Association de lalogoRégie Théâtrale  

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Extrait

LORSQUE L'ENFANT PARAIT

M. Jacquet ministre de la Famille, marié depuis 25 ans, père de deux grands enfants (22 et 20 ans), vient d'apprendre de son épouse Olympe qu'il sera prochainement à nouveau père, juste avant les prochaines élections...

...

Olympe : Pourvu que les gens n'aillent pas faire de cancans !

Jacquet : Quels cancans ?

Olympe : Comme pour le peintre de Mme Gernicaut par exemple ! Tu vois comment les choses sont interprétées aussitôt

Jacquet : J'espère que tu es au-dessus de tout soupçon, ma chère ! Du moins je veux le croire...

Olympe : Toi tu peux le croire. Mais les gens ! Les gens sont si méchants, mon pauvre ami ! Visé comme tu l'es déjà !

Jacquet : Ceux qui auront quelque chose à dire viendront me trouver !

Olympe : Justement pas ! Ils s'en garderont bien ! Et tu as déjà entendu tout à l'heure la réflexion de ton père parlant de Mme Gernicaut: « À son âge, a-t-il dit, ce sont rarement les maris qui vous font des enfants ». Tu l'as entendu comme moi ? J'ai reçu un coup, je t'assure ! Enfin heureusement nous n'avons pas de peintre dans notre entourage !

Jacquet : Mais Oui !

Olympe : Nous avons un peintre ?

Jacquet : Roger. Il est avocat mais c'est pareil. Il est garçon, il est très lancé, très en vue, et nous sommes toujours ensemble, en tout cas très souvent.

Olympe : Mais Roger est un cousin à toi !

Jacquet: À moi ! Justement ! Pas à toi. Un cousinage par alliance n'a jamais empêché deux personnes de coucher ensemble si elles en ont envie.

Olympe : Quoi ? Mais, Charles, tu ne vas pas me dire que Roger et moi...

Jacquet : Mais non, je ne te le dis pas !

Olympe : Ah ! Bon !

Jacquet : Je te dis ce qu'on dira ! Je te dis que nous aussi nous avons notre peintre, enfin, celui sur qui on peut partir pour raconter n'importe quoi ! Je n'y avais pas pensé, je l'avoue, mais c'est toi qui as raison. Les langues vont marcher tout de suite. C'est certain. Avec la mentalité actuelle je vais immédiatement passer pour un cocu, c'est évident.

Olympe : C'est un peu fort !

Jacquet : Fort ou non, ce sera comme ça !

Olympe : Tu m'avoueras que les gens sont insensés, tout de même ! :

Jacquet : Pour toi encore, cela peut être flatteur !...

Olympe : Je te remercie !

Jacquet : Pour moi c'est infiniment moins drôle, reconnais-le ! Ah ! Tu me mets dans une position agréable, je te jure !

Olympe : Écoute ! Je n'y suis pour rien, moi !

Jacquet : Oui enfin... Je me comprends.

Olympe : Que veux-tu que je te dise !

Jacquet : Rien. Je préfère de beaucoup que tu ne dises rien. En général tu ne prends pas la parole pour dire des choses très positives.

Olympe : Je te remercie.

Jacquet : Ce n'est pas un reproche, c'est une constatation. Tu pousses des soupirs et des exclamations, tu formules des souhaits ou des regrets mais tu ne te signales pas d'une façon générale par des phrases qui aient une direction précise.

Olympe : Eh bien, tu es agréable ! Qu'est-ce que je t'ai fait, Charles ?

Jacquet : Tu ne m'as rien fait, je t'explique ton cas. Ça n'a d'ailleurs aucune importance, s'il y a des décisions à prendre je suis là pour ça.

Olympe : Quelle décision veux-tu qu'on prenne ?

Jacquet : Aucune. Il n'y a aucune décision à prendre. Seulement je réfléchis... c'est mon devoir. Je pense au mariage de notre fille, je pense aux élections...

Olympe : Alors ?...

Jacquet (masquant par une évidente sincérité dans le ton l'absurdité de son raisonnement): Alors, avec la même lucidité que toi tout à l'heure j'exa­mine la situation. La situation est celle-ci : Je mène une campagne - assez bruyante, disons-le - et je triomphe par deux votes de l'Assemblée, l'un : la suppression des maisons de tolérance, l'autre : l'augmentation des peines qui frappent l'avortement. Là-dessus on apprend qu'après vingt et un ans sans maternité tu attends un enfant. Et cela commence à se savoir naturellement au moment de la prochaine campagne électorale. Je vois tout de suite la façon dont mes adver­saires utiliseront la chose: pour prêcher d'exemple, me faisant le premier prêtre de ma religion, je me suis brusquement jeté sur ma femme pour consolider ma situation poli­tique et affermir mon portefeuille. Je suis tourné en ridicule et toi tu passes pour une victime du devoir. Nous sommes ridicules tous les deux. Et officieusement - je veux dire dans le monde et dans les couloirs de la politique, tu passes pour la maîtresse de Roger ou d'un autre et tu me fais endosser une paternité à laquelle je suis seul à croire. Je suis deux fois grotesque.

Olympe : C'est effrayant !

Jacquet (se convainquant lui-même peu â peu de la valeur de ses arguments): C'est la situation exacte dans laquelle je me trouve. Alors la question est celle-ci: Dois-je - ai-je le droit - de laisser le ridicule et le scandale atteindre ma personne, je veux dire ma fonction, le poste que j'occupe, qui représentent le peu qui reste peut-être encore en France de propreté ? Je suis Sous-Secrétaire d'État à la Famille, ne l'oublions pas... Je suis Ministre. En laissant la malignité publique atteindre à travers moi les idées que je défends et pour lesquelles je me bats, c'est le Gouvernement lui-même et un peu de la moralité du pays que je mets en cause. Mieux : c'est à travers moi qu'ils seront atteints, mais c'est par moi que les choses en seront venues là. Sans vouloir du tout employer de grands mots, cette histoire intime se place par la force des circonstances sur un plan qui nous dépasse, ma chère, je ne dirai pas tout à fait « national », mais PRESQUE ! C'est le cas où un homme qui a accepté d'assumer une charge publique doit savoir faire à l'État - et pour son honneur - le sacrifice de certaines convictions intimes. Olympe, c'est en mon âme et conscience que je te parle et en tenant compte du poste jue j'occupe : notre devoir est là. Nous ne garderons pas cet enfant.

Olympe : Le mien ?

Jacquet : Le nôtre.

Olympe : (avec une lueur de joie mal contenue): C'est vrai ?

Jacquet : C'est une décision sévère et douloureuse dont je te prie de me pardonner. Je sais quel sacrifice je te demande et crois bien que si je me donne à moi-même maintenant cet ordre c'est avec - au fond de moi - une blessure.

Olympe : Tu crois vraiment que... ?

Jacquet : Il faut parfois sacrifier à une cause morale les voeux les plus clairs de la nature. Il faut voir haut et large et ne pas reculer devant ses responsabilités.

Olympe : Si tu le crois vraiment...

Jacquet : Je ne le crois pas. Je sais, où est mon devoir, simplement. J 'aime mieux m'amputer d'un enfant à naître que de risquer l'ombre d'une atteinte à la famille française !

Olympe : Je te comprends, Charles; c'est très beau. Tu es magnifique de calme, de décision. Vois-tu, je me sentais au fond d'un gouffre et simplement, là, en quelques phrases claires, tu m'as ramenée au jour. Je me sens sauvée tout à coup. Je ne sais pas pourquoi ! Tu es merveilleux.

Jacquet : Tu as déjà mis Annie au courant, m'as-tu dit ?

Olympe : Oui...

Jacquet : Tu aurais pu attendre de m'en avoir parlé

Olympe : J'étais bouleversée quand je suis rentrée. Elle était là...

Jacquet : C'est sans grande importance. On dira aux enfants que Parocel est célèbre pour ses erreurs de diagnostic - et que j'ai tenu à ce que tu sois examinée par Bassompierre. Et Bassonpierre démentira formellement l'avis de Parocel

Olympe : Et de Moiturier.

Jacquet : Et de Moiturier ! Ce ne sera pas la première fois que deux professeurs se seront trompés. L'avenir prouvera que Bassompierre avait vu juste.

Olympe : Mais, Charles... La religion est formelle. C'est un... un crime.

Jacquet : Quand il est exigé pour des raisons morales - et c'est le cas - ce n'est plus qu'une opération. Il suffit qu'elle soit bien faite. Je verrai Bassompierre dès lundi, j'en fais mon affaire.

Olympe : Tu sauras le convaincre ?

Jacquet : Je serais surpris qu'il ne partageât pas mes vues. Il attend beaucoup sa cravate de Commandeur et je saurai reconnaître le service rendu à la moralité que je représente.

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