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Ionesco, auteur prolifique et inquiétant
C’en est fait, après La Leçon, il n'est plus question pour Ionesco de choisir une autre voix que celle de l’écriture dramatique. Il écrit, il écrit, il écrit des petits actes Les Salutations, L’Avenir est dans les œufs , Les connaissez-vous, le Maître, Le Salon de l’Automobile, La Jeune Fille à Marier, Le Rhume onirique, La Nièce épouse, Les Grandes Chaleurs, mais compose aussi une comédie d’une grande portée Les Chaises.
Bien qu’il se soit protégé pour écrire, tranquille, chez lui, avec pour seule correctrice, sa chère Rodica, Ionesco est sollicité par le Collège de la Pataphysique. Invité par Boris Vian, Raymond Queneau, Jacques Prévert, Marcel Duchamp, il ne peut qu’adhérer à ce mouvement, il a trop d’admiration pour le talent de tous ces artistes et se sent fort honoré d’être intronisé « transcendant satrape ».
Ce sera un troisième jeune metteur en scène, Sylvain Dhomme qui montera Les Chaises, en août 1942, au nouveau théâtre Lancry. Ionesco met en scène un couple pitoyable. Au soir de leur existence, faite de déboires et de désillusions, ces vieillards ratés espèrent encore intéresser le monde. Ils préparent une réception. Pour recevoir tous leurs invités, ils ont installé des chaises, et encore des chaises ...mais ces chaises resteront vides.
Dans le programme, l’auteur explique son intention : « Ces invités invisibles sont les angoisses, la vengeance inassouvie , la culpabilité, la lâcheté, la vanité, l’humiliation ,la défaite des vieux. Ils sont vieux eux-mêmes. C’est donc devant leur propre conscience qu’ils espèrent follement se racheter. Mais le remord implacable, symbolisé par les chaises vides grandit, s’étend, remplit la scène, colle les vieux au mur, les tue ».
Le cri d’horreur poussé par l’ensemble des critiques : « œuvre pénible , inutilité, gratuité ,viduité du verbiage à prétention métaphysico-psychologique , noir ennui » n’est compensé que par les « Bravos » criés à la fin du spectacle par Jacques Audiberti, par une lettre de Samuel Beckett : « Je viens de voir votre pièce Les Chaises. Je tiens à vous dire combien elle m’a touché », et par un article indigné d’Arthur Adamov : « À un homme qui se met à nu avec un tel courage, on doit au moins le respect ».
La pièce aura sa revanche. Reprise au Studio des Champs-Élysées sous la direction de Jacques Mauclair, le 10 février 1956, elle inspire un long article signé Jean Anouilh, en première page du Figaro qui se termine ainsi : « ... je crois bien que c’est mieux que Strindberg parce que c’est noir « à la Molière », d’une façon parfois follement drôle, que c’est affreux et cocasse, poignant et toujours vrai et - sauf un tout petit coup d’avant-garde vieillotte que je n’aime pas vers la fin - que c’est classique. Je termine pourtant par une simple remarque d’ordre psychologique. Je suis orfèvre, je n’ai jamais vu Ionesco, je suis joué dans le théâtre d’à côté et je n’ai aucun intérêt personnel à ce qu’on se trompe de porte » .
Pour accompagner Les Chaises, s’inspirant de l’Impromptu de Versailles, Ionesco se fait un malin plaisir d’écrire l’Impromptu de l’Alma. C’est une œuvre satirique dans laquelle il met en scène son propre personnage et tente de répondre à quelques critiques dramatiques suffisants et doctoraux. Il renvoie dos à dos les censeurs aux vieilles théories et les jeunes pédants, inventeurs des formules comme la Théatrologie, la Costumologie, ceux qui ne reconnaissent que Brecht et sa théorie de la Distanciation. La salle s’amuse comme une folle en mettant des noms sur les personnages. Les recettes plafonnent. Les Chaises désormais seront jouées dans le monde entier.

L' Impromptu de l' Alma
de gauche à droite : Alain Mottet, Claude Piéplu, P. Vassas,
Tsilla Chelton et Maurice Jacquemont
(photo Lipnitzki)
Collections A.R.T.
En 1953 l’auteur Ionesco fait la connaissance du comédien Jacques Mauclair. Ce sera le début d’une collaboration de trente ans. Ionesco confie à Mauclair sa dernière œuvre : Victimes du Devoir pour la monter au théâtre du Quartier Latin, rue Champollion. Sur l’étroite scène de quatre mètres sur trois, un couple de petits bourgeois reçoit inopinément un policier arrogant, brutal et sans gêne qui oblige le mari à descendre, à remonter, à aller à venir dans son « enfer intérieur » sans jamais lui permettre de s’en sortir.
« Nous nageons, écrit la critique, dans une sorte de rêve abracadabrant et burlesque » . Ionesco n’assiste pas à la première représentation, il est trop angoissé. Toutefois un soir il s’oblige a venir écouter en coulisse les réactions de la salle. Au bout de quelques minutes il est content : « On rie » , mais bientôt son visage se fige : « On rie trop », le public se moque... il est imbécile, ce public, il n’y comprend rien.
La notoriété de Ionesco s’impose curieusement par la représentation de sept comédies courtes d’un acte, que présente Jacques Polièri . L’auteur des sketchs : La Jeune Fille à Marier, Les connaissez-vous, Le Maître, Le Salon de l’Automobile, Le Rhume onirique, La Nièce épouse, Les Grandes Chaleur n’est plus considéré comme un turlupin sans importance, mais comme un dramaturge aux œuvres inquiétantes et quelque part morbides : « Je crains qu’il ( Ionesco) ne s’acharne à tuer la beauté du monde et qu’il n’ait tué une certaine forme de tendresse comme on étouffe un oiseau. L’humour cruel - qui n’est pas l’humour noir - grince quelque peu sur les rails de l’Europe Centrale, je devine bien quel poids de malheur doit peser sur les épaules de ces gens-la ».
Eh non, le théâtre de Ionesco ne s’intégrera jamais dans le rayon vaudeville.
Tandis que Jacques Audiberti qualifie de « Bang supersonique » le théâtre de Ionesco, ce dernier corrige des épreuves d’ Amédée ou Comment s’en Débarrasser, que Jean-Marie Serreau va afficher au théâtre de Babylone, le 14 avril 1954. Il s’agit de deux époux qui vivent ensemble mais ne s’aiment plus. Un jour apparaît un mannequin, cadavre matérialisé de leur bonheur perdu. Atteint du syndrome de « progression géométrique », ce personnage de carton et de papier mâché ne cesse de grandir au point d’envahir l’appartement, tandis que des champignons vénéneux prolifèrent sur les murs et le plancher La situation devient affolante. Comment faire disparaître ce simulacre gigantesque, sinon en le noyant dans la Seine. Lorsque Ionesco écrit son « drame-comique », il ne sait pas que la réalité rattrapera la fiction.

Amédée ou comment s'en débarasser
photo Collection part. Jacques Noël
Quelques mois après la dernière représentation d’ Amédée le théâtre de Babylone fait faillite. On vend les meubles et accessoires à l’encan mais du mannequin encombrant personne n’en veut. Le régisseur le coupe alors en morceaux et les jette dans les poubelles alentours. Au lendemain matin, colère des concierges du quartier qui s’en prennent véhémentement à Jean-Marie Serreau. Ce dernier paniqué s’en va en cachette la nuit venue abandonner le torse, les membres et la grosse tête de l’épouvantail sur les berges de la Seine.
Pendant ce temps Eugène Ionesco assiste aux répétitions du Tableau et de Jacques ou la Soumission, comédie dite naturaliste, créés le 13 octobre 1955, sur la scène du théâtre de la Huchette. Une suite sera donné à Jacques. il s’agit d’un acte intitulé L’Avenir est dans les Œufs - un délire théâtral annonce l programme - représenté, en juin 1957, au théâtre de la Cité Universitaire et que reprendra Jean-Marie Serreau au théâtre de la Gaîté en 1962.

Jacques ou la soumission
Dessin de Jacques Noël
Collection A.R.T.
Certes, depuis un certain temps, les pièces de Ionesco sont jouées en Belgique, en Hollande, en Suisse, en Allemagne, en Suède, en Argentine, en Angleterre, au Canada, aux Etats-Unis, Luis Bunuel a souhaité mettre en scène Jacques ou la Soumission à Mexico, mais c’est la première fois, en cette année 1955 qu’une œuvre inédite sera montée à l’étranger. Honneur à la Finlande qui ose créer Le Nouveau Locataire , dont la reprise à Paris, aura lieu au théâtre de l’Alliance française en septembre 1957.
Lettres Françaises Renée Saurel, 2 mai 1952
Libération G.D. 28 avril 1952
Le Figaro Jean-Baptiste Jenner 26 avril 1952
Il s’agit d’Ornifle ou le Courant d’Air joué à la Comédie des Champs-Élysées.
Ce Matin-Le Pays, André Ransan 2 mars 1953
Combat, Henri Magnan, 11 août 1953
cf Analyse et Critiques
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