrique ! J’en consomme ! Je m’y frotte ! Je m’y pique ! Je m’y « bataille ». ! C’est quelque chose qui se fait comme l’amour.. ». À la suite de cette déclaration enflammée, François Billetdoux disparaît, pendant deux ans et demi, des scènes traditionnelles.
Chère Madame ma fille cadette Raphaële Billetdoux ed. Grasset.
cf. Analyse et Critiques
Chère Madame ma fille cadette Raphaële Billetdoux ed Grasset
Le Figaro 23 octobre 1964
France-Soir 24 octobre 1964
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