SCÈNE 1
Au lever du rideau, la scène est vide.
Presque aussitôt entre Mme Prascovie, suivie de Roland. Malgré son âge mûr, c'est une grande et belle femme, encore désirable pour certains connaisseurs.
Madame Prascovie (elle a un fort accent russe) : Prenez la peine d'entrer, cher monsieur.
Roland, très à l'aise, sans ostentation : Bonjour, madame Prascovie. Vous ne me reconnaissez pas ?
Lui baise la main.
Madame Prascovie : Excusez-moi, monsieur Roland, je ne savais pas si vous désiriez être reconnu,
Roland : Quelle raison aurais-je ?
Madame Prascovie : Nous n'en sommes pas juges. La discrétion est un principe ici, et les points de vue de nos clients peuvent changer du jour au lendemain.
Roland : C'est juste. Je n'ai pas songé aux trésors de tact que vous avez à déployer.
Madame Prascovie : Trésors, c'est beaucoup dire. Nous cherchons à faire plaisir et à assurer le confort moral de nos visiteurs au même titre que leur confort matériel...
Roland : Et vous y parvenez sans peine. Madame Prascovie, devinez-vous pourquoi je suis venu ?
Madame Prascovie : C'est facile. Nous n'avons guère de surprises dans ce domaine.
Roland : Je voudrais vous parler.
Madame Prascovie imperceptiblement plus raide : Auriez-vous sujet à vous plaindre de quelque chose ?
Roland : Non.
Madame Prascovie souriante : J'en suis ravie. Eh bien, cher monsieur ?
Roland : Madame Prascovie, je suis très ennuyé.
madame prascovie, sèche mais pas hostile. Des ennuis d'argent ?
Roland : Pas le moins du monde.
Madame Prascovie : Tant mieux. Je voudrais vous rendre service.
Roland : Peut-être le pouvez-vous.
Madame Prascovie : C'est à quel sujet ?
Roland : Ne pourrions-nous aller ailleurs ?
Madame Prascovie : Impossible, vous êtes trop pressé
Roland : Comment ?
Madame Prascovie : Vous savez que l'égalité dans le choix est un de nos privilèges. (Geste vers les panneaux.) Il faut leur laisser le temps de bien vous regarder.
Roland : Ah! oui, je n'y pensais plus. (Temps.) Mais on me connaît déjà.
Madame Prascovie : Croyez-vous ? Dans cette maison, on va, on vient, chaque jour apporte du nouveau. Tenez, je me souviens d'une femme... Elle venait tous les jours pendant deux mois... Et puis elle a disparu, sans jamais choisir personne.
roland, riant. - Elle cherchait peut-être son mari.
madame prascovie, riant aussi. - Oui, c'est l'idée qui vient... Mais je ne crois pas... Non.
roland. -Bon! Alors, j'attendrai un peu. Dois-je prendre une pose ?
Madame Prascovie : Vous plaisantez. Ce n'est pas nécessaire.
Roland : Vous pourrez m'accorder quelques instants tout à l'heure ?
Madame Prascovie : Mais vous pouvez parler. (Geste de Roland.) On vous regarde, mais on ne vous entend pas. Tout à l'heure, je vous donnerai la chambre « As de Trèfle ». Elle est très jolie. Vous ne la connaissez pas encore...
Roland : Madame Prascovie, je voulais vous demander conseil.
Madame Prascovie : Vous m'honorez.
Roland : Vous êtes une femme pleine d'expérience. Vous avez consacré votre vie à l'amour.
Madame Prascovie : J'en ai vécu. (Rêveuse.) Oui, d'amour et d'eau fraîche. (Réaliste.) J'en vis toujours. Largement.
Roland : Vous savez juger les gens et les choses et je suis sûr que vous pouvez m'aider.
Madame Prascovie : J'aimerais pouvoir le faire.
Roland : Voici. Je désire passionnément une femme, je le lui ai dit. Je suis sûr de lui plaire, et pourtant elle m'a mis à la porte.
Madame Prascovie : Naturellement, elle est mariée ?
Roland : Oui.
Madame Prascovie : Alors, c'est probablement une honnête femme.
Roland : Certainement. Pourtant, elle n'est pas... prude, ni même prudente : elle me reçoit seul ; c'est tout juste si je me fais annoncer. Elle consent même à sortir avec moi. Aux yeux de certains, elle peut déjà paraître compromise.
Madame Prascovie : Et... son mari ?
Roland : Cordial et souriant.
Madame Prascovie : Dupe ?
Roland : Je ne crois pas. C'est un homme lucide et qui n'est pas un benêt.
Madame Prascovie : Confiant, alors ?
Roland : II semble bien.
Madame Prascovie : C'est ennuyeux.
Roland : Pourquoi ?
Madame Prascovie : Parce qu'il s'agit sans doute d'un oiseau assez rare : une femme honnête.
Roland : Vous l'avez déjà dit.
Madame Prascovie : J'ai dit : une honnête femme.
Roland : Oui, il y a une différence.
Madame Prascovie : Immense. Une honnête femme se fiche d'être honnête, pourvu qu'on la considère comme telle; elle est honnête pour les autres; elle sauvegarde les apparences. Une femme honnête se fiche des apparences et ne craint pas de se compromettre. Elle est honnête pour elle-même. Une honnête femme fait des gaffes après, quand elle se relâche, sous l'emprise de la passion, par exemple; une femme honnête fait des gaffes avant, parce qu'elle ne se croit pas coupable. Vous voyez ?
Roland : Oui.
Madame Prascovie : J'ai peur que vous soyez tombé sur une femme honnête.
Roland : Pourquoi peur ?
Madame Prascovie : Parce que c'est grave, parfois même tragique, une femme honnête.
Roland : Et une honnête femme ?
Madame Prascovie : Plutôt mélodramatique.
Roland : Je suis surpris de vous voir connaître aussi bien les unes que les autres; il semblerait...
Madame Prascovie : Non, mon cher monsieur, vous vous trompez. Ici, il en vient des unes comme des autres. Seulement, par des chemins différents ;
vous me suivez ?
Roland : Oui, parfaitement. (Temps.) Nous allons tous vers les mêmes sources, comme des bêtes, par des chemins différents.
Madame Prascovie : Pour la femme, il n'y a qu'une source qui compte, tantôt comme fin, tantôt comme moyen, mais toujours la même... Pour les unes, c'est une source; pour les autres... une ressource.
Un temps assez long.
Roland : Madame Prascovie, à votre avis, que dois-je faire ?
Madame Prascovie : Attendre, naturellement.
Roland, impatient : Comment : attendre ?
Madame Prascovie : Tout simplement : attendre. Vous êtes chasseur, je crois ? (Signe d'assentiment de Roland.) Eh bien ! vous savez alors qu'il y a des bêtes qu'on ne va pas chercher; il faut attendre qu'elles viennent. Alors, attendez. Avec les honnêtes femmes, il faut attaquer, une série de passes d'armes bien connue, que tout le monde peut apprendre; avec les autres, il faudrait... mais les hommes ne sont pas assez intelligents! Alors, il vaut mieux attendre, croyez-moi.
Roland : Et si rien ne se passe ?
Madame Prascovie : C'est que rien ne doit se passer. Alors, renoncez.
Roland : Mais je ne veux pas renoncer! C'est facile à dire pour vous...
Madame Prascovie : Mon cher monsieur, vous êtes un peu agaçant. Je ne vous ai rien demandé. Vous voulez un conseil, je vous le donne, un point c'est tout. Ça m'est égal si vous voulez ou non le suivre...
Roland : Vous avez raison. Excusez-moi. Vous avez été très amicale et je me conduis comme un mufle.
Il lui baise la main.
Madame Prascovie : Cela ne fait rien, c'est naturel.
Roland : Mais oui, la muflerie chez moi est naturelle, je le sais, je m'emporte, je tempête...
Madame Prascovie : La muflerie naturelle, c'est le tempérament... (Changeant de ton.) ... Et le tempérament, il faut l'apaiser.
Roland : C'est juste. Eh bien! puisque je suis là...
Madame Prascovie : Bien sûr. On attend mieux, apaisé. Je vous laisse. Je vous laisse avec les grands peintres...
Elle appuie sur un bouton. L'obscurité se fait; seul le visage de Roland demeure éclairé et, tandis qu'il se tourne vers les panneaux, Mme Prascovie se retire.
...