Association de lalogoRégie Théâtrale

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Incident à la Comédie Française

En février 1966, Jean-Marie Serreau est appelé à la Comédie Française pour y mettre en scène La Soif et la Faim. Jamais Ionesco n’a été aussi anxieux, angoissé, torturé, affolé. La pièce n’est pas facile. Cette fois-ci l’auteur s’attaque au problème de la Foi : « Le héros de ma pièce Jean a soif et a faim . De quoi ? Il n’en sait rien lui-même. C’est une quête inutile, le Graal irrationnel sans but. De toute façon, j’attends que les critiques expliquent ma pièce pour l’expliquer moi-même. Depuis deux mois que nous répétons, je m’enivre de désespoir... Ma pièce est un cauchemar de plus ». 23 De plus, Ionesco manque de confiance envers son metteur en scène dont il craint l’indépendance artistique . Serreau n’hésite-t-il pas à déclarer : « Un metteur en scène doit trahir un auteur comme une belle robe trahit une belle femme ».

La soif et la faim
La soif et la faim
photo Collection part. Jacques Noël

Les abonnés des « mardis habillés » sont furieux. Dès les premières répliques, les comédiens entendent monter du public des murmures de protestation. Le chahut atteint son paroxysme lors de la scène du lavage de cerveau infligé à deux prisonniers en cage. Affamés, les malheureux supplient les moines, leurs geôliers: « Donnez- moi à manger, par charité ! » Pour obtenir un croûton, il leur faut réciter le Notre Père et par là même adhérer à la religion catholique, eux qui ne croient pas en Dieu. Dans la salle, on hurle : « Ce n’est plus une révolte, sire, c’est une révolution ». Les représentations suivantes sont de plus en plus houleuses. Au cours d’un des derniers soirs , Robert Hirsch qui tient le rôle de Jean, le personnage principal, est au bord de la crise nerveuse et ne se contrôle plus. Il s’avance vers les spectateurs et le visage déformé par la colère, il leur crie « Merde ». À l’étonnement de tous, ce mot magique désamorce la crise comme s’il rassurait le public et la pièce se termine presque normalement. Mais le lendemain la presse s’empare de l’anecdote et le Tout Paris littéraire en fait gorge chaude. : La Soif et la Faim est la pièce où Robert Hirsch a dit « Merde » au public » et on en restera là... Pas d’autres commentaires...

Les spectacles suivants signés Ionesco, La Lacune, monté à l’Odéon-Théâtre de France, Exercices de conversation et de Diction françaises pour Etudiants Américains, au Théâtre de Poche, Mêlées et Démêlés au Théâtre La Bruyère, seront joués dans un climat beaucoup plus serein. Une reprise du Roi se Meurt à l’Athénée sera triomphale.

Leçons de français pour américains
Leçons de français pour américains
Collections A.R.T.

Par besoin de s’expliquer, de se faire comprendre, Ionesco publie au Mercure de France son Journal en Miettes. C’est en partie l’ouvrage d’un philosophe qui se réfugie dans l’étude du Bouddhisme et de la psychanalyse.

 

La gloire à son apogée

À partir de 1968, les pièces d’Eugène Ionesco feront partie du patrimoine culturel mondial. Bucarest le découvre et cherche à se l’approprier comme auteur national. Mais Ionesco s’est fait naturalisé Français depuis bien longtemps et le régime de dictature qui règne alors sur la Roumanie ne le fera pas revenir sur sa décision.

En ces années 1968-1969, Ionesco est comblé d’honneur. Outre les invitations officielles au Mexique, en Israël, aux U.S.A., en Suède, il reçoit la médaille de Monaco des mains du Prince Régnier, Paris lui décerne le Grand Prix National du Théâtre, il est élu à l’Académie Française, au siège de Jean Paulhan.

l'épée d'Eugène Ionesco
L'épee d'académicien d'Eugène Ionesco dessinée par Jacques Noël
photo Collection part. Jacques Noël

Cinq ans après les représentations de La Soif et la Faim, le 11 septembre 1970, Ionesco remporte un joli succès avec sa nouvelle œuvre Jeux de Massacre qui ne comporte pas moins de vingt-huit tableaux au cours desquels rôdent les épidémies, la souffrance, la séparation, le suicide, l’incendie, le meurtre, en un mot, la mort, dans des scènes où se mêlent tendresse et grand guignol. La crainte de la vieillesse, annonciatrice de l’anéantissement fatal, est devenue si intense chez l’auteur qu’il ne peut plus traiter d’autres sujets. Son obsession se retrouve chaque réplique. Quand il fait dire au Vieux face à son épouse mourante : « Ma chérie . Tu m’as promis de rester avec moi jusqu‘à la fin des jours. Tu ne peux pas me quitter, tu l’as promis. Tu ne dois pas, tu ne dois pas ... » n’est-ce pas lui Eugène qui s’adresse à sa bien-aimée Rodica ? Les critiques du spectacle, mis en en scène par Jorge Lavelli, sont particulièrement élogieuses. Jean-Jacques Gauthier lui-même, qui en son temps avait traité Ionesco de plaisantin, de mystificateur et de fumiste 24 s’enflamme dans sa rubrique du Figaro : « Ces Jeux de massacre, je les célèbrerais et les sauverais mille fois à moi seul, s’il en était besoin... Un chef d’œuvre ! ». Il est vrai qu’à présent MM. les Académiciens Gauthier et Ionesco se rencontrent tous les jeudis aux séances du Quai Conti...

Jeux de massacre
Jeux de massacre
Collections A.R.T.

23 Le Nouvel Observateur 16 février 1966
24 cf. Jacques ou la Soumission, le Figaro 17 octobre 1955

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