Sourab, fakir dans un petit cirque, est sous surveillance de la police. Le commissaire Massoudre lui rend visite dans sa caravane et tombe en arrêt devant la boule de cristal.
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Massoubre : Alors, c'est ça le miroir aux alouettes ? Le cueille-poires ?
Sourab : Vous ne croyez à rien, Monsieur le Commissaire ?
Massoubre : Je crois surtout que si vous pouviez voir l'avenir dans votre boule, vous auriez depuis longtemps votre palais à Venise, votre villa à Deauville et un yacht pour aller de l'un à l'autre !
Sourab : Ça, monsieur le Commissaire, c'est la vieille objection à nos petits talents ! Si nous voyons l'avenir, pourquoi ne connaissons-nous pas le nôtre ?... Comme s'il vous était possible à vous, de vous arrêter vous-même, ou de vous mordre le nez !... Cette boule est une fenêtre sur l'avenir. Mettez-vous à une fenêtre, vous pourrez y voir passer le monde, sauf vous !
Massoubre : Et quand vous vous y mettez, vous, à votre fenêtre, vous commencez par quoi pour impressionner le client ?
Sourab : Par rien !... Je lui demande de s'asseoir en face de moi, cette boule entre nous deux. J'éteins tout !
Massoubre, ironique : Et c'est le client qui éclaire ?
Sourab : Non ! Il a éclairé d'abord; je n'éteins qu'ensuite... Et je lui demande uniquement de se concentrer sur cette petite boule de cristal.
Massoubre : Et pendant ce temps-là, vous pensez à vos petites affaires ?
Sourab, très posément : C'est ce qui vous trompe, monsieur le Commissaire... Pendant que je fais mon boulot, là, celui qui épate les foules (Il montre le chapiteau) là, oui, je pense à mes petites affaires; parce que tout marche par ordre des mots, inflexions des voix; et pour tout vous dire, c'est
la petite, ma nièce, qui fait tout le travail. Mais avec la clientèle privée, c'est une autre histoire ! Je suis seul avec elle, et elle en veut pour son argent, la clientèle privée !
Massoubre : Et vous lui donnez quoi, pour son argent ?
Sourab, avec force : Je me concentre sur elle, monsieur le Commissaire. Je me concentre honnêtement, sans chiqué !
Massoubre, ironique : Parce que vous vous concentrez comme ça, au doigt et à l'oeil, à volonté ?
Sourab : Mon Dieu, oui... Je fais le vide dans mes pensées... Un vide que vient remplir la pensée de celui qui me fait face. Sa vraie pensée, et aussi sa vraie mémoire. Parce que nous avons tous deux mémoires, monsieur le Commissaire. Une claire, qui se rappelle le passé ; l'autre obscure, qui se souvient de l'avenir !
Massoubre, sarcastique : Obscure à tous, mais pas à vous ?
Sourab : Ça dépend du client ! Surtout de la cliente... Il y a des femmes qui voient l'avenir dans cette boule comme une chatte y voit la nuit. Un vrai cinéma parlant et en couleurs... Mais même avec un client banal, pour peu qu'il se concentre vraiment, ça éveille sa mémoire obscure... Des images finissent par apparaître dans cette boule... C'est flou, ça accroche, mais il y a tout de même quelque chose. En le faisant se concentrer, je ne fais que lui tirer le cordon de la porte sur l'avenir. C'est à lui de l'ouvrir et de regarder.
Massoubre : À mille balles le coup de cordon !
Sourab : À cent sous, ils ne viendraient pas !
Massoubre, sarcastique : Bref, vous êtes un type inouï !
Sourab, souriant : Mais oui, monsieur le Commissaire... Il y a aussi d'autres types inouïs qu'une rose fait éternuer à cent mètres; d'autres plus inouïs encore qui longent dans leur sommeil le bord d'un toit sans se casser la figure.
(Massoubre regarde Sourab avec la perplexité du bon sens mis en échec, et pourtant sûr de lui. Puis il se ressaisit et hausse les épaules.)
Massoubre, se levant, un peu bougon : En attendant, mon ami, ne longez plus le bord de la loi : vous pourriez bien vous réveiller ailleurs qu'où vous vous êtes endormi. (Il fait quelques pas, puis brusquement, avec l'expression de celui qui a trouvé l'argumentmassue :) N'empêche que j'ai bien failli marcher, avec vos petites histoires. Il ne resterait plus qu'une toute petite chose à m'expliquer.
Sourab : Avec plaisir, si c'est une petite chose.
Massoubre, assuré de son triomphe : Un rien. La cliente qui voit avec vous qu'elle se cassera la jambe en allant à la messe, dimanche prochain, elle ira tout de même pour ne pas rater ça, et si elle n'y va pas, qu'est-ce qui reste de vos bobards ?
Sourab : Ce n'est pas une petite chose que vous me demandez là, monsieur le Commissaire... Mais je connais une histoire qui vous répondra peut-être.
Massoubre : Je ne les aime pas longues.
Sourab : Elle va loin, mais vite !... « Il y avait une fois, dans Bagdad, un Calife et son Vizir... Un jour, le Vizir arriva devant le Calife, pâle et tremblant : Pardonne mon épouvante, Lumière des Croyants, mais devant le palais, une femme m'a heurté dans la foule. Je me suis retourné : et cette femme au teint pâle, aux cheveux sombres, à la gorge voilée par une écharpe rouge était la Mort. Et en me voyant, elle a fait un geste vers moi. ».
Massoubre : Elle n'est pas gaie, votre histoire !
Sourab : Elle voit la Mort en beau, c'est déjà quelque chose !... Bref, le Vizir s'écria : « Puisque la Mort me cherche ici, Seigneur, permets-moi de fuir me cacher loin d'ici, à Samarcande. En me hâtant, j'y serai avant ce soir ».Sur quoi, il s'éloigna au grand galop de son cheval, et disparut dans un nuage de poussière vers Samarcande. Le Calife sortit alors de son palais, et lui aussi rencontra la Mort : « Pourquoi avoir effrayé mon Vizir qui est jeune et bien portant ? » demanda-t-il. Et la Mort répondit : « Je n'ai pas voulu l'effrayer, mais en le voyant dans Bagdad, j'ai eu un geste de surprise, car je l'attends ce soir, à Samarcande... ».
Un temps. Massoubre est troublé. Puis :
Massoubre : Mais, la conclusion de votre histoire ?
Sourab : Celle de toutes les histoires... Qui croit fuir son destin est seulement attaché à une corde plus longue.
Massoubre : Mais au bout de la corde, pas de choix ?
Sourab : Mais si ! Le choix du Vizir : nous faisons tous librement ce qu'il était fatal que nous fassions !
Massoubre : (troublé) Ouais...(se reprenant) Je ne connais pas d'histoires
orientales, moi, mais je connais un très joli proverbe arabe : « Pardonne
une fois et tu es généreux; pardonne deux fois et tu es un imbécile ». (D'une tape il enfonce son chapeau sur sa tête) À bon entendeur, bonne nuit ! (Il sort)
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