Tout passionné et préoccupé qu’il soit par ses activités théâtrales, Camus ne peut rester indifférent aux évènements dramatiques qui déchirent le Maghreb depuis 1952. Avant guerre déjà, dès 1938, alors qu’ en France métropolitaine personne ne se préoccupait de la situation des départements d’outre-mer, Albert Camus, enfant du pays, s’inquiétait de la misère du peuple arabe. En 1954, après les soulèvements marocain et tunisien, c’est au tour de l’Algérie de s’embraser. La position de Camus est désespérante. Il lui est impossible d’: « approuver une politique de conservation ou d’oppression en Algérie. Mais, averti depuis longtemps des réalités algériennes, je ne puis non plus approuver une politique de démission qui abandonnerait le peuple arabe à une plus grande misère, arracherait à ses racines séculaires le peuple français d’Algérie et favoriserait seulement le nouvel impérialisme qui menace la liberté de la France et de l’Occident ».
Après des efforts infructueux pour la réconciliation des deux communautés, tant à Paris où Françoise Giroud lui a ouvert les colonnes de L’Express, qu’à Alger où il se rend à plusieurs reprises dans le but de réunir ses amis, musulmans, européens, colons, nationalistes, Camus lance un Appel Solennel à la trêve; il est hué par les Européens d’extrême droite qui vont jusqu’à crier « À mort Camus ». À Paris, on ridiculise cette initiative avortée. Le gouvernement socialiste plus déterminé que jamais défend l’Algérie Française et décrète la mobilisation des jeunes appelés disponibles. Les positions se durcissent. Chaque camp décide d’aller jusqu’au bout de l’horreur. Aux tueries se succèdent les tortures. À la guérilla sanglante des fellagahs répondent les bombardements de l’armée française. Victimes innocentes, femmes et enfants sont abattus sans merci. Ces carnages aveugles, plus que tout le reste, révoltent Albert Camus. N’a-t-il pas écrit, quatre ans plus tôt, Les Justes ? Quand le personnage de Kaliayef se justifiait de n’avoir pu lancer la bombe sur le carrosse du grand duc parce qu’il y avait des enfants dedans, ne parlait-il pas en son propre nom ? À Paris, on se gausse, on méprise cette attitude pacifique. Camus est attaquée dans le monde littéraire du Flore et des Deux Magots. On le rejette des deux côtés de la Méditerranée. Les Sartriens lui reprochent de pactiser avec les Pieds Noirs. À Alger, ces mêmes Pieds Noirs le fustigent et l’accusent de pactiser avec le F.L.N. et leur chef Ferhat Abbas. Tous lui reprochent de n’avoir pas su choisir son camp. Sa réponse est sincère : « Ah, je l’ai choisi mon pays, j’ai choisi l’Algérie de la justice où Français et Arabe s’associeront librement ! Et je souhaite que les militants arabes, pour préserver la justice de leur cause, choisissent aussi de condamner les massacres des civils comme les Français, pour sauver leurs droits et leur avenir, doivent condamner ouvertement les massacres répressifs ».

Les « évènements » en Algérie
(photo DR)
1956 est une année maudite. À la malédiction algérienne, se mêlent d’autres conflits, d’autres tueries aussi injustes et sanglants, à Berlin-Est, à Budapest, à Pozdam. Une fois encore, Camus s’implique dans toutes les luttes pour tenter de sauver la paix. Il ne se reconnaît plus dans la politique engagée menée par L’Express, et quitte la rédaction. Sa rupture avec Sartre est définitivement consommée.
En mai paraît en librairie un nouveau roman : La Chute. Le personnage principal Clamence ressemble à Camus comme un frère. C’est un homme déçu, amer, solitaire, un homme qui désespère de ses semblables. L’auteur a-t-il jeté ses dernières cartouches ? Vaincu par les évènements, va-t-il abandonner son rôle de missionnaire pacifiste ? La rumeur court à Paris, Camus est fini.
Avant Propos ACTUELLES III
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