Le texte se situe à la fin de la première partie.
Une inquiétude indéfinissable s’est emparée de la ville de Cadix. Les prévisions de l’astrologue sont alarmantes; entre autres malheurs, il annonce une épidémie de peste. Bientôt son présage se réalise et la maladie se propage à travers la cité. C’est alors qu’un officier étranger que nul ne connaît entre en scène. Il se dirige vers le palais du gouverneur. Sans coup férir, il le destitue, prend sa place et impose ses lois scélérates.
Dans l’écriture de ce discours tyrannique et insultant, Camus exprime à la fois son dégoût, son accablement et sa fureur en un humour désespéré et décapant.
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La Peste : Moi. si je règne, c'est un fait, c'est donc un droit. Mais c'est un droit qu'on ne discute pas: vous devez vous adapter. Du reste, ne vous y trompez pas, si je règne, c'est à ma manière et il serait plus juste de dire que je fonctionne. Vous autres, Espagnols, êtes un peu romanesques et vous me verriez volontiers sous l'aspect d'un roi noir ou d'un somptueux insecte. II vous faut du pathétique, c'est connu! Et bien ! non. Je n'ai pas de sceptre, moi. et j'ai pris l'air d'un sous-officier. C'est la façon que j'ai de vous vexer, car il est bon que vous soyez vexés : vous avez tout à apprendre. Votre roi a les ongles noirs et l'uniforme strict. Il ne trône pas, il siège. Son palais est une caserne, son pavillon de chasse, un tribunal, l.'état de siège est proclamé.
C'est pourquoi, notez cela. lorsque j'arrive, le pathétique s'en va. Il est interdit, le pathétique, avec quelques autres balançoires comme la ridicule angoisse du bonheur, le visage stupide des amoureux, la contemplation égoïste des paysages et la coupable ironie. À la place de tout cela, j'apporte l'organisation. Ça vous gênera un peu au début, mais vous finirez par comprendre qu'une bonne organisation vaut mieux qu'un mauvais pathétique Et pour illustrer cette belle pensée, je commence par séparer les hommes des femmes: ceci aura force de loi. (Ainsi font les gardes) Vos singeries ont fait leur temps. Il s'agit maintenant d'être sérieux !
Je suppose que vous m'avez déjà compris. À partir d'aujourd'hui, vous allez apprendre à mourir dans l'ordre. Jusqu'ici vous mourriez a l'espagnole. un peu au hasard, au iugé pour ainsi dire. Vous mourriez parce qu'il avait fait froid après qu'il eut fait chaud, parce que vos mulets bronchaient, parce que la ligne des Pyrénées était bleue, parce qu'au printemps le fleuve Guadalquivir est attirant pour le solitaire, ou parce qu'il y a des imbéciles mal embouchés qui tuent pour le profit ou pour l'honneur, quand il est tellement plus distingué de tuer pour les plaisirs de la logique. Oui. vous mourriez. mal. Un mort par-ci, un mort par-là, celui-ci dans son lit, celui-là dans l'arène: c'était du libertinage. Mais heureusement ce désordre va être administré. Une seule mort pour tous et selon le bel ordre d'une liste. Vous aurez vos fiches, vous ne mourrez plus par caprice. Le destin, désormais, s'est assagi, il a pris ses bureaux. Vous serez dans la statistique et vous allez enfin servir à quelque chose. Parce que j'oubliais de vous le dire, vous mourrez, c'est entendu, mais vous serez incinérés ensuite, ou même avant: c'est plus propre et ça fait partie du plan. Espagne d'abord !
Se mettre en rangs pour bien mourir, voilà donc le principal ! À ce prix vous aurez ma faveur. Mais attention aux idées déraisonnables, aux fureurs de l'âme, comme vous dites, aux petites fièvres qui font les grandes révoltes. J'ai supprimé ces complaisances et j'ai mis la logique à leur place. J'ai horreur de la différence et de la déraison. À partir d'aujourd'hui, vous serez donc raisonnables, c'est-à-dire que vous aurez votre insigne. Marqués aux aines, vous porterez publiquement sous l'aisselle l'étoile du bubon qui vous désignera pour être frappés. Les autres, ceux qui, persuadés que ça ne les concerne pas, font la queue aux arènes du dimanche, s'écarteront de vous qui serez suspects. Mais n'ayez aucune amertume: ça les concerne. Ils sont sur la liste et je n'oublie personne. Tous suspects, c'est le bon commencement.
Du reste, tout cela n'empêche pas la sentimentalité. J'aime les oiseaux, les premières violettes, la bouche fraîche des jeunes filles. De loin en loin, c'est rafraîchissant et il est bien vrai que je suis idéaliste. Mon cœur... Mais je sens que je m'attendris et je ne veux pas aller plus loin. Résumons-nous seulement. Je vous apporte le silence, l'ordre et l'absolue justice. Je ne vous demande pas de m'en remercier, ce que je fais pour vous étant bien naturel. Mais j'exige votre collaboration active. Mon ministère est commencé.
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RIDEAU
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