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Rencontre fulgurante avec Jean-Louis Barrault

Le 10 mai paraît un nouveau roman La Peste. C’est un énorme succès.160.000 exemplaires seront vendus à travers trente deux pays. La lecture du livre enthousiasme Jean-Louis Barrault. Admirateur d’Albert Camus, il aurait aimé jour le rôle de Caligula, mais son entrée à la Comédie Française l’en avait empêché. Nouveau directeur d’une troupe de fort bons comédiens installée au Théâtre Marigny, il écrit à l’auteur: « Décidément, votre pièce me ravit. Texte admirable... atômes crochus... Je ne puis vous dire autre chose que j’ai « un Caligula rentré » et une « présentation rentrée » et que je désire travailler avec vous - un jour et souvent ».

Barrault rencontre Camus et lui propose une collaboration aussi étroite que celle qu’il eut avec Paul Claudel lors de la préparation du Soulier de Satin. Barrault avait envisagé une adaptation du Journal de l’année de la Peste de Daniel Defoe, et souhaite traiter le sujet en une sorte d’auto sacramental à la manière des auteurs espagnols de l’Âge d’Or, en utilisant toutes les formes d’expressions dramatiques : le mime, les chœurs, la danse, le monologue... soit un spectacle mi-lyrique et mi-burlesque avec pour personnification mythique de La Peste un comédien - en l’occurrence Pierre Bertin. Albert Camus trouve le projet passionnant, il aime travailler avec une troupe, cela lui rappelle Alger, il est attiré, comme Barrault, par le « Théâtre total ». Et pourtant, la collaboration entre ces deux hommes de théâtre, le comédien et le dramaturge, quoique courtoise, ne fonctionne pas bien. L’un aime le flamboyant et l’autre la dialectique.. Dans ces conditions, le spectacle va à hue et à dia. Il ne reste rien du roman sinon le sujet, le titre même en a été changé La Peste devient L’État de Siège.

"Etat de siège" d'Albert Camus
État de Siège
(photo Roger-Viollet)

La Répétition Générale, 1 l’une des plus brillantes de la saison, rend l’échec encore plus cuisant. Camus supporte mal les attaques venues de toutes parts. Rassemblant toute sa rancœur sur le seul critique des Nouvelles Littéraires qui lui reproche de situer son action en Espagne alors que les révélations sur le régime totalitaire de l’U.R.S.S apparaissent chaque jour plus flagrantes et plus cruelles, il s’insurge et se défend dans Combat:  « Pourquoi l’Espagne ? Pourquoi Guernica, Gabriel Marcel ? Pourquoi ce rendez-vous à la face du monde encore endormi dans son confort et sa misérable morale ? Hitler, Mussolini et Franco ont démontré à des enfants ce qu’était la technique totalitaire. Oui, pourquoi ce rendez-vous qui nous concerne aussi ? Pour la première fois, les hommes de mon âge rencontraient l’injustice triomphante de l’Histoire ; le sang de l’innocence coulait alors, au milieu d’un grand bavardage pharisien qui dure encore... ». Puis le coeur lourd, Camus adresse un courrier à son ancien professeur et ami, Jean Grenier : «...Ce que vaut L'État de Siège je n’en sais pas trop. C’est une tentative pour faire une sorte de « moralité moderne » et j’en vois bien les défauts, mais j’y ai mis une passion qui est la mienne. C’est une pièce d’amour par un côté... ».

"Etat de siège"
Jean-Louis Barrault, Arthur Honneger et Albert Camus
(photo Roger-Viollet)

La passion de Camus en faveur de la liberté des hommes ne peut se limiter à l’écriture. En cette année 1949, tandis que le monde se restructure comme il peut , que les derniers criminels de guerre sont exécutés, que l’État d’Israël est reconnu par la France, que les territoires d’Indochine se rebellent, que les U.S.A refuse de signer un pacte de non agression avec l’U.R.S.S, que le Communisme s’étend sur l’Europe, qu’à Paris la signature du Pacte Atlantique et la venue officielle du général Bradley motivent de violentes échauffourées, Camus se mèle à tous les combats pour défendre la paix et la justice. Convié en Amérique du Sud en tant qu’écrivain célèbre, il doit répondre à mille invitations, réceptions et conférences, mais il découvre aussi la misère des autochtones qu’il compare à celle des Arabes de son pays natal. Il est fatigué, déprimé, à bout physiquement et moralement.

À son retour en France, il est la proie d’une grave rechute de tuberculose. Obligé au repos, il se remet à l’écriture. Ses recherches se tournent vers les causes génératrices des crimes politiques. Pour quelles raisons et par quels processus l’Homme devient-il un tueur ? Peut-il éprouver de la pitié pour l’objet de sa haine ? La Révolution russe de 1905 est le premier exemple qui tombe sous sa plume. Il écrit quelques répliques à ce sujet et les scènes s’enchaînent les unes aux autres: « Si extraordinaires que puissent paraître, en effet, certaines des situations de la pièce, elles sont pourtant historiques. Cela ne veut pas dire que Les Justes soient une pièces historique. Mais tous mes personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis. J’ai seulement tâché de rendre vraisemblable ce qui était déjà vrai ». La pièce portera un beau titre: Les Justes. 2

"Les Justes"
Les Justes
Dessin de Ben
Coll. part.

Trop faible pour se rendre aux répétitions, Camus se rassure en sachant que le directeur du Théâtre, Jacques Hébertot, sera très attentif à la préparation du spectacle. Il lui fait confiance et ce n'est qu'au soir de la Répétition Générale que l'auteur découvrira son œuvre sur scène, le 15 décembre 1949.

La pièce qui, selon Thierry Maulnier, pose la question d'une actualité brûlante : « Faut-il détruire les hommes vivant pour l’idée qu’on se fait du bonheur des hommes à venir ? » est bien accueillie dans l’ensemble, encore qu’elle ne fasse pas l’unanimité. Certains s’accrochent à défendre la doctrine communiste égalitaire face au capitalisme tandis que pour d’autres, cette doctrine est à rejeter de toute urgence. Néanmoins, on peut parler de succès, que l’auteur savourera de loin. Dès le lendemain de la première représentation, Albert part en convalescence à Grasse, puis dans les Vosges où il travaille à son essai L’Homme révolté. Camus pense depuis plusieurs années à cet ouvrage, il a pris des notes, certaines lui ont servi lorsqu’il composa Les Justes. Le livre paraît en octobre 1951, objet de critiques sévères de la part des Surréalistes. À leurs accusations s’ajoute le persiflage des jaloux, de ceux que la célébrité de l’auteur dérange. On ricane : « Camus est tombé de son piédestal ! », « Ce phare érigé trop vite supporte mal la tempête! ». Camus endure très mal ces attaques. Il proteste véhémentement dans la presse. La querelle dure plus d’une année et se termine par une violente rupture avec Jean-Paul Sartre mettant Saint-Germain des Près à feu et à sang. Interviewé, Camus déclare : « Je préfère la compagnie des gens du théâtre, vertueux ou pas, à celle des intellectuels (...) dans la société intellectuelle, j’ai toujours l’impression d’avoir quelque chose à me faire pardonner ».

"Les Justes"
Les Justes
Maquette reconstituée du décor de M. de Rosnay

Collections A.R.T.

1 cf Quelques pièces
2 cf Quelques pièces

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