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L’inexorable défaite
Fin 1984, les mauvais jours commencent. La maladie fait son apparition. Après un coma diabétique de deux jours, les médecins prescrivent un régime sévère. Ionesco devra dire adieu aux longues pauses à la Coupole, arrosées du verre de trop, mais le fera-t-il ? Eugène sent venir les affres de la vieillesse, son corps va se déglinguer lentement, il le sait et se sent trahi. Mais pour le monde il fait encore belle figure. On continue à l’inviter. Ses pièces sont reprises avec succès. Il expose de plus en plus souvent à Berlin, à Bologne, à Fribourg, à Zurich, à Saint Gall. Un peu plus tard, le Grand Palais et le Centre Pompidou organisent un salon des œuvres de peintre Ionesco. L’auteur donne toujours des conférences. Défenseur des grandes causes, il se rend à Berne lors d’un débat en faveur des Droits de l’Homme. Il est le lauréat du prix international d’Art Contemporain de Monte Carlo, il reçoit le prix T.S Eliot Ingersoll à Chicago, la médaille de la Ville de Paris.
En février 1987, est organisée une grande fête pour célébrer le 30ème anniversaire de la reprise au théâtre de la Huchette de La Cantatrice Chauve et de La Leçon.
Néanmoins il ne cesse d’être inquiet, et se sent piégé : « ... L’obsession de ma « gloire » menacée, les interviews que je dois donner, les articles que je dois écrire pour me défendre, pour empêcher que l’on me tue, littérairement parlant, toutes ces choses arrivant toutes à la fois !. ( ... ) et puis la précarité de l’existence de Rodica et de moi-même, car chaque jour qui passe nous devenons de plus en plus vieux et encore tant de choses à faire !( ... ) Quelle dégringolade, quelle dégringolade.. » Et son angoisse se précise « Parfois, pour m’endormir, je songe, je fais le compte de toute ma fortune : maisons, réserves dans les banques, argent qui doit arriver pour m’assurer ( c’est-à-dire pour me rassurer) que si je ne reçois plus un sou, ce qui n’est pas possible, nous n’allons pas, Marie-France, Rodica et moi, mourir de faim ! ( ... ) J’ai au moins quand même une petite pension de la Société des Auteurs ».
À croire que cet homme célébré dans le monde entier ne se sent guère plus à l’abri des tracas matériels que ne le sont ses pairs impécunieux, ceux dont on ne joue les pièces de temps en temps avec, parfois, un insuccès notoire. Ionesco retrouve ces malheureux confrères au domaine du Rondon, ce petit château du XVIIème siècle sur bords de Loire, propriété de la SACD mis à la disposition des auteurs dramatiques en mal de villégiature.. « ...seuls les auteurs pauvres viennent ici. Je ne suis pas un auteur pauvre, mais j’ai eu des raisons - pas de service à la maison de campagne, les gardiens sont en vacances et la maison à trois niveaux ne peut plus être entretenue par Robica, la pauvre, ici elle vit confortablement, presque dans l’euphorie, pas de soucis, car le service est impeccable ».
Tels de petits personnages de Sempé se promenant dans le parc du Rondon, bras dessus bras dessous, s’arrêtant pour respirer le parfum d’une fleur, ou interrogeant le ciel sur le temps qui s’annonce, Eugène et Rodica marquent la pose d’une sérénité rare et bienveillante.
Le 22 février 1989, Ionesco est hospitalisé, il donne délégation à sa fille pour lire à Bruxelles devant la Commission politique européenne un réquisitoire contre le régime roumain de Ceaucescu.
Le 7 mai, au cours de la 3ème Nuit des Molière, Ionesco, convalescent, reçoit un trophée d’Honneur de la main de son cher complice Jacques Mauclair : « Nous tous, nous vous saluons comme le plus illustre des nôtres et, très affectueusement nous vous disons merci ». La salle est debout, partagée entre l’enthousiasme et l’émotion, on applaudit à tout rompre pendant de longues minutes. Dans sa loge d’honneur, Ionesco se lève péniblement, il souffre de toute sa carcasse, il s’incline en esquissant un sourire. Au soir de cette cérémonie, le monde entier sait que Ionesco est très malade.
Pendant les trois années qui lui resteront à vivre, Ionesco se livrera tout entier sinon à recherche de la connaissance divine, du moins à l’espérance en Dieu. La mort effrayante qu’il avait tant appréhendée lui fut douce, elle arriva en catimini. Le 28 mars 1994 Eugène entourée des deux seuls amours de sa vie, Rodica et Marie-France, s’éteignit doucement comme un cierge.
La Quête intermittente Eugène Ionesco, édition Gallimard 1987
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La Quête intermittente Eugène Ionesco, édition Gallimard 1987
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