Marguerite ne peut vivre sans projet. Elle s’ennuie et devient amère: « Les gens sont des cons mais ça on le sait ». Elle se tourne vers la politique. En mai 1968, la situation se dégrade. Les étudiants sont dans la rue. Voici pour Marguerite des journées moins monotones que les autres. Elle s’engage, elle discute des nuits entières avec les contestataires, les incite à la rébellion. Avec eux, elle occupe la Sorbonne, elle écrit des articles incendiaires, elle invente des slogans: « Nous ne savons pas où nous allons mais ce n’est pas une raison pour ne pas y aller , Il est interdit d’interdire ». Mais au bout de trois semaines le soufflet retombe, Marguerite se retrouve gros Jean comme devant. Pour se sauver une fois de plus, elle écrit, mélangeant scénario et roman.
En décembre, dans une mise en scène de Claude Régy, Madeleine Renaud interprète le rôle de la parente assassine de L’Amante anglaise, la nouvelle version des Viaducs de la Seine et Oise. Dans le même temps, le théâtre des Mathurins affiche Suzanne Andler, titre que Marguerite oubliera pour celui de Véra Baxter ou les Plages de l’Atlantique. Vient ensuite le manuscrit de Abahn Sabana David qui sera tourné sous le titre de Jaune le Soleil. Une fois de plus, Marguerite hésite entre le roman et le cinéma. Un écrivain a besoin de solitude, un cinéaste travaille en équipe. Que préfère-t-elle? Ses projets sont indécis. Ses films sont l’objet d’admiration de quelques esthètes mais l’ensemble du public les méprise et la presse n’est guère encourageante. Pourtant, autour de M. Duras, fourmille une bande de jeunes garçons, photographe, écrivain, assistant metteur en scène qu’elle éblouit par ses discours, ses écrits. Elle a sa cour. Mais elle est épouvantablement seule. Elle se sent vieillir...

Collections A.R.T.
Au printemps 1972 Marguerite se passionne pour un nouveau projet de cinéma, tourné dans le décor de sa demeure de Neauphle le Château, Nathalie Granger. La distribution est alléchante. En tête d’affiche on lit les noms de Jeanne Moreau, Lucia Bose et du jeune Gérard Depardieu qui commence à faire parler de lui.
Après le tournage d’un film, l’écriture d’un roman. Marguerite se penche sur une histoire d’amour aux Indes, dans les années 30. Le récit aura pour titre India Song. L’auteur transforme le manuscrit en scénario. Elle se réserve le droit d’en tourner un film sans l’aide d’un co-réalisateur. Projetée dans le monde entier, la version cinéma d’India Song sera considérée comme le chef d’œuvre cinématographique de Marguerite Duras. Cette réussite est une chance pour Marguerite, car ses livres se vendent peu et ses autres productions ( théâtre, cinéma) ne lui rapportent pratiquement rien et elle supporte mal le manque de reconnaissance.
Réconfortée par son succès, Marguerite conçoit le scénario du Camion: une femme d’âge mur désire l’amour d’un homme rustre et indifférent. Suzanne Flon et Simone Signoret refusent le rôle, Marguerite décide alors d’en être l’interprète. Elle prend pour partenaire la nouvelle vedette masculine Gérard Depardieu, lui imposant de ne pas apprendre son texte mais de le lire sur un prompteur, face à la caméra. Pendant le tournage, on la sent joyeuse et provocatrice : « Pour la première fois, je ne me suis absolument pas souciée d’une certaine logique. Je me suis complètement laissée aller... ». Elle réalise en effet le film d’une libertaire virulente. Présenté au Festival de Cannes, il déclenchera un débat homérique.
En 1977, M. Duras reprend le texte de Geneviève Serreau d’Un Barrage contre le Pacifique pour lui donner une suite. Le nouveau manuscrit s’intitule Eden Cinéma, on assiste à l’épuisement puis à la mort de la Mère. Les répliques mettent en cause les méfaits de la politique colonialiste. « C’est ma pièce préférée » déclare Marguerite aux journalistes venus l’interviewer.
Alors que depuis des années, depuis précisément la découverte des camps nazis, Marguerite se disait « Juive de cœur », un voyage en Israël la bouleverse au point que, révoltée par la politique de Tel-Aviv, elle se déclare dorénavant pro-palestinienne.
De retour à Paris, l’écrivain assiste aux répétitions de Navire Night, pièce tirée d’un de ses scénarios que Claude Régy met en scène au Théâtre Edouard VII. Elle se montre insupportable, elle insulte le metteur en scène, elle coupe ou rajoute du texte, elle change les répliques des comédiens. Le jour de la générale arrive, c’est un fiasco total.
Les semaines qui suivent sont très pénibles. Marguerite est la proie d’une dépression. Elle passe ses journées et une partie de ses nuits dans le café de Neauphle le Château. Les poivrots qui la reconnaissent trinquent tous avec elle. Elle ne se sortira de cette mauvaise passe que par un traitement de désintoxication.

La cuisine à Neauphle-le-château
(photo DR)
Coll. part.
cf Analyse et Critiques
id. ( texte repris de Le Camion, Michelle Porte ed Minuit 1977. P.99)
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