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Armand Salacrou

par Jean-Jacques BRICAIRE

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Armand Salacrou * Collections A.R.T.

ou
La Révolte permanente

Un auteur qui a fait fortune avec une seule réplique ne figurant d’ailleurs dans aucune de ses pièces mais dans un slogan publicitaire, « la mort parfumée des poux » ou comment un herboriste torturé, pessimiste à l’extrême, trouvera sa voie dans l’écriture dramatique.

1.Naissance d’une sensibilité de gauche
2. Premiers essais dramatiques
3. Le Pont de l’Europe
4. Une première quasi réussite
5. Histoire de rire
6. L’Alpinisme mène à tout
7. Rentrée et départ définitif de Dullin
8. Les Dernières créations
9. Quelques pièces
10. Oeuvres dramatiques
11.  Histoire de rire


1.N
aissance d’une sensibilité de gauche

Armand Salacrou est né à Rouen le 9 août 1899, d’un père herboriste. Ce père était l’un des onze enfants d’une famille de très pauvres paysans de la région d’Yvetot, famille rouge. Il fut protégé par la châtelaine du lieu qui l’envoya à Rouen afin de passer l’examen permettant l’entrée à la Faculté de pharmacie. Mais il arrivait de son village et n’avait pas fréquenté le collège. Ainsi ne fut-il jamais pharmacien, même de deuxième classe. Il devint, à 17 ans, préparateur en pharmacie. Le pharmacien qui l’employait était l’inventeur de la jouvence de l’Abbé Soury, qui joua un grand rôle dans la vie d’Armand Salacrou. Le père passa l’examen d’herboriste et fut reçu, ce qui lui permit d’afficher plus tard sur son officine Diplômé de l’école de médecine et de pharmacie, le diplôme d’herboriste étant décerné par cette école. Cette officine, il l’ouvrit au Havre, où il s’installa définitivement en 1902.

Armand fit dans cette ville de très bonnes études primaires, avec chaque année le prix d’excellence, ce qui lui permit d’entrer dans un lycée parisien en 1917 pour aboutir à une licence de philosophie et à une licence de droit. À 16 ans, réagissant avec une sensibilité de gauche, déjà révolté, il écrit l’Éternelle chanson des gueux, où il s’indigne du décalage entre la misère du port et la fortune des armateurs, et où il s’interroge déjà sur la solitude de l’homme. Il adresse son texte à l’Humanité, qui le publie. Il avait déjà fondé les jeunesses socialistes du Havre. À Paris, poursuivant ses études de médecine, il se fait engager dans un service de cardiologie à l’hôpital de la Pitié, et fait fonction d’externe à l’hôpital Saint-Antoine. Il abandonne vite les études de médecine pour la Sorbonne où il obtiendra ses licences. Il fréquente les surréalistes, les théâtres et les peintres, guidé par ses amis d’enfance Georges Limbour et Jean Dubuffet, et se lie d’amitié avec Roger Vitrac, Robert Desnos, Antonin Artaud et Max Jacob.

2. Premiers essais dramatiques

En 1922, il épouse Lucienne « parce que c’était plus correct pour la famille », mais prévient la fiancée que le mariage ne durera que trois mois. Il dira d’elle dans ses mémoires « Lucienne, mon assurance contre le suicide ».

Concernant ses liaisons amoureuses qu’il relatera dans ses souvenirs, si elles ont le mérite de la sincérité, elles ne le dépeignent pas à son avantage. Salacrou est en effet un pathétique, toujours torturé par la même interrogation « Pourquoi sommes-nous vivants ? Pourquoi  devons-nous supporter la souffrance ? » et s’indignant perpétuellement contre l’absurdité angoissante de la mort. Il avait entre temps écrit Le Casseur d’assiettes dont il avait adressé un exemplaire à Charles Dullin, sans succès, puis Tour à Terre, qui allait devenir Le Pont de l’Europe, et serait créé par Lugné Poe au Théâtre de l’Œuvre. Lugné Poe avait trouvé le texte du Casseur d’assiettes intéressant, mais souhaitait un ouvrage plus fourni. Ce fut Tour à terre.

Parallèlement, Salacrou est engagé par une firme cinématographique pour écrire, dans le bulletin de la firme, des articles à la louange des films distribués par elle. Il est expédié à Vienne en qualité d’assistant français d’une production franco-autrichienne, une adaptation de La Dame de chez Maxim’s intitulée La Môme Crevette. Le film fut un désastre. Alors qu’il poursuivait son « assistanat » dans les studios de Joinville pour le film L’Occident, on lui propose d’écrire le scénario d’un film policier dont on lui aurait confié la réalisation, mais l’inspiration ne vint pas, et la maison de production se disloquait, les principaux collaborateurs s’en allant pour réaliser, dans une maison qu’ils fondaient, Le Comte de Monte Cristo. Ils proposèrent à Salacrou de les suivre en qualité de premier assistant. Le film, muet, démodé avant sa naissance, entraîna la banqueroute de la société de production, car le cinéma venait d’accéder à la parole. Salacrou avait abandonné très vite le film en cours de réalisation, car il venait de rencontrer Charles Dullin auquel il s’attacha « avec la certitude que ce serait pour moi à la vie, à la mort ». Dullin a, en effet, lu la pièce Patchouli que lui a adressée Steve Passeur, et qui sera montée à l’Atelier en janvier 1930.

Le Roi des poux

Parallèlement à ces activités cinématographiques et d’auteur dramatique, Salacrou n’oublie pas la pharmacie paternelle, qui peine à lancer sur le marché la Marie-Rose, insecticide destiné à débarrasser des poux les têtes enfantines. C’est alors qu’il a l’idée de lancer le produit grâce à la publicité (qu’on appelait alors la réclame . Des textes, insérés dans les journaux, apprenaient : « Suicide d’un roi. Le roi des poux se donne la mort à cause de la Marie-Rose. Une mort parfumée, c’est la mort des poux dans les nuages odorants de la Marie-Rose ». C’est la mort parfumée des poux qui, en trois semaines, assure le triomphe du produit. C’est aussi le début de Salacrou en qualité de chef d’entreprise publicitaire qui lui assurera la fortune. À La Marie-Rose succéderont Le Vermifuge LuneLa Jouvence de l’Abbé SouryLe Vin de Frileuse et Le Thé des familles. De son appartement de la rue de Vaugirard, il passera directement à l’Avenue Foch. Il écrira plus tard : « Si j’ai créé des affaires commerciales, c’est pour que mon théâtre n’en soit pas une ». Mais il reconnaît ailleurs : « Pour remplacer les mensualités du cinéma dont je voulais me libérer, j’avais créé avec précaution, une toute petite affaire de publicité. En quelques semaines, elle réussit, en quelques mois elle se multipliait, en trois ans, c’était une des premières de France ». Robert Desnos et Charles Trenet seront pendant quelque temps associés en tant qu’auteurs, à cette affaire de publicité.

"Tour à terre". Dessin de Robert Louis Antral fonds Georges Herbert Collections A.R.T.

3. Le Pont de l’Europe

Il avait 25 ans quand sa pièce Tour à terre fut reçue à l’Œuvre par Lugné Poe et créée le 24 décembre 1925. Il était heureux le soir de la générale parce qu’on l’applaudissait. Mais le lendemain, avec les journaux et la si faible recette, il comprit le désastre: « Au milieu de ce charivari d’injures, d’incompréhension ou d’indulgence dédaigneuse, un homme que je n’avais jamais vu vint au devant de moi, le soir de la seconde, près du petit bureau du contrôle de l’Œuvre. C’était M. Henry Bidou (1). Jamais je n’oublierai cette minute. Il me félicitait et ajoutait : – Maintenant, il faut vite donner une nouvelle pièce. – Et qui voudra me la jouer ? – Apportez la moi. Peut-être pourrais-je vous la faire jouer… Le lendemain, je portais à M. Henry Bidou Le Pont de l’Europe qu’il faisait jouer par les Jeunes Auteurs à l’Odéon les 30 novembre et 13 décembre 1927 ».
La pièce connaîtra une critique négative, avec toutefois quelques opinions favorables.

Dullin, comme il l’avait promis, monte Patchouli. La pièce est créée en janvier 1930. Il invite Jouvet, Pierre Renoir et Valentine Tessier à l’avant-dernière répétition. Ces derniers sont tellement emballés que Jouvet demande de présenter lui-même la pièce dans le programme. La veille de la générale, Dullin envoie une lettre à Salacrou dans laquelle il s’engage à lui monter ses cinq prochaines pièces.

Et, raconte Salacrou :«Le soir de la générale, j’allais au théâtre au milieu de la représentation. Patchouli était déjà tombé et sa chute tournait à la catastrophe. Le public s’était tout de suite éloigné de la scène. Maintenant il s’en rapprochait pour rire. Il ne participait pas à la pièce, il la regardait comme on regarde un ivrogne dans la rue ». La critique est exécrable: « Comment expliquer que des hommes de théâtre aussi avertis que Dullin et Jouvet aient cru à la pièce en lisant le manuscrit ? Comment expliquer l’enthousiasme de Dullin pendant deux mois de répétitions ? Comment expliquer l’émotion d’hommes de théâtre comme Renoir et Jouvet, seuls dans la salle, à la dernière répétition de travail ?… Bientôt je compris qu’on avait joué devant le public une autre pièce. Le public étant intervenu et, par sa présence même, il avait modifié la pièce. Bouleversante la veille, elle était inécoutable le lendemain… Tristan Bernard dit : l’Art dramatique est une science exacte dont on ignore les lois. Les lois introuvables, c’est dans la collaboration du public qu’elles se perdent. Un homme de théâtre a écrit un jour : l’auteur écrit une pièce, le metteur en scène en crée une autre, les acteurs en jouent une troisième, et le public assiste à une quatrième». Giraudoux écrira néanmoins de Patchouli : « Ce n’est pas une pièce de jeune, c’est la pièce de la jeunesse. Je l’ai écoutée avec une émotion qui, pour la circonstance, a été toute neuve ».

Tandis que Dullin gardait Patchouli, Jouvet, en dédommagement de cette pièce qui lui échappait, « avait la promesse de Dullin et la mienne, que je lui donnerais mon prochain manuscrit… Avant la fin de l’hiver, j’achevais Têtes brûlées ( premier titre d’ Atlas Hôtel ) et apportai ma pièce à Jouvet. Dix fois de suite il me fit venir dans sa loge, me lisant des passages, des répliques, qu’il entrecoupait de cris de joie et de contentement, et tout à coup, il me regardait, inquiet. Jouvet, dont j’ignorais les incessantes hésitations, ne se décidait pas… Le onzième soir, je reprenais mon manuscrit et me réfugiais à l’Atelier. – Jouvet ne la jouera pas – Est-ce sûr ? – Oui – Alors je la prends » déclare Dullin, qui monte donc Atlas Hôtel à l’Atelier le 15 février 1931.

4. Une première quasi-réussite

La pièce fut assez bien accueillie par la critique, connut une carrière honorable et Dullin, un triomphe personnel. Salacrou était devenu son auteur fétiche à l’instar de Giraudoux pour Jouvet. Dullin s’emballe à la lecture des Frénétiques. Il confie le matin même la pièce à Renoir, et le soir, Salacrou retrouve un Jouvet atterré : Renoir croit reconnaître dans le personnage de Lourdalec, qui asservit les êtres pour son intérêt personnel, une puissante personnalité parisienne – qui était précisément son modèle ! Jouvet craint un scandale ! Dullin, lui, semble bien content d’avoir déjà deux pièces du même auteur. Jouvet a refusé Les Frénétiques: « Avant les révélations de Renoir, il était plein de feu. Peut-être se fut-il éteint par la suite, mais ce bel enthousiasme du premier soir et de la première lecture devrait me rassurer. Et pourtant j’ai mauvaise conscience. Ai-je abandonné les corvées du cinéma pour devenir un fournisseur de théâtre ? Aurai-je écrit Les Frénétiques si je n’avais pas eu le vif désir d’être joué par les Cinq de chez Jouvet ? » La pièce fut créée le 5 Décembre 1934 au Théâtre Daunou dans une mise en scène de Raymond Rouleau.

C’est après Les Frénétiques que Salacrou s’assagit, en quelque sorte, et accorde plus de simplicité à son écriture. Ses premières pièces, qu’il qualifiera de pièces d’essai à l’expression tourmentée et aux sentiments excessifs, vont faire place à des intrigues plus riches et plus solides, mais son théâtre, toujours dérangeant, restera celui de l’angoisse, de l’échec et de l’amertume.

Pour pallier les difficultés financières de son auteur, Dullin lui propose le poste de secrétaire général de son théâtre, un travail qui consistait essentiellement à rédiger une petite revue de théâtre Correspondance qui, à l’Atelier, tient lieu de programme. Salacrou annonce, dans Correspondance, la création par Dullin d’un comité de rédaction de cinq jeunes auteurs : Pierre Aristide Bréal, Morvan-Lebesque, André de Richaud, Armand Salacrou et Simone Camille-Sans.

Et également la création des mardis de l’Atelier. Une entreprise à la Dullin : travailler 2 mois sur la pièce d’un jeune inconnu, pour la jouer 4 fois, 4 mardis, et recommencer ce tour de force 4 fois par an, tout en jouant et répétant les spectacles réguliers… « Je propose à Charles de voir les trois autres du Cartel, pour faire de Correspondance le programme des quatre théâtres, une revue dont l’importance deviendrait vite considérable. Je vois Jouvet, je vois Baty, je suis découragé avant de voir Pitoëff. Jouvet : -Tu comprends, mon p’tit gars, chacun chez soi… »

On reconnaît là le caractère de Salacrou qui possédait déjà l’aptitude de conception et d’organisation qui allait éclater avec la création de l’agence de publicité qui lui ouvrirait les portes de la fortune. Une autre preuve de l’appétit d’innovation et de réalisation qui taraudait Salacrou : « Depuis longtemps convaincu que le théâtre doit se nourrir d’auteurs nouveaux, j’écrivis, dans une page entière de France-Soir, en décembre 1938, une grande lettre au ministre de l’Éducation Nationale, Jean Zay, qui était mon ami, en réclamant la création d’un « Centre Dramatique » . C’était alors une expression presque inconnue » .

Il avait donc, avant la lettre, proposé la création de ces Centres qui allaient plus tard, sous Malraux, proliférer.

Mais il fut, comme beaucoup d’autres, bien déçu. Des années plus tard, il déplorait : « La plupart des Centres servent d’abord les envies créatrices des metteurs en scène qui les dirigent. Et la grande naissance d’auteurs nouveaux, je ne l’ai pas connue… Pourtant ils attendaient ; Ionesco, Beckett, Dubillard, Adamov, Billetdoux, et dix autres, tous révélés par le théâtre privé, pas un par un de nos metteurs en scène directeurs de Centres. L’un d’entre eux disait ces jours-ci : je ne joue que les morts. Je ne veux pas, dans mon travail, être emmerdé par un auteur vivant .»

Après Les Frénétiques, Salacrou donne Un Homme comme les autres (ex L’Anneau de cheveux ) au Théâtre de l’Œuvre, qui connaît un joli succès. « Un homme aimé, pour être aimé jusque dans sa nature d’homme, dit à sa femme ce qu’il est, et perd l’amour de cette femme, écœurée ».

Salacrou retrouve ensuite son cher Dullin, pour La Terre est ronde à l’Atelier.
C’est un drame sur Savonarole, évoquant la lutte éternelle entre la chair et l’esprit: « Avec La Terre est ronde, je n’ai pas voulu écrire une pièce historique… parce que ce n’est pas seulement Florence 1492-1498 que j’ai essayé de montrer. Ce sont les vivants d’un jour, les vivants comme nous. Ils furent vivants et nous serons morts. La terre tourne, les temps reviennent. Les vivants meurent et nous l’oublions comme nous oublions que la terre est ronde. Je vis tout à coup ces personnages vivre pendant une méditation sur la pureté, sur la dureté, sur la mort ». De leur collaboration à cette pièce, Dullin dira, parlant de Salacrou: « C’est dans ces heures que j’ai le plus appris à l’estimer et à le tenir pour un grand auteur dramatique » .

Un premier succès authentique

Une Femme libre (ex Lucie Blondel) créée au Théâtre de l’Œuvre le 4 octobre 1934 fut le premier vrai succès d’Armand Salacrou. C’est l’histoire d’une femme qui, par crainte d’une vie bourgeoise, s’enfuit à deux reprises pour se retrouver libre. L’auteur reconnaît : « J’avais enfin mon premier succès, celui des queues devant le théâtre et du sourire de la dame du vestiaire ». Un soir, il entre au théâtre et interroge la dame du vestiaire : – Alors, ça marche toujours ? – Si ça marche ! Ce soir j’ai 29 manteaux de vison … ».
Mais dans les notes publiées à la suite de l’édition de la pièce, son pessimisme ne peut s’empêcher d’apparaître: « Je ne partageais pas la joie de Paulette Pax (la directrice du théâtre) devant un de ces succès parisiens qui naissent avec l’automne et meurent avec les premières fleurs. Pensez aux 15 pièces nouvelles que l’on joue chaque année à Paris depuis 300 ans. La littérature dramatique est un immense cimetière abandonné et tout rempli de fosses communes… Avec leurs tragédies, les écrivains dramatiques se dressent comme des géants solitaires dans des siècles déserts ».

L’Inconnue d’Arras créé à la Comédie des Champs-Élysées en novembre 1935 devait être montée par Pitoëff, et Ludmilla jouer le rôle de l’inconnue. Malheureusement un désaccord grave sépara l’auteur et le metteur en scène au sujet du reste de la distribution. C’est Lugné-Poe, qui ayant pris connaissance de la pièce, décida de la monter, dans un enthousiasme délirant.

L’auteur se souvient : « À la générale, devant certaines réactions du public et l’incompréhension de la salle, Lugné-Poe, en coulisses, accablé près d’un portant, murmurait des injures. Ils ne comprennent pas, disait-il avec une sorte de volupté orgueilleuse qui devait lui parler de ses premières luttes et de ses vingt ans ».

Le sujet est en effet original et inattendu : un homme se tue lorsqu’il apprend que sa femme le trompe. Pendant la minute qui s’écoule entre le moment où il tire son coup de revolver et celui où il expire, il va revoir toute sa vie. C’est cette minute qui constitue la pièce. La critique fut mitigée, mais la pièce passa toutefois largement la centième représentation.

5. H
istoire de rire

En 39, Salacrou venait d’écrire Histoire de rire dont il avait adressé le manuscrit à Fonson (directeur de théâtre à Bruxelles) et reçoit en pleine nuit un coup de fil d’Alice Cocéa : « Je joue ta pièce, Fonson me l’a donnée hier soir ». Il rétorque que le rôle n’est pas pour elle. Elle s’obstine et il cède. Roger Capgras, mandataire aux Halles et amant d’Alice a fini par le convaincre. On engage Fernand Gravey, André Luguet et Pierre Renoir. Les répétitions se passeront dans un climat orageux entre Gravey et Luguet qui se détestent, et pendant de continuelles alertes ( Nous sommes en 39, en pleine drôle de guerre ).

Histoire de rire - Alice Cocéa et André Luguet
Histoire de rire. Alice Cocéa et André Luguet
in Encyclopédie du Théâtre contemporain t. 2
dirigée par Gilles Quéant   Olivier Perrin Éditeur 1959

Coll. part.

Histoire de rire est la double aventure de deux jeunes femmes qui quittent leur mari et qui leur reviennent ; l’une est folle, l’autre est sensée, sinon sage. La pensée amère et poignante de l’auteur les met au même point : histoire de rire. « Paris en guerre écoute cette voix grave, qui vient de loin, du fond de l’âme. La ville et l’auteur peuvent être fiers » (Lucien Dubech) La générale est triomphale. Salacrou précise toutefois : « La pièce eut un gros succès. Peut-être avant tout un succès d’acteurs. En effet, grâce à la guerre qui désorganisait les studios, on m’avait offert une distribution de vedettes de cinéma. C’est à peine si l’exode parvint à interrompre quelques semaines les représentations. Mais l’exil que je m’imposais d’abord à Lyon, puis au cœur même de Paris, et qui devait durer quatre années commençait » .
En effet, pendant l’occupation, Salacrou ne produit pas de pièces. Il faudra attendre Les Fiancés du Havre, qui sera créé à la Comédie-Française après le débarquement.

Après la Libération, il devient, aux côtés de Jean-Louis Barrault, co-directeur éphémère de l’Odéon, et représente la dramaturgie française dans le spectacle des Alliés, donné au théâtre Pigalle le 28 octobre 1944, avec Marguerite, un acte qui accompagne un acte anglais, un acte russe et un acte américain.

La Comédie-Française

Les Fiancés du Havre, créée à la Comédie-Française en décembre 1944, marqueront l’entrée de Salacrou dans la grande maison. La pièce avait été écrite en 1942 à Lyon où l’auteur s’était retiré. Elle conte une histoire qui s’est réellement passée au Havre en 1908. C’est une pièce tragi-comique, satire de la vieille bourgeoisie havraise. Elle permit à Salacrou exilé de retrouver par l’écriture sa ville natale et les fantômes de sa jeunesse.

Les Nuits de la Colère est une pièce d’une actualité toute récente, puisque ce drame se déroule sous l’occupation (voir résumé plus loin). Salacrou en profite pour préciser à nouveau  dans une avant-première sa vision de l’art dramatique: « Il faut sortir du théâtre d’évasion et s’attaquer aux grands problèmes de notre temps… Je ne crois plus personnellement à un art détaché de la vie sociale » .

La pièce fut créée à Marigny le 11 décembre 1946 par la Compagnie Renaud-Barrault où elle partagea l’affiche avec Shakespeare et Marivaux. La résistance des personnages de Miro et Lecacheux aboutira à un duel Sartre – Salacrou. Sartre avait en effet écrit dans Opéra : « Les personnages crapuleux sont parfaits. Salacrou les connaît bien, mais les rôles de résistants sont très faibles. Il aurait fallu que Salacrou les fréquentât un peu plus » .

Tandis qu’il travaillait à sa pièce, Salacrou reçut une proposition de Gaston Defferre, ministre de l’Information, qui lui offrait la Direction Générale de la Radio Française. Après quinze jours d’hésitation il refusa parce que trop occupé par l’écriture des Nuits de la colère. Il a pensé ensuite que ce refus avait changé le destin de la République. En effet, trois mois plus tard, le référendum repoussa le projet de constitution socialo-communiste avec un écart de 2% de voix. « Patron de la Radio, j’aurais déplacé plus de 2 % de voix ».

En 1947, Pierre Bourdan, ministre de l’Education Nationale, lui propose le poste d’Administrateur de la Comédie-Française. Il accepte à condition d’avoir à ses côtés Dullin, Dux et Barrault. Ce dernier, pris par sa Compagnie, refuse. La proposition n’aura pas de suite.

6. L’Alpinisme mène à tout.

Une Femme trop Honnête fut écrit en juin 1952 à Luchon où Salacrou avait l’habitude de se rendre pour faire de l’alpinisme, car il était devenu un grand sportif dans cette discipline. Cet homme d’un naturel coléreux et autoritaire (lors de sa présidence à la Société des Auteurs, le personnel l’avait baptisé Salacroutcheff) devait trouver, à pratiquer ce sport, un calme et un équilibre dont il avait sans doute besoin. Il a d’ailleurs subi un accident assez grave dans le massif du Mont Blanc, en descendant à ski la Vallée Blanche, où il s’était brisé la jambe. Il fêtera ses 40 ans au sommet du Mont Blanc, et ses 50 ans en haut du Mont du Nethou (3.000 mètres dans les Pyrénées).

En lisant le journal, il tombe sur un fait divers italien : une femme apprend à son mari qu’elle a payé un homme pour le tuer, et qu’il ne veut pas rendre l’argent, bien qu’il ait raté l’assassinat, et le mari va réclamer l’argent à l’assassin manqué. Le fait divers avait également retenu l’attention d’André Roussin qui en a tiré Le Mari, la femme et la mort. Mais si le point de départ des deux pièces est identique, leur traitement est fort différent. Chez Salacrou, la femme veut faire assassiner son mari par honnêteté, pour le préserver du chagrin d’apprendre qu’elle le trompe. D’autre part, elle ne supporte pas l’adultère.

La pièce Une femme trop honnête, écrite en 1952, ne fut créée qu’en décembre 1956 au Théâtre Edouard VII. Salacrou s’en explique dans la préface de la pièce, éditée avant les représentations : « Elle ne fut pas jouée toute chaude. Elle attend depuis plus de deux ans la liberté d’une actrice emberlificotée d’abord dans un succès de théâtre, puis dans des films ».
Il s’agit de Sophie Desmarets, qui créa la pièce.

Un curieux procès

Salacrou intente, en 1952 un procès « à des petits salauds qui m’accusaient tout simplement d’avoir voulu, à la libération, faire fusiller un de mes confrères, coupable, paraît-il, d’avoir écrit dans un journal nazi de Paris ». Le confrère n’était pas des moindres, il s’agissait de Jean Anouilh. On pouvait lire dans Aspects de la France : « Ne voulait-il pas, en 1945, que l’on fusillât Jean Anouilh, coupable de talent sans mesure et d’une indépendance qu’il doit au seul goût que le public a de ses pièces, à l’exclusion de tout produit insecticide ? » Les prévenus, ayant argué pour leur défense qu’il s’agissait d’une assertion purement humoristique, furent néanmoins condamnés.

Les Invités du Bon Dieu, pièce en trois actes, est affichée en septembre 1953 au Théâtre Saint-Georges, après avoir été créée à Bruxelles quelques jours auparavant… L’auteur a précisé : « Il s’agit de ma première pièce gaie. J’ai déjà écrit des pièces comiques, mais dont le fond était cruel. »  La critique notera toutefois : « Le programme dit qu’il s’agit d’un vaudeville. N’en croyez rien. On n’échappe pas à soi-même. La pièce est une comédie dramatique, traitée en vaudeville par erreur.» Guy Verdot – Franc Tireur.
Salacrou retrouve Dullin pour Le Soldat et la Sorcière, pièce créée en décembre 1945 au Théâtre Sarah Bernhardt. C’est l’histoire des amours de Maurice de Saxe et de Justine Favart ( le vainqueur de Fontenoy et la femme du créateur de l’Opéra Comique ). La sorcière est une comédienne qui aime son mari et se défend contre les entreprises d’un grand seigneur doublé d’un soudard. Elle s’y prend si bien que l’altesse sérénissime en perd la tête, transforme en amour ce qui n’était que désir et recourt à de peu honorables expédients pour arriver à ses fins, et meurt vaincu. La pièce connaîtra un succès mitigé.

7. Rentrée et départ définitif de Dullin

L’Archipel Lenoir fut créé au Théâtre Montparnasse le 8 novembre 1947. Salacrou s’expliqua clairement sur le sens qu’il avait voulu donner à sa pièce et les conditions dans lesquelles elle avait été montée :          « … crise au sein d’une famille de très riches bourgeois, le fait social est tout puissant, le poids de l’argent plus lourd, l’obligation de respecter une apparence de respectabilité plus exigeante… Lorsque la catastrophe arrive, la famille se dévoile, chacun de ses membres se découvre isolé dans ses intérêts. Ce n’est plus une cousine, un beau-frère, un gendre, c’est une petite Ile aux intérêts bien délimités. La famille Lenoir, c’est un archipel… l’Archipel Lenoir… Avec Dullin, nous nous rencontrons souvent. Il est las, il est triste. Il n’a plus de Théâtre et personne ne fait appel à lui Sans le dire, avec quelle tendre impatience, il attendait un signe de Paris. Personne ne lui fit ce signe, jusqu’au jour où je rencontrais Baty. Lui, aimait Charles. Je lui parle de L’archipel Lenoir. Donnez-moi votre pièce à lire. Le lendemain, au téléphone : Naturellement c’est un rôle pour Charles. Allez voir Marguerite. J’allais voir Marguerite Jamois qui était devenue la véritable directrice du Théâtre Montparnasse. Après la lecture du manuscrit, elle accepta de monter L’Archipel; elle ne posait que deux conditions : Charles Dullin mettait en scène lui-même et elle demandait à jouer, ne fut-ce qu’à la générale, un petit rôle de la pièce, au besoin un rôle muet, désirant être présente sur la scène de son théâtre pour accueillir celui qu’elle considérait toujours comme son maître » .
La pièce fut très bien accueillie et Charles Dullin connut un triomphe.

Le même sujet, satire de la haute bourgeoisie, a été traité par Marc-Gilbert Sauvajon en 1951 avec Tapage Nocturne : un vieillard qui tyrannise les siens, a voulu serrer de trop près sa jeune secrétaire qui l’a proprement envoyé ad patrès. Une telle fin risque de faire trembler l’édifice de la famille Varescot (on serait tenté d’écrire de l’Archipel Varescot). Si, dans la pièce de Sauvajon, on ne voit pratiquement pas le vieillard, dans celle de Salacrou, il n’est pas trucidé, et reste présent durant toute la pièce.

Après les représentations au Théâtre Montparnasse, la pièce partit trois mois en tournée sous l’égide des Galas Karsenty et fut reprise ensuite au Théâtre de Paris du 29 mars au 24 avril 1949. En novembre, Dullin était hospitalisé à Saint-Antoine et mourait le 11 décembre 1949, emporté par une crise d’urémie. Pour Salacrou, le départ de Dullin fut le désastre de sa vie: « Dullin part, un grand vide s’est fait en moi. Je suis comme râclé » .

Ch. Dullin et A. Salacrou
Ch. Dullin, M. Jamois, directrice du Th. Montparnasse et A. Salacrou
Collection particulière

Poof, satire de la publicité fut écrit par Salacrou au moment où il créait sa société de publicité : « Je l’avais recommencée plusieurs fois, en 3 actes, en 5 actes, sans entr’acte… Avec le désir de m’expliquer, je débouchais sur des monologues au public qui faisaient hocher la tête à tous les directeurs de ce temps-là… ». La pièce est oubliée. Jusqu’à ce jour de 1947 où Marguerite Jamois demande à sa secrétaire de faire de l’ordre au théâtre Montparnasse.

8. Les Dernières Créations

Poof
La secrétaire retrouve le manuscrit et le réexpédie à son auteur. Salacrou relit sa pièce et lui trouve certaines qualités. Il l’actualise, la transforme en comédie-ballet et la confie à Yves Robert, jeune metteur en scène qui faisait les beaux soirs du cabaret littéraire de la Rose Rouge. C’est l’histoire, parfaitement véridique d’un homme qui découvre un beau jour que pour vendre un objet, pour obtenir un succès commercial. « Il fallait oser croire que les hommes étaient bêtes. À ce point-là, la marchandise n’y est pour rien. Ce qui compte, c’est la clientèle. Pour vendre du chocolat, il faut fabriquer des clients pour le chocolat. Le public n’aime pas penser, cultivons sa paresse cérébrale… C’est aussi l’histoire de la publicité qui, sous le nom d’information, devient propagande et nous enferme dans un cercle dont il nous est impossible de sortir, comme nous ne pouvons pas sortir des contradictions de la condition humaine ».

Le spectacle débutait avec un acte de Salacrou Pourquoi pas moi ?, pochade écrite au départ pour la radio, et que la critique n’a pas appréciée. En revanche, malgré une presse favorable, Poof n’eut pas grand succès et ne connut que trente représentations. Est-ce peut-être parce que toute vérité n’est pas bonne à dire et que le héros de Salacrou ne mâchait pas ses mots ?

Toujours en 1950, à Poof succède le 2 décembre Dieu le savait au Théâtre Saint-Georges. Pièce qui traite du libre-arbitre, de la responsabilité de l’homme et, corollairement de la responsabilité de Dieu dans les actes des hommes.

Le 9 janvier 1953, Michel de Ré monte, dans le petit théâtre du Quartier Latin, un acte de Salacrou, Sens Interdit, qui partage l’affiche avec Sisyphe et la mort de Robert Merle et Les Liaisons dangereuses de Maurice Tillier d’après Cecil Saint-Laurent (voir résumé plus loin) La pièce est très bien accueillie et constituera l’un des derniers succès de l’auteur.

Le Miroir, créé aux Ambassadeurs en septembre 1956 n’est pas un succès. La critique a rejeté ce jeu de miroirs, dans lequel l’auteur fait preuve de trop de complaisances envers lui-même, ni accepté l’arbitraire de la situation.
L’avant-dernière pièce jouée de Salacrou fut Boulevard Durand, écrite de novembre 1958 à janvier 1959, et publiée en 60. Elle fut proposée à Jean-Louis Barrault et à Jean Vilar qui la refusèrent. C’est André Reybaz qui la monte à Arras, au Centre Dramatique du Nord et la créée au Havre en 61 dans le lieu même où Jules Durand avait lutté et vécu : la salle Franklin, salle des syndicats. Pour écrire la pièce, Salacrou avait rassemblé ses souvenirs concernant le procès de l’ouvrier communiste, condamné injustement pour un crime qu’il n’a pas commis et qui deviendra fou dans sa cellule. La pièce est reprise à Paris en novembre 61 au Théâtre Sarah Bernhardt.
Salacrou a précisé : « J’ai écrit Boulevard Durand pour apaiser la colère du petit garçon que j’étais ».

Il a du même coup bouclé la boucle en livrant comme un testament cette pièce tirée de ses souvenirs de jeunesse.

Salacrou retrouve la Comédie-Française le 26 octobre 1964 pour la création de Comme des chardons, et ses adieux à la grande scène se solderont par un échec. La pièce et l’auteur sont éreintés par la critique qui trouve l’écriture vieillie, ce théâtre poussiéreux, sans vérité, ni profondeur, ni mouvement. C’est l’histoire de deux femmes de cinquante ans qui, en évoquant le passé, découvrent qu’à vingt ans elles ont aimé le même homme, qui est mort aujourd’hui.

Ceux qui ont connu Salacrou se souviendront d’un homme grand, à la voix haute, au verbe vif et impératif. Doté d’un nez long et délicat, d’une calvitie distinguée et d’un regard d’émeraude, il en imposait. De caractère ombrageux, il n’avait guère apprécié la critique que fit un jour d’une de ses pièces le paisible Robert Kemp, et lui envoya ses témoins. Pierre Brisson, premier témoin de Robert Kemp, réussit à éviter à temps toute effusion de sang. « Dommage » dit Salacrou, « j’aurais bien aimé avoir la mort d’un critique sur la conscience ».

Bien qu’éternel révolté, il ne dédaignait pas les honneurs. Il a été Président de l’Institut International du Théâtre en 1948, Commissaire à l’Unesco, Président du Syndicat National des Auteurs, membre du Comité directeur de l’Union Nationale des Intellectuels, du Conseil Supérieur du Conservatoire et du Conseil Supérieur de la Radio, Président du Jury au Festival de Cannes en 1963 et Président de la Société des Auteurs Dramatiques.
Élu membre de l’Académie Goncourt en 1946, il la quittera avec Raymond Queneau et Philippe Heriat lors de l’élection de Bernard Clavel, auquel ils préféraient François Nourissier. Il réintégrera l’Académie en 1973 et en deviendra le doyen.

Il s’éteindra au Havre le 25 novembre 1989.

9. Quelques pièces

L’ARCHIPEL LENOIR
ou
Il ne faut pas toucher aux choses immobiles

Analyse
Une crise au sein d’une famille de très riches bourgeois, famille vivant jusqu’ici heureuse. Jusqu’au jour où un policier arrive, porteur d’une effarante nouvelle, et c’est la catastrophe. Le grand père, encore vert a tenté d’abuser d’une jeune fille.

Critiques
« Je ne connais pas d’homme qui ne soit plus hanté par l’idée de la mort – et de sa mort – que Salacrou… Mais pour écrire une pièce supportable sur ce refrain, il fallait la faire drôle. « L’Archipel Lenoir », pièce-roman avec une atmosphère, des mots d’une énormité vraie, l’incohérence bouffonne propre aux discussions familiales, la férocité cocasse de ce vieux, furieusement attaché à sa chère guenille, l’Archipel Lenoir est une pièce comique ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Satire de la haute bourgeoisie, cette pièce ? écrit-il dans l’Intransigeant.« Tous les personnages, explique Salacrou, se croient de bonne foi et, s’ils sont ridicules, l’auteur n’a pas à le savoir ; le public est là pour ça ». Le public les trouve évidemment ridicules, puisqu’il éclate de rire à chacune de leurs répliques ».
Paul Gordeaux – France Soir

« Il y a dix ou quinze ans, au temps où Berl enquêtait sur « la fin de la morale bourgeoise », L’Archipel Lenoir eût fait un beau scandale. Les Ligues eussent dépêché quelques chahuteurs pour siffler, chaque soir. Et il se fut bien trouvé quelque cydard pour provoquer Salacrou en duel. Aujourd’hui, même le cydard applaudit gentiment pour montrer qu’il a du goût. La bourgeoisie a lâché du lest ».
Roger Vailland – Action

LES FIANCÉS DU HAVRE

Analyse
Deux hommes retrouvent, à 28 ans, leur vraie famille, leur vrai milieu, si différents que le hasard leur avait donnés. Laquelle est la plus forte, de l’hérédité ou de l’éducation ? La femme sera disputée par deux amours différents, le choix sous forme de départ, le hors la loi opposé à celui qui l’accepte (Philippe Heriat)

Critiques
« Enfin, enfin une pièce ! Une machine de théâtre bien engrenée, roulant bon train, conduite de main sure ; un spectacle grouillant de richesses où, par trouées, apparaissent des échappées, dans toutes les directions, et qui, de scène en scène, déploie son envergure. Enfin, du luxe dramatique ».
Philippe Heriat – La Bataille

« M. Salacrou lui-même nous a donné à la Comédie Française Les Fiancés du Havre, une étonnante réussite dans un style original, qui oscille savamment de la tragédie au vaudeville, et dont les soudains changements de ton et d’allure, l’ironie pleine de détours, la désinvolture, ont quelque peu déconcertés les spectateurs ».
Thierry Maulnier- Masques

« Une œuvre curieuse que ces Fiancés du Havre, étonnante pièce avec laquelle M. A. Salacrou fait son entrée à la Comédie Française. Elle charme et irrite tout à la fois. Elle charme car elle témoigne d’un art et d’un métier extrêmement souples et sûrs où M. Salacrou se retrouve tout entier, car elle amuse, intrigue et attache tour à tour. Mais elle irrite également parce qu’en même temps qu’elle unit comme un faisceau toutes les qualités de l’auteur, elle en accuse ainsi les défauts ».
André Alter – L’Aube

LES NUITS DE LA COLÈRE

Analyse
L’action se déroule à Chartres en 1944. C’est l’histoire de deux couples, jusqu’alors amis, que les conceptions résolument antagonistes devant la situation créée par l’Occupation, vont dramatiquement séparer.

Critiques
« … Il est à peu près certain que, jusqu’au bout, des êtres comme ceux-là s’apparaîtront à eux mêmes comme les victimes d’une fatalité monstrueuse, non point, à aucun degré comme des coupables. Il faut d’ailleurs bien reconnaître que les circonstances qui se sont déroulées depuis la libération n’ont guère manqué de confirmer chacun dans ses convictions antérieures et là est, si l’on veut réfléchir, l’aspect le plus essentiellement tragique de la situation française présente. Le grand mérite de la pièce de Salacrou consiste peut-être en ce fait qu’elle favorise cette compréhension ».
Gabriel Marcel – Revue théâtrale

« Voilà l’expression émouvante et belle qui domine d’un bout à l’autre la pièce : l’impartialité. Salacrou n’accable pas systématiquement Bernard (le personnage du pétainiste frileux) ; il n’en fait pas naturellement et d’une façon un peu simpliste « un monstre » ou un sadique à la Jean-Paul Sartre. Depuis la libération, c’est le premier langage véritablement humain qu’il nous ait été donné d’entendre dans un débat aussi redoutable et aussi douloureux ».
André Ransan – Résistance

« Les mobiles de la trahison sont mis en lumière avec une justesse psychologique admirable : l’inconscience absolue de Pierrette à l’égard de ce que signifient l’Occupation ennemie et la Résistance, la passion sordide de la sécurité et du confort sous le masque de l’amour maternel, la peur de la Gestapo et la peur bourgeoise des communistes et de la révolution qui suivrait le départ des Allemands et toutes les bonnes raisons que l’on trouve et l’alibi qu’on donne à la dénonciation… tout ceci est du grand théâtre ».
Thierry Maulnier – La Bataille

SENS INTERDIT

Analyse
Que se passerait-il si la vie, au lieu de commencer par l’enfance et de se terminer par la vieillesse, suivait le cours inverse ? Imaginez une espèce humaine qui naîtrait à 90 ans, et, d’année en année, rajeunirait jusqu’à se résorber dans l’infantilisme absolu !

Critiques
« L’acte est charmant, fin, vif, cocasse, délicieux, moqueur et plein d’une âcre inquiétude ; son comique est doublé de désespoir ; à la Salacrou ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Salacrou fait semblant de plaisanter. Mais je vois bien qu’il est sérieux et que son optimisme nous atteint plus loin que dans la région du rire. Car il profite de son renversement pour mettre en accusation les coutumes reçues, les habitudes de l’homme ».
René Laporte – Le Journal du Dimanche

« Ainsi la comédie d’Armand Salacrou fait naître dans le spectateur un rire qui n’est pas sans angoisse. Il y a en elle une sorte d’atrocité ».
Thierry Maulnier – Combat

« Salacrou a traité ce thème de conte philosophique avec sa dextérité habituelle, sa grande maîtrise de la scène et de la langue, sa verve mordante et satirique… Je crois que Sens Interdit, pièce en un acte est une grande pièce, une œuvre vaste, par les prolongements inattendus qu’elle prend dans notre pensée ».
André Ransan – Ce Matin – Le Pays

LES INVITÉS DU BON DIEU

Analyse
C’est le jour des fiançailles de deux très agréables jeunes gens. La fougueuse maîtresse du fiancé, Sylvie, survient pour empêcher le mariage. Elle reconnaît alors dans le père de la jeune fille, Virlouvet, l’homme vieillissant auquel elle accorde, contre argent, ses gâteries tous les vendredis après-midi. Virlouvet s’explique : s’il trompe sa femme c’est par amour. Il croit, en rencontrant Sylvie, retrouver sa jeune épouse Léonie rajeunie de trente ans. Lorsque Léonie apprend cette histoire, elle est très heureuse d’être trompée avec elle-même.

Critiques

« Ce qu’il y a dans la pièce et qui nous concerne tous, et qui nous obligerait, si nous n’y résistions par inertie, à un grand retour sur nous-mêmes, c’est une observation cruelle, affectueuse et lucide de nos travers en même temps qu’une méditation amère et courageuse sur notre destinée ».
Francis Ambriere – Paris-Comœdia

« Sur les thèmes habituels de M. Salacrou (la fuite des ans, l’impossibilité de fidélité, la quête d’un Dieu de pardon et d’amour) ce texte est souvent fort émouvant et plein de trouvailles charmantes que gâte à peine une certaine complaisance nécessitée par la forme de l’ouvrage ».
Morvan-Lebesque – Carrefour

« Auteur tourmenté, tentative ambitieuse, pièce composite, impression mêlée. Vous avez déjà compris combien le mélange des deux registres (angoisse et bouffonnerie) rend un son bizarre. Mais après tout, ces dissonances, c’est ce que l’auteur a voulu. Ma déception vient d’ailleurs. Je reproche à l’auteur de n’avoir pas soutenu le ton. Il a décollé et au premier virage, s’est mis en perte de vitesse ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Salacrou est un homme de théâtre, un écrivain de théâtre et ce sont là des qualités permanentes qui l’emportent sur des réserves occasionnelles. L’édifice n’est peut-être pas aussi harmonieux, aussi cohérent qu’on le souhaiterait, mais le « matériau » est de tout premier ordre ».
Jean Guignebert – Libération

10. Œuvres Dramatiques

1925 Tour à terre Théâtre de l’Œuvre
1927 Le Pont de l’Europe Théâtre de l’Odéon
1930 Patchouli Théâtre de l’ Atelier
1931 Atlas-Hotel Théâtre de l’ Atelier
1931 La Vie en rose Théâtre du Vieux Colombier
1934 Les Frénétiques Théâtre Daunou
1934 Une femme libre Théâtre de l’Œuvre
1935 Les Jeux du mystère et de la mort Théâtre du Grand Guignol
1935 L’Inconnue d’Arras Comédie des Champs-Élysées
1936 Un homme comme les autres Théâtre de l’Œuvre
1938 La Terre est ronde Théâtre de l’ Atelier
1939 Histoire de rire Théâtre de la Madeleine
1944 La Marguerite Théâtre Pigalle
1944 Les Fiancés du Havre Comédie Française
1945 Le Soldat et la Sorcière Théâtre Sarah Bernhardt
1946 Les Nuits de la colère Théâtre Marigny
1947 L’Archipel Lenoir Théâtre Montparnasse
1950 Poof Théâtre Edouard VII
1950 Pourquoi pas moi ? Théâtre Edouard VII
1950 Dieu le savait Théâtre Saint-Georges
1953 Sens interdit Théâtre du Quartier Latin
1953 Les Invités du Bon Dieu Théâtre Saint-Georges
1956 Le Miroir Théâtre des Ambassadeurs
1956 Une femme trop honnête Théâtre Edouard VII
1961 Boulevard Durand Théâtre d’Arras
1964 Comme des chardons Comédie Française

11. Extrait : « Histoire de rire »

…   Gérardahuri : Que fais-tu ici, toi ?

Adépathétique : Gérard !

Gérardfurieux : Qui t’a permis de venir ici ?

Adé : Gérard ! Je me souviens encore du jour où tu m’as embrassée pour la première fois, en me disant : « C’est très sérieux, c’est en vue d’un mariage. ». Et tes yeux étaient pleins de larmes.

Gérard : Adé, ma petite Adé, tu m’ennuies.

Adé : Gérard, c’est grave, très grave. J’attends une réponse, une réponse très urgente : m’aimes-tu plus que tout au monde ? Si je mourais…

Gérard : Ma petite Adé, tu es en excellente santé et tu vas aller dans le jardin faire une sieste jusqu’à ce soir, ce qui te donnera de l’appétit pour le dîner.

Adé :Dans le jardin ? Dans le jardin ! Non, ce n’est même pas drôle. À moins que ce ne soit le destin qui parie. Mais ce n’est pas le destin que j’interroge, c’est toi, Gérard, si je disparaissais du monde, ou de ta vie..

Gérard : Je ne te demande pas de disparaître de ma vie, je te prie simplement d’aller prendre l’air et de me laisser tranquille ici, jusqu’à sept heures du soir, avec Jean-Louis. Est-ce au-dessus de tes forces ?

Adé : Et toi, es-tu un homme fort ?

Gérard : Pourquoi ? Je vais être obligé dé te pousser dehors ?

Adé : Voilà qui simplifie bien les choses. Car, si je te comprends bien, tu ne m’aimes plus ?

Gérard : Adé, ma petite Adé, tu le sais : je suis épuisé de travail. Par un travail qui ne m’amuse plus. Une de mes joies, c’est de me retrouver avec Jean-Louis, chaque jour ici, tranquillement, mais tranquillement, une heure.

Adé : Et de quoi ? De qui parlez-vous ?

Gérard : De qui, de quoi ? Justement, de rien, ma petite Adé.

Adé : Adé, ta petite Adé. Toujours Adé. Je ne suis pas, je ne veux plus être la petite Adé. N’oublie pas que mon nom c’est Adélaïde. J’ai du sang de 1830 dans les veines, moi. Tu entends ? J’ai des ancêtres qui ont vécu en 1830, moi !

Gérard : Moi aussi.

Adé : Toi ? Toi ? Ah ! ça, c’est drôle ! Toi !

Gérard : Ma petite Adé, tous les vivants d’aujourd’hui ont eu des parents qui vivaient en 1830, toi et moi comme les autres…

Adé : Mais ce n’est pas vrai. Tu cherches à m’humilier une fois de plus.

Gérard : Veux-tu réfléchir une seconde, et nous dirons que tu n’auras pas entièrement perdu ta journée. Tous les vivants d’aujourd’hui ont tous des ancêtres qui vécurent à tous les siècles, depuis que le monde est monde.

Adé : Tu es fou. Tu crois ? Mais oui. Comme c’est curieux lorsqu’on y pense. Néanmoins, mon arrière-grand-mère s’appelait Adélaïde. On ne l’appelait pas la petite Adé !

Gérard : C’est vrai. Et elle eut beaucoup d’amants. C’est encore vrai. Et elle eut tort.

Adé : C’était une amoureuse !

Gérard : Adé, beaucoup de femmes confondent une vie de grande amoureuse avec une simple suite de petites crises de nerfs..

Adé : Car tu sais ce que c’est que l’amour ?

Gérard : Un grand amour, pour une femme, c’est un homme qu’elle aime du commencement à la fin de sa vie, avec tous les âges de sa vie. (Il voit la photo et demande) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Adé : Ne la déchire pas, ne la déchire pas déjà !

Gérard : Reprends cette photo et reporte-la dans ma chambre.

Adé : Non ! Je veux qu’elle demeure ici !

Gérard : Tu m’agaces.

Adé : Dans ce cher grenier, tu ne cherches donc qu’à m’oublier ?

Gérard : Oui.

Adé : Mais tu ne cherches pas à oublier toutes les femmes que tu as connues ? Car voici un fauteuil que tu as ramené de ta vie de garçon et où devaient s’asseoir tes folles maîtresses.

Gérard : Veux-tu te taire !

Adé : Et le fusil de chasse de ton oncle – qui avait une fille charmante ! Une « cousine » !

Gérard : Adé !

Adébousculant les objets : Et cette édition rare des Oraisons funèbres de Bossuet, que tu avais vendue pour offrir une robe de satin rose à une fille du Quartier Latin, et que Jean-Louis a retrouvée sur les quais et a rachetée pour votre grenier ?

Gérard : Je vais te faire taire !

Adé : Si j’étais sûre que tu m’étrangles par je ne me tairais pas. Non. Mais à quoi bon parier ?

Gérard : Je ne t’étranglerai certainement pas, Adé, car tu ne mérites qu’une paire de gifles comme une petite fille de dix ans et qui serait mal élevée.

Adé : Mufle ! Sale type ! Mari ! Mari ! Et voici l’homme auquel j’ai sacrifié mes rêves depuis six ans. Oh ! ma jeunesse perdue pour cette brute. Oh ! comme ma grand-mère doit rire et se moquer de moi, là-haut.

Gérard : « Là-haut » ! « Là-haut » ! ou en bas, hein ? Pourquoi pas « en bas » ?

Adé : Monstre ! Tu jettes ma grand-mère en enfer ! En enfer ! Criminel !

Gérard : Fiche-moi le camp !

Adé : Tu ne crois pas si bien dire.

Gérard : Et ne m’oblige pas à te pousser dehors.

Adé : Non. Mais comme je suis une raffinée, moi, je te prie de me répéter encore une fois d’aller dans le jardin.

Gérard : Au Jardin ou ailleurs, mais ailleurs.

Adé : J’irai donc au jardin, puis ailleurs. ( Elle rit. )