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Samuel Beckett

par Geneviève LATOUR

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Samuel Beckett. Collection particulière.

ou la Recherche du Néant
(1906-1989)

La malédiction de l’Homme, sa solitude, son inutilité, son abandon, son désespoir, sa déchéance, son pourrissement et pour finir son anéantissement sont les seules sources d¹inspiration qui hanteront Samuel Beckett tout au long de sa carrière de dramaturge. Dans aucune de ses oeuvres il n’invoquera la joie de vivre, le bonheur de la création ou plus encore la passion amoureuse. Face à lui-même, il se méprise et s’apitoie: « Être artiste, c’est échouer comme nul n’ose échouer ». Quoi de plus désespérant? Et pourtant quelle existence plus favorisée que celle de Beckett? Une famille aimante, des amis fidèles, des amoureuses passionnées, une épouse modèle, un succès fulgurant, des honneurs suprêmes, une reconnaissance dans le monde entier… Mais la viduité du ciel lui était intolérable.

1. L’Irlande au début du XXème siècle.  Une famille respectable
2. Premiers contacts avec la France
3.  Va et Vient entre Paris, Dublin et Londres
4. Suzanne et Samuel
5. Vivre de sa plume ?
6. L’après « En Attendant Godot »

 

 

1. L’Irlande au début du XXème siècle.  Une famille respectable

Trente ans, d’apparence joviale, passionné de golf, nageur intrépide, gros travailleur, Bill Beckett donne une impression de force et de joie de vivre. Il a acquis une jolie fortune et s’est fait construire une belle demeure dans la banlieue élégante de Foxrock. Il épouse alors l’infirmière May Jones Roe, fille d’une famille protestante fort respectée. Pour son plus grand bonheur, sa femme lui donne deux fils: Franck Edward, né en juillet 1902 et Samuel, quatre ans plus tard au soir du Vendredi Saint le 13 avril 1906.

Si, néanmoins, on se réfère à l’acte de naissance, on est surpris de constater que l’enfant est venu au monde, non pas le 13 avril, mais le 13 mai. Qui croire alors de la légende ou de l’administration ? Interrogé tout au long de son existence, Beckett s’en tiendra sans explication aucune au mois d’avril.
Une Education spartiate
En dépit de leur différence d’âge, les deux frères s’entendent comme larrons en foire, courant la campagne et les bois, dénichant les petits oiseaux, jouant à cache-cache. Bill n’a d’autre ambition pour ses fils que d’en faire des sportifs de haut niveau. La nage tout particulièrement lui tient à cœur. Avant même que les enfants ne sachent exécuter la moindre brasse, le père les jette du haut d’un plongeoir. Il faut leur donner le goût du risque, disait-il et, lorsqu’ils sont plus expérimentés, il leur impose des performances outrepassant leur force et leur endurance. Aguerris par la méthode paternelle, Franck et Sam, se refusent à la douleur et à ses manifestations.

Le dimanche matin, Bill se rend au golf, May emmène ses deux fils assister à l’office du temple. Franck aime beaucoup cette ambiance religieuse qui le rassure et lui apporte une sorte de bonheur béat. Sam, quoique plus jeune, se pose des questions, les notions d’enfer, de paradis, de péché, de mort encombrent quelque part son âme d’enfant. Ses dernières expériences religieuses seront sa première communion et sa confirmation qu’il considéra comme « tout bonnement assommantes… J’ai laissé tomber. À ma mère et à mon frère, quand ils sont morts, la religion n’a servi de rien. Dans les moments de crise, elle n’a pas plus d’importance qu’un vieux livre de classe ». (1) Dès son plus jeune âge la Grâce divine lui a été refusée.

(1)Tom Driver : Beckett by the Madeleine Columbia Forum , vol 4, n°3 1961. Citation reprise par Deirdre Bair : Samuel Beckett ed. Fayard 1979

Après le jardin d’enfants, les fils Beckett sont inscrits dans une école préparatoire au lycée de Dublin – discipline stricte, règlement impitoyable. Un professeur, venu tout spécialement de Paris, enseigne le français. À treize ans, Sam est pensionnaire de la Portora Royal School à Enniskillen, le lycée même où Oscar Wilde avait fait ses humanités. Le lycéen poursuit des études brillantes en latin et en mathématiques. mais très moyennes en langue française. Par contre, ses performances sportives sont remarquables. Il devient à la fois capitaine de l’équipe de natation et membre des équipes universitaires de cricket et de rugby.

Trois ans plus tard, Sam tente l’admission à Trinity College, l’équivalent d’une faculté française. Ses notes de fin d’année étant moyennes, il lui faut passer un examen d’entrée, il le réussit ric-rac. Au cours d’un entretien particulier avec le directeur des études, le Dr Luce, celui-ci lui demande: « Quelle situation souhaitez-vous embrasser plus tard ? » Samuel embarrassé, répond au hasard « Expert-comptable ».
Le Dr. Luce tient des fiches concernant des étudiants; sur celle de Beckett, il a noté: « Ses deux premières années furent en réalité fort mauvaises. Il ne s’épanouit qu’à vingt ans au cours de la troisième année… ».
En fait, l’adolescent Beckett était un grand garçon timide, replié sur lui-même, se tenant à l’écart des autres élèves et ne présentant aucun signe avant coureur d’un brillant avenir.

Découverte de la littérature française
Sous l’influence d’un professeur Thomas B. Rudmose-Brown, l’étudiant Beckett s’intéresse à la littérature française. Il découvre les tragédies de Corneille et de Racine, ainsi que les ouvrages d’auteurs contemporains, Valérie Larbaud, Léon-Paul Fargue et Francis Jammes.
Les mois passant, Beckett délaisse les matchs de rugby et de cricket au bénéfice des discussions dans les pubs. Il découvre à la fois le plaisir que donne l’ivresse de l’alcool et les joies que procure le théâtre.
Un jeune et chaleureux public s’est rassemblé autour de nouveaux auteurs, Sean O’Casey, Lenny Robinson et Denis Johnson. Samuel se joint à lui. Les respectables abonnés de l’Abbey Theatre sont à la fois choqués et enthousiasmés par cette vague de jeunesse qui bouleverse leur conception de l’art dramatique.

(1) Tom Driver : Beckett by the Madeleine Columbia Forum , vol 4, n°3 1961. Citation reprise par Deirdre Bair : Samuel Beckett ed. Fayard 1979

2. Premiers contacts avec la France

Les progrès de Samuel en langue française sont spectaculaires. À la fin de l’année scolaire 1926, l’étudiant obtient une bourse pour se rendre en France. N’ayant pas le temps de visiter tout le pays en trois mois, il doit choisir un itinéraire et privilégie la Vallée de la Loire. Sur sa bicyclette, il parcourt le circuit des châteaux et le petit vin d’Anjou lui monte à la tête. Il est fasciné…

L’année suivante Beckett, nouveau Bachelor of Arts, est reçu premier de sa promotion en langue vivante ; il obtient la Grande Médaille d’Or, récompense exceptionnelle. Cette distinction lui offre le poste de recteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Cette situation inespérée aurait rendu fou de joie tout universitaire. Et pourtant, les Normaliens entendaient Sam répéter mille et mille fois : « Je ne suis pas doué pour le bonheur ». Une rengaine…
Toutes les nuits en rentrant de la Coupole ou du Dôme, cet « Irlandais merveilleusement fou », (1) songe au suicide tout en jouant de la flûte de minuit jusqu’à l’aube.
Le whisky coûte cher en France; qu’à cela ne tienne, Beckett le remplace par du vin blanc.

James Joyce

Un des rêves les plus chers du jeune Irlandais se réalise en octobre 1928  : il rencontre son célèbre compatriote James Joyce. Dès leur premier entretien, l’auteur d’Ulysse apprécie l’intelligence et la vivacité d’esprit de son interlocuteur.
La vie de Joyce est difficile, sa femme Nora doit subir une grave opération , lui-même souffre d’une infection oculaire douloureuse et le ménage manque d’argent. Joyce a besoin d’un assistant mais n’a pas les moyens financiers de s’en offrir un. C’est pour Beckett un honneur que de l’aider bénévolement dans ses travaux. Joyce devient plus qu’un maître pour Beckett qui lui voue une admiration sans limite, le considérant comme le plus grand écrivain du siècle: « Un idéal éthique …il eut sur moi une influence morale, il m’a fait prendre conscience de l’intégrité artistique ». (2)
D’assistant bénévole, Beckett devient bientôt un très proche collaborateur de Joyce . Ce dernier l’encourage à signer son premier essai: …Dante… Bruno Vico…Joyce. Dès la parution de cet ouvrage, Beckett est sollicité par des éditeurs de revues d’esthétisme en tant que poète et essayiste.

Un malentendu amoureux

La première nouvelle Assumption signée Samuel Beckett évoque les sentiments d’un jeune homme d’une extrême sensibilité qui, par inhibition, ne peut prononcer aucun mot d’amour. Beckett utilise un vocabulaire et une syntaxe si recherchés que l’ouvrage en devient incompréhensible pour le lecteur moyen.
En fait Sam tente de confesser sa propre aventure amoureuse avec Lucia, la fille des Joyce.
Il est gauche, elle est timide, elle s’est éprise de lui en silence, il n’est pas indifférent, mais indécis, il préfère ignorer cet appel. En réalité Sam garde au fond de son cœur un amour caché pour une cousine germaine, la délicieuse Peggy Sinclair, retrouvée chaque été lors de leurs vacances irlandaises.
Une seconde raison retient le jeune Beckett: la crainte qu’une aventure avec Lucia ne soit cause de mécontentement de la part de Joyce. Il ne se le pardonnerait pas.

Le malentendu dure plus d’un an. Lucia s’attache chaque jour davantage. Samuel n’a ni la force d’accepter ses propres sentiments ni celle de rejeter ceux de Lucia. Le temps passe. Les deux jeunes gens ne se quittent guère. Les amis et les proches des James sont persuadés qu’une noce se prépare. Mis au pied du mur, Samuel choisit de rompre. Ce refus catégorique plonge la jeune fille dans le désespoir extrême qui entraîne chez elle un état de neurasthénie inguérissable. Joyce se sent profondément bouleversé et offensé. Sur un ton glacial, il notifie à Mr Beckett que « sa présence (n’est) plus souhaitable ». La rupture, tant appréhendée, est consommée.

Les amis de Sam, parmi lesquels Nancy Cunard (3)  s’efforcent de remplacer Joyce auprès du désespéré. Ils l’encouragent à reprendre ses travaux d’écriture. Beckett se plonge alors dans la rédaction d’un long poème Whoroscope, préambule à ses œuvres futures. L’ouvrage rapporte à son auteur un prix de £10 et sera vendu par souscription. Égérie de l’élite parisienne avant-gardiste, Nancy Cunard imposera le nouveau poète; sans vraiment comprendre le sens des ouvrages de son protégé, Nancy restera pour celui-ci un supporter enflammé, jusqu’en 1965, année de son propre décès.
Figure emblématique des années folles, fille d’un richissime armateur anglais et d’une dame d’honneur de la reine Mary, directrice d’une librairie d’art et de poésie, Nancy Cunard, née en 1889, eut une liaison tumultueuse et passionnée avec Aragon, avant l’apparition d’Elsa Triolet.
(1) Mc Greevy Life, (extrait) repris par Deirdre Bair
(2) Ruby Cohn Back to Beckett (Princeton University Press 1973)

3.  Va et Vient entre Paris, Dublin et Londres

Le contrat de l’École Normale s’achève. Après avoir publié un essai sur l’œuvre de Proust, Beckett doit s’en retourner à Trinity College en tant que chargé de cours-assistant. Enseigner déplait au jeune universitaire qui se retrouve, sans le moindre plaisir, chargé de cours, assistant en langue et littérature françaises dans son ancien collège. « C’est un très beau garçon, disent ses étudiantes. « En entrant pour la première fois dans la salle de classe nous étions toutes folles de lui. Oui, un très beau garçon avec un regard affolé; ses yeux bleus nous fuyaient ».
Au bout d’une année de professorat, Beckett, n’y tient plus et démissionne. Il décide alors de voyager et finit par s’installer à Paris. On est en 1932, la période est néfaste aux étrangers sans argent ni situation. Après l’assassinat du Président de la République Paul Doumer, une vague de xénophobie s’abat sur la Capitale et oblige Samuel à réintégrer l’Irlande.

Isolé à Dublin, Beckett travaille d’arrache pied, sans espoir. Il se complait dans un climat de détresse morbide et sombre bientôt dans un état dépressif qu’il soigne par un traitement à base de whisky. C’est dans cet état d’angoisse qu’il apprend à quelques mois d’intervalle la mort par tuberculose de Peggy, la petite cousine bien-aimée et le décès de son père, terrassé par une crise cardiaque. Son état s’aggrave. La dépression nerveuse se transforme en une véritable maladie psychique aux multiples séquelles : crises de furonculose aiguës, de  grippes, de douleurs articulaires, de tremblements, d’insomnies, de cauchemars, d’anurie et de constipations opiniâtres. Devant ce cas extrême les médecins se déclarent impuissants et adressent Samuel à l’un des plus célèbres psychanalystes londoniens.
Tandis qu’il commence son analyse, Beckett apprend que certains de ses textes ont été publiés à Paris. Nancy Cunard a prospecté des éditeurs et directeurs de revues spécialisées. Grâce à elle, ils ont passé commande.
À l’automne 1934, Beckett va beaucoup mieux et trouve assez de force pour écrire une nouvelle autobiographique, traitant – une fois encore – de la détresse d’un jeune intellectuel à la dérive. Cette nouvelle sert de point de départ à son premier roman : Murphy.
Quand il eut mis le point final à cet ouvrage, Sam se sent de nouveau la proie d’un certain ennui, la vie londonienne lui paraît bien monotone et par malchance Murphy ne semble guère séduire les comités de lecture. Au vingt-cinquième refus du style « Hélas le roman de Beckett est aussi obscur que nous le craignions, nous ne pouvons pas faire de proposition », Sam se décide de voyager à nouveau afin de proposer Murphy à des éditeurs étrangers. Avant de quitter Londres, il écrit à Thomas Mac Greevy, son prédécesseur à l’École Normale: « Je crois que mon dernier dada sera l’aviation. Je n’ai pas envie de passer le restant de mes jours à écrire des livres que personne ne lira. Ce n’est pas comme si j’avais envie de les écrire ».
On retrouve Beckett en Hollande, puis en Allemagne. Simple touriste, il ignore tout de la conjoncture internationale. A-t-il jamais entendu prononcer le nom d’Hitler ?
À Nuremberg, il descend en toute innocence dans un hôtel qui sert de quartier général au Parti nazi. Il comprend tout de suite la situation, s’affole et quitte la ville de toute urgence.

Retour définitif à Paris
Cette fois, c’en est fait : il s’installe définitivement à Paris. Dans cette ville il pourra enfin se réaliser, trouver des lecteurs intelligents, compréhensifs, des esprits éclairés. Il retrouvera, entres autres, ses amis les frères Geer et Jacob Van Velde qu’il considère comme des peintres de grand avenir.
Quand, le 9 décembre 1937, il emménage à l’hôtel Libéria, il déclare: « Je resterai ici quoi qu’il arrive ». Quelques jours plus tard, il reçoit un télégramme lui annonçant qu’un éditeur britannique, Routledge, accepte enfin de publier Murphy et adresse au jeune auteur une avance sur droits de 25 livres. « Pas de jubilation, dit Beckett et après réflexion, il ajoute : je suis bien content… quand même ».
Le destin réserve à Sam un nouveau bonheur plus intime celui-ci, mais plus fort aussi, le pardon de James Joyce. La réconciliation a lieu au cours du réveillon de Noël.

Désormais Beckett sera convié à toutes les invitations des Joyce. Chez eux il fait la connaissance de Peggy Guggenheim, riche héritière américaine qui vient d’inaugurer une nouvelle galerie où se presse le Tout Paris, Jean Cocteau en tête. Sam séduit la jeune femme, elle le présente à ses amis comme: «… un grand Irlandais efflanqué, d’une trentaine d’années, aux énormes yeux verts qui ne vous regardent jamais. Il porte des lunettes et semble toujours très loin, occupé à résoudre quelque problème intellectuel. Il parle fort peu, mais ne dit jamais de bêtise. Il est d’une extrême politesse, mais assez gauche. Il s’habille mal, de vêtements français étriqués, et n’a aucune fatuité physique. C’est un écrivain frustre, un pur intellectuel ». (1)

Le soir même de leur rencontre, Beckett demande à Peggy s’il peut la raccompagner chez elle. Peggy accepte: « Une fois arrivés, Beckett  ne manifestait pas clairement ses intentions, mais il me demandait avec gaucherie de m’étendre à côté de lui sur le sofa. Nous ne tardions pas à nous retrouver au lit où nous restions jusqu’à l’heure du dîner le lendemain soir ». (2)Peggy est très éprise de cet amant à l’humour sarcastique et aux idées fort bizarres. Mais au bout de dix jours d’une idylle sans nuage, Sam la trompe avec une de ses amies : Peggy lui fait une scène. Lui sans se démonter avoue ses fredaines passagères  et conclut: « Faire l’amour sans être amoureux, c’est comme boire du café sans cognac ! »

Un beau soir Peggy en a assez de jouer « le rôle de l’alcool ». Elle refuse de recevoir l’écrivain aux élucubrations amoureuses et aux stations prolongées dans les bars. Cette nuit là, dans le froid de l’hiver, Beckett se réfugie dans un bar de l’avenue d’Orléans. Il fait la connaissance de trois nouveaux copains. Lors du retour, au petit matin, ils sont abordés par un individu suspect qui leur emboîte le pas, leur réclame de l’argent, leur propose les services d’une belle poule du quartier. Beckett, plus courageux que les trois autres, l’envoie promener, le ton monte, l’homme saisit Beckett par le bras, celui-ci se défend d’un bon coup de poing, l’homme tombe, se relève aussitôt, tire de sa poche un couteau à cran d’arrêt, l’enfonce dans le thorax de son adversaire et s’enfuit. Beckett s’effondre en perdant beaucoup de sang, ses compagnons s’affolent, appellent « Au secours »… mais à cette heure matinale, peu de personnes se promènent dans les rues.
Quand, ô miracle ! une jeune pianiste, Suzanne Deschevaux-Dumesnil revenant d’un concert tardif, se précipite vers le blessé et l’enveloppe dans le pardessus d’un de ses camarades. Des agents de ville arrivent enfin. On emporte Beckett en urgence à l’hôpital Broussais. Le couteau avait pénétré la plèvre du côté gauche manquant le cœur de quelques centimètres.
À la lecture du fait divers, Peggy oubliant ses ressentiments, tendre et folle d’inquiétude se rend auprès de son grand amour blessé… mais désormais, elle a une rivale : Suzanne Deschevaux-Dumesnil. Celle qui avait sauvé Sam et qui comptait profiter de cet avantage pour s’installer chaque jour dans sa chambre d’hôpital.

(1) et (2)Peggy Guggenheim : Out of this Century : The Informal Memoirs of Peggy Guggenheim (N.Y Dial Press 1946)

4. Suzanne et Samuel

De sept ans l’aînée de Beckett, Suzanne entre définitivement dans sa vie. Assez grande, d’allure élégante palliant un visage banal, sûre d’elle-même, sereine, au besoin apaisante, elle sera pour l’écrivain la compagne idéale qui lui sacrifiera sa carrière de concertiste. Tour à tour, inspiratrice, ménagère, agent littéraire, elle s’efforcera de décharger son poète de mari de toutes les contraintes et les corvées de l’existence. La réussite de Beckett, il la doit en partie à cette mère de substitution. « Elle faisait des rideaux quand je faisais des scènes » (1) racontera plus tard Peggy Guggenheim.

Grâce aux recherches de Suzanne, Beckett s’installe dans l’appartement de ses rêves au 6 rue des Favorites, deux pièces, cuisine, salle de bains, au septième étage, sans ascenseur, non loin du boulevard Montparnasse. L’écrivain semble avoir acquis un calme, une maturité, imprévisibles. Il décide de se mettre sérieusement au travail et jure de ne plus écrire ses ouvrages qu’en français.

La Guerre

La guerre imminente que tout le monde redoute, semble laisser Beckett indifférent. Sa nationalité étrangère le protège de toute mobilisation en France, alors il attend les événements avec une certaine désinvolture: « Hier soir, à la T.S.F, j’ai entendu Adolf, le pacifiste (sic); on aurait dit l’air qui s’échappe lentement d’un pneu crevé. Mais je resterai ici quoi qu’il arrive au septième étage… ». (2)
Et pourtant, lors de l’invasion allemande de juin 1940, Sam et Suzanne s’enfuient de la capitale et tentent de rejoindre le Sud comme 95% des Parisiens.
À la suite de l’occupation allemande, par une volte face politique, le gouvernement de Vichy rompt toute alliance avec la Grande-Bretagne devenue une nation maudite et ses ressortissants des ennemis potentiels. Il ne fait pas bon de se présenter comme un citoyen de son aimable majesté. Or Beckett a un passeport britannique.

Néanmoins, l’armistice signée, Beckett et Suzanne s’en reviennent à Paris. Sam se propose de mener une vie très discrète rue des Favorites. Si apolitique de conviction et de comportement soit-on, comment ne pas être bouleversé en apprenant chaque jour l’arrestation d’un ami étranger ou juif ? Beckett, le pacifiste, s’engage dans la Résistance: « Les nazis et surtout le traitement qu’ils affligeaient aux Juifs m’indignaient tellement que je ne pouvais pas rester les bras croisés… Je combattais contre les Allemands qui faisaient de la vie un enfer pour mes amis ; je ne me battais pas pour la nation française ». (3)

Au début « Sam » ou « l’Irlandais » – noms de guerre de Beckett – sert de boîte à lettres pour les réseaux l’Étoile et Gloria. Mais, bientôt, se sentant épié par ses voisins, curieux des multiples va-et-vient dans son escalier, Beckett se propose d’enregistrer et de reproduire au moyen de microfilms les renseignements recueillis.
Suzanne, aux côtés de Sam, l’aide dans son action clandestine et participe aux diverses initiatives commandées par la Résistance, jusqu’au jour où, livrés par la traîtrise d’un camarade travesti en abbé, la plupart des membres de leurs réseaux sont arrêtés.
Par une chance inouïe, Beckett et sa compagne passent à travers les mailles du filet et se réfugient à Roussillon en Vaucluse. Dans ce petit village provençal, l’ouvrier agricole Beckett poursuit épisodiquement son travail de sape destructive tout en écrivant en cachette son troisième roman autobiographique: Watt, ouvrage composé en langue anglaise.
Pour ses services rendus à la Résistance, le 30 mars 1945, Beckett reçoit la Croix de Guerre avec Étoile d’Or, ainsi que la Médaille de la Résistance. Mis à part Suzanne et deux ou trois intimes, personne n’est au courant de ces récompenses. Beckett n’exhibe aucune décoration à sa boutonnière, mais porte désormais l’alliance que Suzanne lui a passée au doigt devant M. le maire du XVème arrondissement.

(1) Peggy Guggenheim : Out of this Century : The Informal Memoirs of Peggy Guggenheim (N.Y Dial Press 1946)
(2) Lettre à Georges Reavy, le 27 septembre 1938
(3) Cf Watt

5. Vivre de sa plume ?

1946, Beckett a 40 ans. Une nouvelle et longue période de créativité s’ouvre devant lui.
En juillet, il s’attaque à son premier roman en langue française Mercier et Camier : deux personnages errants à la recherche d’on ne sait quoi. Une sorte de brouillon du futur chef d’œuvre, En Attendant Godot.
De 1947 à 1950, l’argent se fait rare. Certes, Beckett publie nombre de nouvelles et d’essais dans les revues FontaineLes Nouvelles Littéraires ou Les Temps Modernes, mais les honoraires sont bien minces. Un poste de traducteur à l’UNESCO lui est offert. Il découvre alors les œuvres du poète péruvien, César Valleja. Admiratif et enthousiaste, il s’en inspirera pour composer le personnage de Lucky (1). En dépit de tous ces travaux littéraires, la gêne s’installe rue des Favorites. Pour améliorer l’ordinaire, Suzanne, très habile de ses doigts de pianiste, exécute des robes de fillettes pour améliorer l’ordinaire. Beckett accepte difficilement cette situation et replonge dans un marasme annonciateur d’une nouvelle dépression. Des malaises diffus, migraines, rhumes, rhumatismes s’emparent de sa pauvre carcasse. Suzanne est toujours là, solide et tutélaire. Il n’est pas question de flancher. Elle encourage Sam à se lancer dans une expérience nouvelle :  le THÉÂTRE.
Sur la couverture d’un cahier d’écolier, il écrit un titre: Eleutheria. Puis vinrent sous sa plume les noms des personnages qui à eux seuls donnent le ton de la pièce: Krap (traduction française: merde ou foutaise), Piouk (venant du verbe to pouk: vomir), Skunk (traduction française: mufle ou rosse). Le sujet traite de l’obsession de soi-même: un éternel jeune homme sur le lit d’une chambre anonyme commente son existence humaine en des termes peu réjouissants.
Dopé par l’énergie de son épouse, Beckett ne perd pas de temps. La dernière réplique d’Eleutheria écrite, il entreprend la composition d’un nouveau roman : Malloy. Le sujet en est, une fois encore, l’exaltation de la Solitude, de l’Exil, de la Déchéance physique et morale, de la Folie, de la Mort. Dans le même temps, Beckett s’attelle à un second ouvrage :  Malone meurt. Un personnage agonisant raconte son histoire et ne s’arrêtera que lorsque la mort l’aura terrassé.

Le Théâtre… une distraction
Pour se distraire de ce travail débilitant, Beckett imagine une comédie qui l’amuse beaucoup. C’est sa récréation que d’inventer ou mieux de réinventer deux personnages clownesques – dont il avait eu l’idée en créant le roman Mercier et Camier. Ils sont là, ils attendaient : qui ? quoi ? un homme ? un mythe ? un dieu ? personne ne le saura. Jamais.
Ainsi naît le premier triomphe d’écrivain de Samuel Beckett : En Attendant Godot.
Le jeune directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, chantre de l’avant-garde publie  la pièce, Suzanne décide de devenir l’agent littéraire de son mari. Elle propose le manuscrit à trente-cinq directeurs de théâtre, les trente-cinq le refusent. Pour les uns, il s’agit d’un canular, pour les autres d’une ineptie, une esbroufe incompréhensible. Suzanne ne se décourage pas. Sans succès auprès des directeurs de théâtre, elle s’adresse à un comédien – metteur en scène, le plus grand ami d’Antonin Artaud. Il se nomme Roger Blin. Celui-ci joue alors La Sonate des Spectres à la Gaîté Montparnasse. Suzanne dépose donc au théâtre le texte d’En Attendant Godot accompagné, pour faire bonne mesure, de celui d’Eleutheria.
Roger Blin lit et relit les manuscrits. Les deux le passionnèrent. Après mille et une hésitations il finit par choisir  En Attendant Godot, plus économique à monter: « Je n’avais pas un sou. Je me disais que je m’en tirerais mieux avec Godot où il ne fallait que quatre acteurs, et clochards par-dessus le marché. Ils pourraient porter leurs propres vêtements et je n’aurais besoin que d’un projecteur et d’une branche d’arbre ».

La décision prise, il fallait trouver un théâtre. Après une année de démarches infructueuses, apparaît, enfin, le deus ex-machina, en la personne de Jean-Marie Serreau, directeur du théâtre de Babylone (2) au bord de la faillite.
Celui-ci croit en la valeur du texte et déclare: « Tant qu’à mourir, mourons en beauté ».
La pièce est quasiment prête à être représentée. Depuis de longs mois, les comédiens se réunissaient chez Roger Blin pour travailler, sans toujours bien comprendre où l’auteur voulait en venir. Certes le texte leur parait facile à apprendre. Le dialogue est limpide, fait de phrases courtes, sans aucune ambiguïté. Les personnages s’expriment dans un langage simple et quotidien. Là où les choses se compliquent et posent problèmes aux acteurs, c’est lors de l’enchaînement des répliques: les phrases semblent souvent s’échapper de celles qui les précèdent pour s’engager dans une autre voie totalement imprévisible. À quoi se raccrocher se demandent les comédiens, tout d’abord pour apprendre leur rôle et ensuite pour se faire comprendre du public ? Pas d’intrigue, pas d’exposition, pas de développement, pas de conclusion, rien que des paroles qui se perdent dans un monde d’abstraction. Voici une formule théâtrale tout à fait inédite.

Le soir du 5 janvier 1953, il fait très froid à Paris. Seuls quelques amis de Beckett, plusieurs invités de Jérôme Lindon, un petit nombre d’habitués du Flore et des Deux Magots, ainsi que trois ou quatre critiques dramatiques franchissent le seuil du petit théâtre.

À 21 heures 30, le spectacle commence en retard, arrivent sur scène deux clodos qui prononcent des riens et cela se poursuit…Le public clairsemé croit rêver. Interloqué tout d’abord, il est subjugué peu à peu et reste pendu aux lèvres des comédiens. À la fin, les applaudissements et les bravos le disputent aux sifflets. En sortant boulevard Raspail on n’arrive pas à se quitter. Dès le lendemain, un bruit court dans tout Saint-Germain des Près : il se passe quelque chose au Théâtre de Babylone. Il faut absolument s’y précipiter pour ne pas passer à côté d’un chef d’œuvre évènementiel.
Du jour au lendemain, à quarante huit ans, Samuel Beckett devient un écrivain célèbre. Alors que la critique l’a ignoré pendant des années, voilà qu’un voile se déchire et que l’auteur se trouve livré du jour au lendemain aux obligations qu’impose la renommée.
Les reporters radio, les journalistes, de simples spectateurs veulent découvrir l’oiseau rare, l’interroger sur sa vie, sur son œuvre et par dessus tout lui poser LA question: « Qu’a-t-il voulu dire ? Godot serait-ce Dieu ? Si ce n’est lui, qui est-ce alors ? ».
Devant la furia des curieux, Beckett est pris de peur panique. Il s’enfuit à Ussy, petite commune de Seine et Marne, découverte depuis peu et qui lui rappelle l’Irlande de son enfance.
La seule personne avec laquelle Sam aurait aimé partager son succès était James Joyce, mort depuis dix ans. Mais, en ces jours de gloire, Beckett n’oublie pas la formule de son maître, « Le silence, l’exil et la ruse ». Il décide de la prendre à son compte et tandis que Godot poursuit sa carrière en Angleterre, aux U.S.A, en Allemagne, en Italie, lui, l’auteur, se retire sous sa tente pour se remettre au travail.
Désormais, la notoriété de Beckett lui permet de publier comme il l’entend les essais, les nouvelles et traductions de ses œuvres, des pièces radiophoniques, tant en France qu’en Grande-Bretagne.
Alors que les premiers romans n’avaient aucune audience, Molloy et Malone se meurt se vendent à travers le monde.

(1) Cf En attendant Godot
(2) Ouvert au printemps 1952, le Théâtre de Babylone, 38 boulevard Raspail, ferma définitivement en novembre 1954. Dans ce court laps de temps. J-M. Serreau avait affiché, outre la création d’En attendant Godot, une adaptation signée Boris Vian de Mademoiselle Julie et de La Maison brûlée de Strindberg, l’Incendie à l’Opéra de Georg Kaiser, dans une adaptation d’Yvan Goll, Si Camille me voyait, première pièce de Roland Dubillard, Tous contre Tous d’Arthur Adamov, repris  Victime du Devoir et mis en répétition Amédée ou comment s’en débarrasser d’Eugène Ionesco, créé Homme pour Homme de Bertolt Brecht dans une adaptation de Geneviève Serreau.

6.   L’après « En Attendant Godot »

Encouragé par Roger Blin et le comédien Jean Martin (1), Beckett se met à l’écriture d’une nouvelle pièce qu’il intitule Fin de Partie.
À la suite de l’énorme succès de En Attendant Godot, on s’attend à ce que les directeurs de théâtres s’arrachent le nouveau manuscrit. Il n’en est rien. Après bien des refus et des déceptions parisiennes, c’est au Royal Court Theater de Londres le 1er avril 1957 que la pièce est créée, au grand dam d’Arthur Adamov et d’Antoine Blondin. « C’est un scandale! » écrit le premier (2) « Mon sang ne fait qu’un tour ! » (3) s’indigne le second.

Devant ces véhémentes protestations, Maurice Jacquemont, directeur du Studio des Champs-Élysées, prend le risque d’afficher le spectacle, au retour des représentations londoniennes.
Sans connaître le triomphe de GodotFin de Partie, présentée dans une salle de deux cents places, fait le plein pendant plusieurs mois. S’y précipitent les inconditionnels de l’auteur.  Ce dernier admet que son œuvre est « assez difficile et elliptique (…) le texte (est) plus inhumain que (celui de) Godot ». (4)

Alors qu’il souhaite se retirer du monde pour travailler en paix, Beckett, inquiet du sort réservé à ses œuvres, ne peut s’arracher de ses contacts parisiens. Certes, on ne le voit jamais dans les réunions mondaines, mais en tant qu’Irlandais de bonne souche, on le retrouve souvent dans les bars de Montparnasse, accompagné de jeunes femmes. Suzanne accepte la situation. Fatiguée sans doute de son rôle d’infirmière et de mère par procuration, elle a repris en partie sa liberté. Elle et Beckett ne se quitteront jamais mais leur existence désormais sera parallèle et non plus unie.
Par un besoin impétueux de remettre sa vie en question, Beckett écrit en anglais une longue tirade autobiographique Krapp’s Last Tape, traduction française : La Dernière Bande.

Ce monologue de quarante minutes constitue la première partie d’une reprise de Fin de Partie à Londres, sous la direction de Roger Blin. Les répétitions en Angleterre sont fastidieuses et épuisantes. Les journalistes, les photographes envahissent la salle des répétitions à tout moment. Blin jaloux de son autorité accepte difficilement les réflexions et les suggestions de Beckett. Ce dernier s’énerve, se braque et menace de claquer la porte à tout bout de champ. L’ambiance est électrique. Le jour de la première représentation sonne la délivrance.
Le lendemain matin, les articles se montrent décourageants. Alors que le critique dramatique de l’Observer avait écrit en son temps: « Dans les salons, ce sera nécessaire pour les années à venir d’avoir vu En Attendant Godot »cette fois-ci il démolit l’auteur par une giclée de vitriol.
De retour à Paris, Beckett, amer et désappointé, se consacre toutefois à la traduction française de La Dernière Bande.
Un honneur imprévu vient le distraire dans son travail. Trinity College à Dublin, là même où il avait fait ses études supérieures et enseigné la littérature moderne, lui décerne le titre de Professeur Honoris Causa. Beckett n’annonce la nouvelle qu’à Suzanne. Il se sent si seul, si incompris, si loin des autres qu’il lui paraît dérisoire de faire partager sa fierté à quiconque de ses amis.

C’est à Roger Blin, encore une fois, que Beckett confie le soin de monter La Dernière Bande au Théâtre Récamier. Il souhaite que Roger joue le seul rôle de la pièce : Krapp, mais le comédien, physiquement mal en point, « en avait un peu marre de jouer tous les vieux cons de Beckett ». (5)
Ce refus fut cause d’une certaine fâcherie entre les deux hommes pendant quelque temps.
En 1962, Jean-Louis Barrault, nouveau directeur de l’Odéon-Théâtre de France, demande à Roger Blin de reprendre En Attendant Godot sur la scène du Luxembourg. Les répétitions se passent mal. Entre Barrault et Beckett, ce sont des discussions permanentes. Roger Blin déteste les querelles, il prend, néanmoins, le plus souvent le parti de l’auteur comme premier responsable de l’œuvre. Beckett lui en est reconnaissant et leur brouille est effacée.

(1) Comédien qui avait interprété le rôle de Lucky dans  En attendant Godot
(2 et 3 ) Arts 27 mars 1957
(4) Beckett’s letters on End game
(5) Roger Blin, souvenirs et propos recueillis par Lynda Bellity Peskine Ed. Gallimard, 1986

7. Beckett s’embourgeoise
Sans rouler sur l’or, Beckett jouit désormais d’une certaine aisance ; les cachets de ses propres traductions (essais, nouvelles, articles, etc), payés tantôt en francs, tantôt en dollars, ajoutés aux droits d’auteurs de ses œuvres jouées dans le monde entier lui permettent de profiter des biens de consommation comme tout Français des années 65.

Outre la petite maison de campagne d’Ussy, acquise précédemment, Beckett et Suzanne achètent sur plan, boulevard Saint-Jacques, un grand et double appartement avec deux portes d’entrée séparées. Ainsi, tout en vivant ensemble, chacun garderait une certaine indépendance. Quand deux ans plus tard, le ménage s’installe dans sa nouvelle demeure, Beckett a la mauvaise surprise de constater que la fenêtre de son bureau donne sur la cour de récréation de la prison de la Santé et que les cris des prisonniers l’empêchent de travailler.
Il n’a plus qu’un recours pour sauvegarder sa tranquillité, se rendre à Ussy le plus souvent possible.
Il achète alors une 4cv Citroën. L’ancien sportif qui sommeille en lui se réveille, il se sent tout de suite à l’aise au volant et adopte la conduite d’un véritable champion.

Une retraite propice
Libéré des tracas de la ville, Beckett écrit pour le Cherry Lane Theatre de New York, un nouveau long monologue en langue anglaise : Happy. Après avoir pris connaissance du texte, Madeleine Renaud s’enthousiasme et demande à l’auteur de lui en fournir une version française pour le Théâtre de l’Odéon. La pièce a pour titre : Oh ! les Beaux Jours ! Une fois de plus, Roger Blin, qui met en scène le spectacle, obtient un véritable triomphe, tant pour l’auteur que pour l’interprète.
Vient ensuite une courte pièce, Play – ( Comédie en français ). Caricature du théâtre de boulevard, le sujet en est l’adultère. Un homme et deux femmes, dont seules les têtes émergent de trois jarres, échangent un dialogue à la Henry Bernstein. Sous un éclairage capricieux de va et vient intensif, (jour-nuit, plein feu-obscurité), se font entendre des ricanements et des sifflets en provenance, sans doute, du subconscient des personnages. Quand les acteurs parlent, ils adoptent une diction déformée plus semblable au piaillement de poussins qu’au langage humain et ce jusqu’à l’étourdissement de l’inaudible. La pièce créée en Allemagne est reprise à Paris, au Pavillon de Marsan, dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau.

8. Film

C’est alors qu’un projet inespéré se dessine à l’horizon. Beckett reçoit une proposition d’une firme américaine : la commande d’un scénario de film muet et expérimental en 16mm, au titre facile de : Film, d’une durée de 11 minutes.
La production a souhaité avoir pour vedette Charlie Chaplin, mais celui-ci ne répond à aucun courrier concernant l’affaire. Le metteur en scène Alan Schneider se tourne donc vers l’autre génie du cinéma muet et burlesque : Buster Keaton.
Ce dernier, très fatigué, gros, asthmatique, ayant dépassé les soixante-douze ans, a vaguement entendu parlé du talent inédit d’un certain Beckett, auteur franco-irlandais. Il accepte de tourner le film, sans grand enthousiasme, et n’a pour exigence que de porter l’un des vieux chapeaux cabossés, son fétiche.
Ainsi que le scénario l’indique, on filme l’acteur de dos, courant et évitant des poubelles et des tas d’immondices amoncelées au pied d’un mur de brique. Pendant le tournage, Beckett ne fournit qu’une consigne à son interprète: « Chercher à ne pas être. Par tous les moyens, effacer toute image et tout relief » et Keaton ne cesse de murmurer : « Je n’y entrave que dalle ».
Film ne trouve aucun distributeur, mais obtient, l’année suivante, le Diploma di Merito à la Biennale de Venise.
Buster Keaton mourra quelques mois plus tard en 1966.

9.  L’Âge, l’ennemi implacable

De retour de son unique voyage à New York, Sam est victime d’une seconde crise cardiaque, une première avait été bénigne, mais celle-ci est sévère et exige une opération.

Cette alerte oblige Sam à interrompre ses voyages à travers le monde. Désormais, il doit renoncer aux répétitions lointaines et faire confiance aux divers metteurs en scène étrangers qui montent ses pièces aux quatre coins de la terre. Par bonheur, ses activités parisiennes ont de quoi l’occuper. Les lettres de propositions de metteurs en scène, de producteurs de cinéma ou de télévision s’accumulent sur son bureau à telle enseigne qu’il écrit à une amie : « Je vais me consacrer pendant quatorze semaines à un non-stop Théâtre – Cinéma -Télé ». (1) 
Malheureusement de gros soucis viennent troubler tous ses projets. Sa santé lui donne de nouvelles inquiétudes. Il lui faut subir deux opérations aux yeux, une vieille plaie du poumon se réveille et, à la moindre fatigue, son cœur fragile bat la chamade.
En outre, Sam souffre dans son orgueil de créateur. Il n’arrive plus à composer des œuvres de longue haleine. Il en accuse l’évolution du Théâtre. N’est-ce pas de la mauvaise foi ? La soixantaine n’est-elle pas la vraie coupable ? Quelques années plus tard, le vieil écrivain avouera : « J’ai à parler n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai parlé, personne ne m’y a obligé, il n’y a personne. C’est un accident, c’est un fait ». (2)

L’Âge, source des honneurs
Néanmoins, pour Beckett, le temps des honneurs est venu se conjuguer avec celui des regrets. Le Schiller Theater Werkstatt à Berlin lui offre de mettre lui-même en scène Fin de Partie. L’Université d’Oxford lui propose la chaire de poésie. Les éditions de Minuit, sous l’impulsion de Jérôme Lindon, publient toutes ses œuvres passées et futures. Certains ouvrages font l’objet d’édition de luxe.
En octobre1969, préféré à André Malraux, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel de Littérature. Il accepte la distinction suprême mais il refuse de se rendre aux cérémonies de réception. L’éditeur Jérôme Lindon le remplacera à Stockholm.
Trois ans plus tard, en 1972, Beckett est reçu à l’Académie des Lettres d’Allemagne. Cette fois il se rend à la célébration d’investiture.
Des « Festivals Beckett » sont organisés à Berlin, New York, Paris, Madrid,  Jérusalem. Les principales œuvres de l’auteur sont représentées sous les acclamations des publics divers.
Ces marques d’hommage semblent redonner santé à Beckett et lui permettent de voyager à nouveau. Au cours d’un séjour au Maroc, une scène de la vie quotidienne lui inspire une nouvelle comédie, Not I. Elle sera créée au Forum Theatre de New York, puis reprise à Londres, et enfin à Paris, au Théâtre du Rond-Point, par la Cie Renaud-Barrault.
Le rideau se lève dans l’obscurité. On perçoit quelques mots prononcés à toute vitesse. Le spectateur distingue péniblement, au centre de la scène, l’énorme bouche sillonnée de rides d’une vieille femme articulant des fragments de phrases. Le spectacle dure pendant moins d’un quart d’heure. Pendant que le rideau tombe la bouche articule toujours. Quoi ? des cris d’angoisse ? des bribes de souvenirs ? Une fois de plus, on ne le saura jamais.
Depuis sa nomination au titre d’administrateur général de la Comédie-Française, Pierre Dux a souhaité afficher une reprise de En attendant Godot. Jusqu’alors, Roger Blin avait refusé. Fidèle aux comédiens de la création, il refusait une nouvelle distribution. Mais nous sommes en 1978, Lucien Raimbourg (Vladimir) et Pierre Latour (Estragon) sont décédés. Il n’y a plus de raison que la pièce ne poursuive sa carrière. Reprise sur la scène du Théâtre Français, En attendant Godot devient une oeuvre classique au même titre que le Cid.
Dans le cadre du Festival d’Automne de 1981, on fête au Centre Georges Pompidou les soixante-quinze ans de Samuel Beckett et les services culturels américains organisent des colloques et des expositions à l’Université de l’Etat d’Ohio et dans la ville de Buffalo.
En dépit du bruit fait autour de sa personne, Beckett se sent intimement humilié. Ses deux précédentes pièces: Pas Moi et Pas ne comportent que quelques répliques, quelques chuintements. Il ne peut aller plus loin et, désespéré, il le déplore: « Rien de bien intéressant, des bribes d’autotraduction… ».
En 1982, la détention pour délit d’opinion de Vaclav Havel dans son pays bouleverse le monde des Lettres. Beckett se sent concerné et apporte son concours au Festival d’Avignon lors d’une soirée organisée en faveur de l’écrivain tchèque, il écrit un texte très court intitulé Catastrophe.
Mai 1983, le Théâtre de la Tempête monte l’ultime création de l’auteur : Premier Amour. Il s’agit de la « première nuit » d’un homme sans âge, dissertant désespérément sur « l’affreux nom d’amour ».

(1) Lettre à Ruby Cohn
(2)  L’innommable 1972

10 L’Approche du Néant

Désormais, Beckett vit sur son acquis. Mais son acquis est si considérable qu’il se répand à travers le monde. Le personnage mythique mis sur orbite poursuit sa glorieuse trajectoire.
Le 21 janvier 1984, Beckett apprend la mort de son complice Roger Blin. C’est un vieillard douloureux, blotti dans son éternelle canadienne, coiffé d’un bonnet de laine, le regard caché par des lunettes noires, qui accompagne le cercueil des pauvres jusqu’au crématoire du Père Lachaise.
Avril 1986, en l’absence de Samuel Beckett, le monde des Lettres célèbre bruyamment ses quatre-vingts ans. À travers les U.S.A et dans l’Europe entière, une exposition itinérante donne lieu à de nombreuses manifestations dans les ambassades, les centres culturels et théâtre nationaux.
Beckett et Suzanne habitent toujours ensemble et séparément dans leur grand appartement du boulevard Saint-Jacques. Mais la maladie et leur affaiblissement réciproque donnent à qui venait leur rendre visite l’impression que le couple n’en peut plus d’exister.

11.  Quelques Pièces

EN ATTENDANT GODOT
La pièce a été créée le 3 janvier 1953, au théâtre de Babylone, mise en scène par Roger Blin et interprétée par Roger Blin, Pierre Latour, Jean Martin, Lucien Raimbourg

En attendant Godot
maquette reconstitué du décor de Sergio Gerstein
Collections A.R.T.

Analyse
Deux vagabonds ont rendez-vous avec un personnage mystérieux. Pour tromper leur attente, ils discutent de tout et de rien.
Critiques
« Le plus grand mérite de Samuel Beckett est, tout en se mouvant dans un monde abstrait, intemporel, de ne point sombrer dans les idéologies les plus fumeuses et dans les spéculations les plus absconses. Pour ce faire , il a adopté le style du cirque, les deux héros sont pareils, dans leur redingote rapiécée et sous leur melon cabossé, à deux Augustes qui évoluent sur la piste ».
Max Favalelli – Paris-Presse

« Godot ou le sketch des Pensées de Pascal traitées par les Fratellini ». Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s¹en va, c¹est terrible. Godot est une sorte de chef d’oeuvre désespérant pour les hommes en général et pour les auteurs dramatiques en particulier. Je pense que la soirée du Beckett a l’importance du premier Pirandello, monté à Paris, en 1923 ».
Jean Anouilh – Arts

« J’ai beaucoup aimé En Attendant Godot. Je crois même que c’est ce qu’on a fait de mieux dans le théâtre depuis trente ans. Mais tous les thèmes de Godot sont bourgeois : ceux de la solitude, du désespoir, du lieu commun, de l¹incommunicabilité. Ils sont tous le produit de la solitude interne de la bourgeoisie. Et peu importe ce que peut être Godot : Dieu ou la Révolution… ».
Jean-Paul Sartre – Revue du Théâtre populaire

« Je ne crois pas que, né dans un pays comme le nôtre, coupé de ses légendes et si hostile à la poésie, Beckett aurait pu donner tant d’ampleur à son drame. Or, de ses propres dispositions intérieures, l’inspiration de Beckett se rattache à une poésie très ancienne qui nous permet de saisir la solitude à laquelle la méchanceté du monde moderne a condamné l¹homme ».
Guy Dumur – Combat

« À la tombée du rideau, en entendant les clameurs enthousiastes des spectateurs emplir la salle, les critiques grincheux ont au moins compris quelque chose : Paris venait de reconnaître en Samuel Beckett l’un des meilleurs écrivains de théâtre d¹aujourd’hui ».
Sylvain Zeguel – Libération

« À la suite de la manifestation hostile du 31 janvier au Théâtre Babylone, un groupe de spectateurs empanachés, visiblement émigrés des quartiers lointains, manifestèrent bruyamment hier soir contre la pièce de Samuel Beckett En Attendant Godot, sifflets, insultes, rien n’y manqua ».
X. – Le Monde

 

FIN DE PARTIE

La pièce a été créée le 1er avril 1957 au Royal Court de Londres et reprise le 26 avril au Studio des Champs-Élysées mise en scène par Roger Blin et interprétée par Georges Anet, Roger Blin, Germaine de France et Jean Martin.

Analyse

Dans un lieu anonyme et obscur, éclairé d¹un seul vasistas, croupissent dans leur poubelle respective les parents de Ham. Ce dernier aveugle et paralytique exerce un pouvoir absolu sur Clov, fasciné par la déchéance physique de son ancien maître.

Critiques

« Ironique le destin qui veut que cet Irlandais, renégat de l’anglais auquel il a préféré la langue française, voie sa seconde pièce jouée en français, ce lundi 1er avril, devant les auditoires les plus paradoxaux que l’on puisse imaginer : Français de Paris et de Londres, Anglais, Irlandais accourus de Dublin. Le comble du paradoxe étant que, au cours de cette Quinzaine Française de Londres, on applaudissait la France en applaudissant Beckett ».
Georges Brémond, envoyé spécial à Londres Arts

« J’espère que Samuel Beckett se moque de ses admirateurs, sinon… Ayant constaté le gigantesque succès d’ En Attendant Godot, M. Beckett a décidé cette fois d’aller plus loin et sous couleur d’exprimer à fond l’angoisse humaine, il a installé sur scène – nue – quatre cadavres, plus répugnants, plus abjects les uns que les autres. C’est laid, c’est sale, c’est désolant, c’est vide et misérable ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Avant de crier au dégoût, chacun ferait mieux de songer un peu à ce qu’il est, à ce magma d’os, de cellulite et d’eau en marche, vêtu d’une façon plus ou moins élégante, promis, avant que le siècle ait eu le temps de dire ouf, à la décomposition et aux vers, au fond d’un trou. Ce n’est provoquer personne que de sentir cela, le comprendre, en être obsédé et l’exprimer au théâtre ».
Morvan Lebesque – Carrefour

« J’ai passé au Studio des Champs-Élysées une des soirées les plus pénibles de toute ma carrière de critique. J’étais dans la situation de quelqu’un qui étouffe et qui donnerait tout au monde pour qu¹on brise un carreau…Une telle pièce ne peut se justifier que si elle est parabole, c’est-à-dire si elle propose une certaine figure de notre destinée où nous puissions nous reconnaître dans la stupeur et dans l’effroi. Ici l’outrance est telle que nous ne reconnaissons rien du tout et que nous nous détournons avec une sensations nauséeuse de ce foetus ».
Gabriel Marcel – Les Nouvelles Littéraires

« C’est un spectacle bien parisien. Y a-t-il rien de plus parisien, en effet, que l’affligeant spectacle de poubelles débordantes, exposées des journées entières sur le trottoir ? La pièce de S. Beckett n’est pas inexistante, ni même existentialiste. Elle a du caractère, un style. Et c’est bien là ce qui est désolant, car toute une jeunesse est capable de s’exalter pour cette apologie du néant. Si cette exaltation ne tombait pas à la sortie, il serait prudent de surveiller les abords de la Seine. Logiquement, il n’y a pas d’autre issue ».
Robert Tréno – Le Canard enchaîné

« Fin de Partie, c’est le tableau du monde désert qui désespère de voir arriver le chevalier Perceval ou Galaad qui opèrera la réconciliation. Depuis la mort de Paul Claudel, Samuel Beckett est probablement notre seul grand dramaturge sacré… On écoute avec attention, avec émotion cette tragédie métaphysique du désespoir porté à la perfection ».
Robert Kemp – Le Monde

 

LA DERNIÈRE BANDE

La pièce a été créée le 22 mars 1960 au théâtre Récamier, mise en scène de Roger Blin et interprétée par R.J. Chauffard

Analyse

Sa dernière heure venue, un vieil homme, Knapp, écoute la bande qu¹il a enregistrée tout au long de sa vie.

Critiques

« On a un peu l¹impression d¹atteindre une limite. M. Samuel Beckett a été jusqu¹au bout du rouleau… La Dernière Bande est une sorte de poème lyrique de la solitude, un dialogue de la cendre et du feu où M. Beckett semble bien parler pour lui-même, Knapp c’est lui Beckett, demain relisant ses œuvres de jeunesse, revenant sur son premier passé, mais au-delà du monologue, y a-t-il autre chose que du silence ? ».
Robert Kanters – L’Express

« C’est très beau. C’est, au sens noble du mot, très grandiose, et c’est, je le répète « du théâtre ».Je n’en veux pour preuve que le rythme si neuf, si original de cette pièce, fait des répétitions du vieillard qui sans cesse éteint, rallume le magnétophone, fait tourner deux fois la même phrase en saute des passages entiers; c¹est le mouvement dramatique, le vrai celui de la pensée et du cœur ».
Morvan Lebesque – Carrefour

« M. Beckett est un auteur rêvé pour les professeurs. Comme il ne dit presque à peu près rien dans ses messages, on peut disserter à perte de vue sur ses intentions. De là sa gloire ».
Jean Dutour – France-Soir – reprise en 1970

 

OH ! LES BEAUX JOURS

La pièce a été créée le 28 septembre 1963 et reprise à l’Odéon-Théâtre de France le 21 octobre 1963 au Ridotto de Venise, L’Odéon-Théâtre de France en 1964, mise en scène par Roger Blin, interprétée par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault.

Collections A.R.T.

Analyse

Sous un ciel vif orange, Winnie, une veuve d¹une «cinquantaine d’années avec de beaux restes », s’est enlisée jusqu’à la taille dans les dunes d’un désert. Elle évoque les épisodes de sa vie passée avant que de n’être entièrement absorbée par le sable. Coquette, un peu ridicule, elle s’adresse au public sur un ton de papotage, celui même qu’elle avait avec ses amies lors d’un thé. En réalité, pitoyable et tragique, elle tente de s’accrocher à sa jeunesse pour lutter contre l’anéantissement inexorable qui a commencé de l’engloutir.

Critiques

« Je ne nie pas que Samuel Beckett sache rendre le vide fascinant. Quant à moi, j’avoue ne pas céder à ce vertige. Certes quelques confrères, les yeux révulsés, criaient au sublime. Je crains, en ce qui me concerne, que les oeuvres telles que celle-ci n’éloignent le public et que ce soit le théâtre lui-même qui, à l’instar de l’héroïne de Beckett, ne s’enfonce lui aussi pour disparaître dans le néant total auquel l’auteur aspire… ».
Max Favalelli – Aux Ecoutes

« Jamais nous n’avions atteint à tant de complaisance dans l’horrible. Lucidité ? Non, Sadisme. L’auteur se vautre dans la puanteur. Le cou se serre. La chair se hérisse. Et surtout on pèle de gêne… Le détail de la fin d’une vieillarde vue de l’intérieur : Glaçant. Ce qui tâche d’être comique n’est qu’atroce ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« L’Art de Beckett, ce qu’il entre aussi de tendresse presque romantique dans cet art en apparence si cruel, éclate ici dans une lumière férocement discrète. Madeleine Renaud est là, la beauté même dans son instant le plus fragile et le plus pathétique. Cette soirée est inoubliable ».
Jacques Lemarchand – Le Figaro Littéraire

« Par la clarté de la langue, l’élégante simplicité de la ligne et de la construction, par la transparence des intentions et du symbole, « Oh les Beaux Jours » est l’oeuvre ( de S.Beckett) qui rejoint le plus directement le classicisme ».
Robert Kanters – L’Express

 

 

(photo DR)
Coll. part.

En 1988, Sam doit être hospitalisé pendant plus d’un mois. À sa sortie de l’hôpital, il entre dans une maison de repos près de chez lui, et surtout non loin de Suzanne.
Il tente de se remettre à l’écriture. Il compose un poème : Comment dire et rédige son testament littéraire: Soubresaut, qui se termine ainsi: « Oh finir ! N’importe comment et n’importe où. Temps et Peine et Soi… oh tout est fini… ».

Le 17 juillet 1989, Suzanne s’éteint en son domicile parisien.

Au début décembre de la même année, Sam est de nouveau hospitalisé. Il meurt le vendredi 22, suite à une embolie pulmonaire. Seuls les intimes sont prévenus du décès et assistent à l’enterrement au cimetière Montparnasse non loin de la tombe de César Valleja. Jérôme Lindon, l’éditeur et l’ami de toujours, annonce la nouvelle à la presse et aux médias, le mercredi 27, au lendemain des obsèques.

12 Œuvres Dramatiques

1953 En attendant Godot janvier Théâtre de Babylone
1957 Fin de Partie Acte sans parole avril Royal Court Theatre Londres
1957 Fin de Partie Studio des Champs-Élysées
1958 Dernière bande (Krapp’s Last Tape) octobre Royal Court Theatre Londres
1960 La Dernière bande Théâtre Récamier Paris
1961 Oh ! les beaux jours ( Happy Days) septembre Cherry Lane Theatre N.Y.
1963 Comédie (Play) juin Ulmer Theatre Ulm Donau
1963 Oh ! les beaux jours Odéon – Théâtre de France
1964 Comédie Pavillon de Marsan – Paris
1966 Va-et-vient (Come and Go) Odéon-Théâtre de France
1972 Pas moi (Not I) novembre Lincoln Center N.Y.
1975 Pas moi (Not I) Odéon-Théâtre de France
1976 Pas (Footfalls) mai Royal Court Theatre Londres
1976 Cette fois (That Times)
1978 Pas (Footfalls) Théâtre d’Orsay Paris
1981 Berceuse Buffalo avril
1981 Berceuse Centre Georges Pompidou
1981 L’Impromtu d’Ohio mai Université of Ohio Colombus
1981 L’Impromtu d’Ohio Centre Georges Pompidou
1981 Solo (A piece of Monologue) octobre Centre Georges Pompidou
1982 Catastrophe juillet Festival d’Avignon
1983 Cette fois (That Times) Théâtre Gérard Philipe Saint Denis
1983 Premier amour mai Théâtre de la Tempête
1983 Quoi où juin Harold Cluman Theatre N.Y

13. Extrait

EN ATTENDANT GODOT

Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladamir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain…

Estragon : Qu’est-ce que tu as ?

Vladimir : Je n’ai rien.

Estragon : Moi je m’en vais.

Vladimir : Moi aussi.

Silence.

Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?

Vladimir : Je ne sais pas.

Silence.

Estragon : Où irons-nous ?

Vladimir : Pas loin.

Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !

Vladimir : On ne peut pas.

Estragon : Pourquoi ?

Vladimir : Il faut revenir demain.

Estragon : Pour quoi faire ?

Vladimir : Attendre Godot.

Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?

Vladimir : Non.

Estragon : Et maintenant il est trop tard.

Vladimir : Oui, c’est la nuit.

Estragon : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?

Vladimir : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.

Estragon (regardant l’arbre): Qu’est-ce que c’est ?

Vladimir : C’est l’arbre.

Estragon : Non, mais quel genre?

Vladimir : Je ne sais pas. Un saule.

Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?

Vladimir : Avec quoi ?

Estragon : Tu n’as pas un bout de corde ?

Vladimir : Non.

Estragon : Alors on ne peut pas.

Vladimir : Allons-nous-en.

Estragon : Attends, il y a ma ceinture.

Vladimir : C’est trop court.

Estragon : Tu tireras sur mes jambes.

Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ?

Estragon : C’est vrai.

Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon.Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?

Estragon : On va voir. Tiens.

Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.

Vladimir : Elle ne vaut rien.

Silence.

Estragon : Tu dis qu’il faut revenir demain ?

Vladimir : Qui.

Estragon : Alors on apportera une bonne corde.

Vladimir : C’est ça.

Silence.

Estragon : Midi.

Vladimir : Oui.

Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça.

Vladimir : On dit ça.

Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.

Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne.

Estragon : Et s’il vient.

Vladimir : Nous serons sauvés.

Vladimir enlève son chapeau – celui de Lucky – regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.

Estragon : Alors on y va ?

Vladimir :Relève ton pantalon.

Estragon :Comment ?

Vladimir :- Relève ton pantalon.

Estragon : Que j’enlève mon pantalon

Vladimir : Relève ton pantalon.

Estragon : C’est vrai.

Il relève son pantalon. Silence.

Vladimir : Alors on y va ?

Estragon : Allons-y.

Ils ne bougent pas.

Rideau


Lettre de S. Beckett à R. Blin après la 1ère d’ En attendant Godot
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8. Film

C’est alors qu’un projet inespéré se dessine à l’horizon. Beckett reçoit une proposition d’une firme américaine : la commande d’un scénario de film muet et expérimental en 16mm, au titre facile de : Film, d’une durée de 11 minutes.
La production a souhaité avoir pour vedette Charlie Chaplin, mais celui-ci ne répond à aucun courrier concernant l’affaire. Le metteur en scène Alan Schneider se tourne donc vers l’autre génie du cinéma muet et burlesque : Buster Keaton.
Ce dernier, très fatigué, gros, asthmatique, ayant dépassé les soixante-douze ans, a vaguement entendu parlé du talent inédit d’un certain Beckett, auteur franco-irlandais. Il accepte de tourner le film, sans grand enthousiasme, et n’a pour exigence que de porter l’un des vieux chapeaux cabossés, son fétiche.
Ainsi que le scénario l’indique, on filme l’acteur de dos, courant et évitant des poubelles et des tas d’immondices amoncelées au pied d’un mur de brique. Pendant le tournage, Beckett ne fournit qu’une consigne à son interprète: « Chercher à ne pas être. Par tous les moyens, effacer toute image et tout relief » et Keaton ne cesse de murmurer : « Je n’y entrave que dalle ».
Film ne trouve aucun distributeur, mais obtient, l’année suivante, le Diploma di Merito à la Biennale de Venise.
Buster Keaton mourra quelques mois plus tard en 1966.

9.  L’Âge, l’ennemi implacable

De retour de son unique voyage à New York, Sam est victime d’une seconde crise cardiaque, une première avait été bénigne, mais celle-ci est sévère et exige une opération.

Cette alerte oblige Sam à interrompre ses voyages à travers le monde. Désormais, il doit renoncer aux répétitions lointaines et faire confiance aux divers metteurs en scène étrangers qui montent ses pièces aux quatre coins de la terre. Par bonheur, ses activités parisiennes ont de quoi l’occuper. Les lettres de propositions de metteurs en scène, de producteurs de cinéma ou de télévision s’accumulent sur son bureau à telle enseigne qu’il écrit à une amie : « Je vais me consacrer pendant quatorze semaines à un non-stop Théâtre – Cinéma -Télé ». (1)
Malheureusement de gros soucis viennent troubler tous ses projets. Sa santé lui donne de nouvelles inquiétudes. Il lui faut subir deux opérations aux yeux, une vieille plaie du poumon se réveille et, à la moindre fatigue, son cœur fragile bat la chamade.
En outre, Sam souffre dans son orgueil de créateur. Il n’arrive plus à composer des œuvres de longue haleine. Il en accuse l’évolution du Théâtre. N’est-ce pas de la mauvaise foi ? La soixantaine n’est-elle pas la vraie coupable ? Quelques années plus tard, le vieil écrivain avouera : « J’ai à parler n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai parlé, personne ne m’y a obligé, il n’y a personne. C’est un accident, c’est un fait ». (2)

L’Âge, source des honneurs
Néanmoins, pour Beckett, le temps des honneurs est venu se conjuguer avec celui des regrets. Le Schiller Theater Werkstatt à Berlin lui offre de mettre lui-même en scène Fin de Partie. L’Université d’Oxford lui propose la chaire de poésie. Les éditions de Minuit, sous l’impulsion de Jérôme Lindon, publient toutes ses œuvres passées et futures. Certains ouvrages font l’objet d’édition de luxe.
En octobre1969, préféré à André Malraux, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel de Littérature. Il accepte la distinction suprême mais il refuse de se rendre aux cérémonies de réception. L’éditeur Jérôme Lindon le remplacera à Stockholm.
Trois ans plus tard, en 1972, Beckett est reçu à l’Académie des Lettres d’Allemagne. Cette fois il se rend à la célébration d’investiture.
Des « Festivals Beckett » sont organisés à Berlin, New York, Paris, Madrid,  Jérusalem. Les principales œuvres de l’auteur sont représentées sous les acclamations des publics divers.
Ces marques d’hommage semblent redonner santé à Beckett et lui permettent de voyager à nouveau. Au cours d’un séjour au Maroc, une scène de la vie quotidienne lui inspire une nouvelle comédie, Not I. Elle sera créée au Forum Theatre de New York, puis reprise à Londres, et enfin à Paris, au Théâtre du Rond-Point, par la Cie Renaud-Barrault.
Le rideau se lève dans l’obscurité. On perçoit quelques mots prononcés à toute vitesse. Le spectateur distingue péniblement, au centre de la scène, l’énorme bouche sillonnée de rides d’une vieille femme articulant des fragments de phrases. Le spectacle dure pendant moins d’un quart d’heure. Pendant que le rideau tombe la bouche articule toujours. Quoi ? des cris d’angoisse ? des bribes de souvenirs ? Une fois de plus, on ne le saura jamais.
Depuis sa nomination au titre d’administrateur général de la Comédie-Française, Pierre Dux a souhaité afficher une reprise de En attendant Godot. Jusqu’alors, Roger Blin avait refusé. Fidèle aux comédiens de la création, il refusait une nouvelle distribution. Mais nous sommes en 1978, Lucien Raimbourg (Vladimir) et Pierre Latour (Estragon) sont décédés. Il n’y a plus de raison que la pièce ne poursuive sa carrière. Reprise sur la scène du Théâtre Français, En attendant Godot devient une oeuvre classique au même titre que le Cid.
Dans le cadre du Festival d’Automne de 1981, on fête au Centre Georges Pompidou les soixante-quinze ans de Samuel Beckett et les services culturels américains organisent des colloques et des expositions à l’Université de l’Etat d’Ohio et dans la ville de Buffalo.
En dépit du bruit fait autour de sa personne, Beckett se sent intimement humilié. Ses deux précédentes pièces: Pas Moi et Pas ne comportent que quelques répliques, quelques chuintements. Il ne peut aller plus loin et, désespéré, il le déplore: « Rien de bien intéressant, des bribes d’autotraduction… ».
En 1982, la détention pour délit d’opinion de Vaclav Havel dans son pays bouleverse le monde des Lettres. Beckett se sent concerné et apporte son concours au Festival d’Avignon lors d’une soirée organisée en faveur de l’écrivain tchèque, il écrit un texte très court intitulé Catastrophe.
Mai 1983, le Théâtre de la Tempête monte l’ultime création de l’auteur : Premier Amour. Il s’agit de la « première nuit » d’un homme sans âge, dissertant désespérément sur « l’affreux nom d’amour ».

1 Lettre à Ruby Cohn
2 L’Innommable , écrit en 1949

9.  L’Âge, l’ennemi implacable

De retour de son unique voyage à New York, Sam est victime d’une seconde crise cardiaque, une première avait été bénigne, mais celle-ci est sévère et exige une opération.

Cette alerte oblige Sam à interrompre ses voyages à travers le monde. Désormais, il doit renoncer aux répétitions lointaines et faire confiance aux divers metteurs en scène étrangers qui montent ses pièces aux quatre coins de la terre. Par bonheur, ses activités parisiennes ont de quoi l’occuper. Les lettres de propositions de metteurs en scène, de producteurs de cinéma ou de télévision s’accumulent sur son bureau à telle enseigne qu’il écrit à une amie : « Je vais me consacrer pendant quatorze semaines à un non-stop Théâtre – Cinéma -Télé ». 1
Malheureusement de gros soucis viennent troubler tous ses projets. Sa santé lui donne de nouvelles inquiétudes. Il lui faut subir deux opérations aux yeux, une vieille plaie du poumon se réveille et, à la moindre fatigue, son cœur fragile bat la chamade.
En outre, Sam souffre dans son orgueil de créateur. Il n’arrive plus à composer des œuvres de longue haleine. Il en accuse l’évolution du Théâtre. N’est-ce pas de la mauvaise foi ? La soixantaine n’est-elle pas la vraie coupable ? Quelques années plus tard, le vieil écrivain avouera : « J’ai à parler n’ayant rien à dire, rien que les paroles des autres. Ne sachant pas parler, ne voulant pas parler, j’ai parlé, personne ne m’y a obligé, il n’y a personne. C’est un accident, c’est un fait »2

L’Âge, source des honneurs
Néanmoins, pour Beckett, le temps des honneurs est venu se conjuguer avec celui des regrets. Le Schiller Theater Werkstatt à Berlin lui offre de mettre lui-même en scène Fin de Partie. L’Université d’Oxford lui propose la chaire de poésie. Les éditions de Minuit, sous l’impulsion de Jérôme Lindon, publient toutes ses œuvres passées et futures. Certains ouvrages font l’objet d’édition de luxe.
En octobre1969, préféré à André Malraux, Samuel Beckett reçoit le Prix Nobel de Littérature. Il accepte la distinction suprême mais il refuse de se rendre aux cérémonies de réception. L’éditeur Jérôme Lindon le remplacera à Stockholm.
Trois ans plus tard, en 1972, Beckett est reçu à l’Académie des Lettres d’Allemagne. Cette fois il se rend à la célébration d’investiture.
Des « Festivals Beckett » sont organisés à Berlin, New York, Paris, Madrid,  Jérusalem. Les principales œuvres de l’auteur sont représentées sous les acclamations des publics divers.
Ces marques d’hommage semblent redonner santé à Beckett et lui permettent de voyager à nouveau. Au cours d’un séjour au Maroc, une scène de la vie quotidienne lui inspire une nouvelle comédie, Not I. Elle sera créée au Forum Theatre de New York, puis reprise à Londres, et enfin à Paris, au Théâtre du Rond-Point, par la Cie Renaud-Barrault.
Le rideau se lève dans l’obscurité. On perçoit quelques mots prononcés à toute vitesse. Le spectateur distingue péniblement, au centre de la scène, l’énorme bouche sillonnée de rides d’une vieille femme articulant des fragments de phrases. Le spectacle dure pendant moins d’un quart d’heure. Pendant que le rideau tombe la bouche articule toujours. Quoi ? des cris d’angoisse ? des bribes de souvenirs ? Une fois de plus, on ne le saura jamais.
Depuis sa nomination au titre d’administrateur général de la Comédie-Française, Pierre Dux a souhaité afficher une reprise de En attendant Godot. Jusqu’alors, Roger Blin avait refusé. Fidèle aux comédiens de la création, il refusait une nouvelle distribution. Mais nous sommes en 1978, Lucien Raimbourg (Vladimir) et Pierre Latour (Estragon) sont décédés. Il n’y a plus de raison que la pièce ne poursuive sa carrière. Reprise sur la scène du Théâtre Français, En attendant Godot devient une oeuvre classique au même titre que le Cid.
Dans le cadre du Festival d’Automne de 1981, on fête au Centre Georges Pompidou les soixante-quinze ans de Samuel Beckett et les services culturels américains organisent des colloques et des expositions à l’Université de l’Etat d’Ohio et dans la ville de Buffalo.
En dépit du bruit fait autour de sa personne, Beckett se sent intimement humilié. Ses deux précédentes pièces: Pas Moi et Pas ne comportent que quelques répliques, quelques chuintements. Il ne peut aller plus loin et, désespéré, il le déplore: « Rien de bien intéressant, des bribes d’autotraduction… ».
En 1982, la détention pour délit d’opinion de Vaclav Havel dans son pays bouleverse le monde des Lettres. Beckett se sent concerné et apporte son concours au Festival d’Avignon lors d’une soirée organisée en faveur de l’écrivain tchèque, il écrit un texte très court intitulé Catastrophe.
Mai 1983, le Théâtre de la Tempête monte l’ultime création de l’auteur : Premier Amour. Il s’agit de la « première nuit » d’un homme sans âge, dissertant désespérément sur « l’affreux nom d’amour ».

1 Lettre à Ruby Cohn
2 L’innommable 1972

10 L’Approche du Néant

Désormais, Beckett vit sur son acquis. Mais son acquis est si considérable qu’il se répand à travers le monde. Le personnage mythique mis sur orbite poursuit sa glorieuse trajectoire.
Le 21 janvier 1984, Beckett apprend la mort de son complice Roger Blin. C’est un vieillard douloureux, blotti dans son éternelle canadienne, coiffé d’un bonnet de laine, le regard caché par des lunettes noires, qui accompagne le cercueil des pauvres jusqu’au crématoire du Père Lachaise.
Avril 1986, en l’absence de Samuel Beckett, le monde des Lettres célèbre bruyamment ses quatre-vingts ans. À travers les U.S.A et dans l’Europe entière, une exposition itinérante donne lieu à de nombreuses manifestations dans les ambassades, les centres culturels et théâtre nationaux.
Beckett et Suzanne habitent toujours ensemble et séparément dans leur grand appartement du boulevard Saint-Jacques. Mais la maladie et leur affaiblissement réciproque donnent à qui venait leur rendre visite l’impression que le couple n’en peut plus d’exister.

11.  Quelques Pièces

EN ATTENDANT GODOT
La pièce a été créée le 3 janvier 1953, au théâtre de Babylone, mise en scène par Roger Blin et interprétée par Roger Blin, Pierre Latour, Jean Martin, Lucien Raimbourg

En attendant Godot
maquette reconstitué du décor de Sergio Gerstein
Collections A.R.T.

Analyse
Deux vagabonds ont rendez-vous avec un personnage mystérieux. Pour tromper leur attente, ils discutent de tout et de rien.
Critiques
« Le plus grand mérite de Samuel Beckett est, tout en se mouvant dans un monde abstrait, intemporel, de ne point sombrer dans les idéologies les plus fumeuses et dans les spéculations les plus absconses. Pour ce faire , il a adopté le style du cirque, les deux héros sont pareils, dans leur redingote rapiécée et sous leur melon cabossé, à deux Augustes qui évoluent sur la piste ».
Max Favalelli – Paris-Presse

« Godot ou le sketch des Pensées de Pascal traitées par les Fratellini ». Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s¹en va, c¹est terrible. Godot est une sorte de chef d’oeuvre désespérant pour les hommes en général et pour les auteurs dramatiques en particulier. Je pense que la soirée du Beckett a l’importance du premier Pirandello, monté à Paris, en 1923 ».
Jean Anouilh – Arts

« J’ai beaucoup aimé En Attendant Godot. Je crois même que c’est ce qu’on a fait de mieux dans le théâtre depuis trente ans. Mais tous les thèmes de Godot sont bourgeois : ceux de la solitude, du désespoir, du lieu commun, de l¹incommunicabilité. Ils sont tous le produit de la solitude interne de la bourgeoisie. Et peu importe ce que peut être Godot : Dieu ou la Révolution… ».
Jean-Paul Sartre – Revue du Théâtre populaire

« Je ne crois pas que, né dans un pays comme le nôtre, coupé de ses légendes et si hostile à la poésie, Beckett aurait pu donner tant d’ampleur à son drame. Or, de ses propres dispositions intérieures, l’inspiration de Beckett se rattache à une poésie très ancienne qui nous permet de saisir la solitude à laquelle la méchanceté du monde moderne a condamné l¹homme ».
Guy Dumur – Combat

« À la tombée du rideau, en entendant les clameurs enthousiastes des spectateurs emplir la salle, les critiques grincheux ont au moins compris quelque chose : Paris venait de reconnaître en Samuel Beckett l’un des meilleurs écrivains de théâtre d¹aujourd’hui ».
Sylvain Zeguel – Libération

« À la suite de la manifestation hostile du 31 janvier au Théâtre Babylone, un groupe de spectateurs empanachés, visiblement émigrés des quartiers lointains, manifestèrent bruyamment hier soir contre la pièce de Samuel Beckett En Attendant Godot, sifflets, insultes, rien n’y manqua ».
X. – Le Monde

FIN DE PARTIE

La pièce a été créée le 1er avril 1957 au Royal Court de Londres et reprise le 26 avril au Studio des Champs-Élysées mise en scène par Roger Blin et interprétée par Georges Anet, Roger Blin, Germaine de France et Jean Martin.

Analyse
Dans un lieu anonyme et obscur, éclairé d¹un seul vasistas, croupissent dans leur poubelle respective les parents de Ham. Ce dernier aveugle et paralytique exerce un pouvoir absolu sur Clov, fasciné par la déchéance physique de son ancien maître.

Critiques
« Ironique le destin qui veut que cet Irlandais, renégat de l’anglais auquel il a préféré la langue française, voie sa seconde pièce jouée en français, ce lundi 1er avril, devant les auditoires les plus paradoxaux que l’on puisse imaginer : Français de Paris et de Londres, Anglais, Irlandais accourus de Dublin. Le comble du paradoxe étant que, au cours de cette Quinzaine Française de Londres, on applaudissait la France en applaudissant Beckett ».
Georges Brémond, envoyé spécial à Londres Arts

« J’espère que Samuel Beckett se moque de ses admirateurs, sinon… Ayant constaté le gigantesque succès d’ En Attendant Godot, M. Beckett a décidé cette fois d’aller plus loin et sous couleur d’exprimer à fond l’angoisse humaine, il a installé sur scène – nue – quatre cadavres, plus répugnants, plus abjects les uns que les autres. C’est laid, c’est sale, c’est désolant, c’est vide et misérable ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« Avant de crier au dégoût, chacun ferait mieux de songer un peu à ce qu’il est, à ce magma d’os, de cellulite et d’eau en marche, vêtu d’une façon plus ou moins élégante, promis, avant que le siècle ait eu le temps de dire ouf, à la décomposition et aux vers, au fond d’un trou. Ce n’est provoquer personne que de sentir cela, le comprendre, en être obsédé et l’exprimer au théâtre ».
Morvan Lebesque – Carrefour

« J’ai passé au Studio des Champs-Élysées une des soirées les plus pénibles de toute ma carrière de critique. J’étais dans la situation de quelqu’un qui étouffe et qui donnerait tout au monde pour qu¹on brise un carreau…Une telle pièce ne peut se justifier que si elle est parabole, c’est-à-dire si elle propose une certaine figure de notre destinée où nous puissions nous reconnaître dans la stupeur et dans l’effroi. Ici l’outrance est telle que nous ne reconnaissons rien du tout et que nous nous détournons avec une sensations nauséeuse de ce foetus ».
Gabriel Marcel – Les Nouvelles Littéraires

« C’est un spectacle bien parisien. Y a-t-il rien de plus parisien, en effet, que l’affligeant spectacle de poubelles débordantes, exposées des journées entières sur le trottoir ? La pièce de S. Beckett n’est pas inexistante, ni même existentialiste. Elle a du caractère, un style. Et c’est bien là ce qui est désolant, car toute une jeunesse est capable de s’exalter pour cette apologie du néant. Si cette exaltation ne tombait pas à la sortie, il serait prudent de surveiller les abords de la Seine. Logiquement, il n’y a pas d’autre issue ».
Robert Tréno – Le Canard enchaîné

« Fin de Partie, c’est le tableau du monde désert qui désespère de voir arriver le chevalier Perceval ou Galaad qui opèrera la réconciliation. Depuis la mort de Paul Claudel, Samuel Beckett est probablement notre seul grand dramaturge sacré… On écoute avec attention, avec émotion cette tragédie métaphysique du désespoir porté à la perfection ».
Robert Kemp – Le Monde

LA DERNIÈRE BANDE

La pièce a été créée le 22 mars 1960 au théâtre Récamier, mise en scène de Roger Blin et interprétée par R.J. Chauffard

Analyse
Sa dernière heure venue, un vieil homme, Knapp, écoute la bande qu¹il a enregistrée tout au long de sa vie.

Critiques
« On a un peu l¹impression d¹atteindre une limite. M. Samuel Beckett a été jusqu¹au bout du rouleau… La Dernière Bande est une sorte de poème lyrique de la solitude, un dialogue de la cendre et du feu où M. Beckett semble bien parler pour lui-même, Knapp c’est lui Beckett, demain relisant ses œuvres de jeunesse, revenant sur son premier passé, mais au-delà du monologue, y a-t-il autre chose que du silence ? ».
Robert Kanters – L’Express

« C’est très beau. C’est, au sens noble du mot, très grandiose, et c’est, je le répète « du théâtre ».Je n’en veux pour preuve que le rythme si neuf, si original de cette pièce, fait des répétitions du vieillard qui sans cesse éteint, rallume le magnétophone, fait tourner deux fois la même phrase en saute des passages entiers; c¹est le mouvement dramatique, le vrai celui de la pensée et du cœur ».
Morvan Lebesque – Carrefour

« M. Beckett est un auteur rêvé pour les professeurs. Comme il ne dit presque à peu près rien dans ses messages, on peut disserter à perte de vue sur ses intentions. De là sa gloire ».
Jean Dutour – France-Soir – reprise en 1970

OH ! LES BEAUX JOURS

La pièce a été créée le 28 septembre 1963 et reprise à l’Odéon-Théâtre de France le 21 octobre 1963 au Ridotto de Venise, L’Odéon-Théâtre de France en 1964, mise en scène par Roger Blin, interprétée par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault.

Analyse
Sous un ciel vif orange, Winnie, une veuve d¹une «cinquantaine d’années avec de beaux restes », s’est enlisée jusqu’à la taille dans les dunes d’un désert. Elle évoque les épisodes de sa vie passée avant que de n’être entièrement absorbée par le sable. Coquette, un peu ridicule, elle s’adresse au public sur un ton de papotage, celui même qu’elle avait avec ses amies lors d’un thé. En réalité, pitoyable et tragique, elle tente de s’accrocher à sa jeunesse pour lutter contre l’anéantissement inexorable qui a commencé de l’engloutir.

Critiques
« Je ne nie pas que Samuel Beckett sache rendre le vide fascinant. Quant à moi, j’avoue ne pas céder à ce vertige. Certes quelques confrères, les yeux révulsés, criaient au sublime. Je crains, en ce qui me concerne, que les oeuvres telles que celle-ci n’éloignent le public et que ce soit le théâtre lui-même qui, à l’instar de l’héroïne de Beckett, ne s’enfonce lui aussi pour disparaître dans le néant total auquel l’auteur aspire… ».
Max Favalelli – Aux Ecoutes

« Jamais nous n’avions atteint à tant de complaisance dans l’horrible. Lucidité ? Non, Sadisme. L’auteur se vautre dans la puanteur. Le cou se serre. La chair se hérisse. Et surtout on pèle de gêne… Le détail de la fin d’une vieillarde vue de l’intérieur : Glaçant. Ce qui tâche d’être comique n’est qu’atroce ».
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro

« L’Art de Beckett, ce qu’il entre aussi de tendresse presque romantique dans cet art en apparence si cruel, éclate ici dans une lumière férocement discrète. Madeleine Renaud est là, la beauté même dans son instant le plus fragile et le plus pathétique. Cette soirée est inoubliable ».
Jacques Lemarchand – Le Figaro Littéraire

« Par la clarté de la langue, l’élégante simplicité de la ligne et de la construction, par la transparence des intentions et du symbole, « Oh les Beaux Jours » est l’oeuvre ( de S.Beckett) qui rejoint le plus directement le classicisme ».
Robert Kanters – L’Express

En 1988, Sam doit être hospitalisé pendant plus d’un mois. À sa sortie de l’hôpital, il entre dans une maison de repos près de chez lui, et surtout non loin de Suzanne.
Il tente de se remettre à l’écriture. Il compose un poème : Comment dire et rédige son testament littéraire: Soubresaut, qui se termine ainsi: « Oh finir ! N’importe comment et n’importe où. Temps et Peine et Soi… oh tout est fini… ».

Le 17 juillet 1989, Suzanne s’éteint en son domicile parisien.

Au début décembre de la même année, Sam est de nouveau hospitalisé. Il meurt le vendredi 22, suite à une embolie pulmonaire. Seuls les intimes sont prévenus du décès et assistent à l’enterrement au cimetière Montparnasse non loin de la tombe de César Valleja. Jérôme Lindon, l’éditeur et l’ami de toujours, annonce la nouvelle à la presse et aux médias, le mercredi 27, au lendemain des obsèques.

12 Œuvres Dramatiques

1953 En attendant Godot janvier Théâtre de Babylone
1957 Fin de Partie Acte sans parole avril Royal Court Theatre Londres
1957 Fin de Partie Studio des Champs-Élysées
1958 Dernière bande (Krapp’s Last Tape) octobre Royal Court Theatre Londres
1960 La Dernière bande Théâtre Récamier Paris
1961 Oh ! les beaux jours ( Happy Days) septembre Cherry Lane Theatre N.Y.
1963 Comédie (Play) juin Ulmer Theatre Ulm Donau
1963 Oh ! les beaux jours Odéon – Théâtre de France
1964 Comédie Pavillon de Marsan – Paris
1966 Va-et-vient (Come and Go) Odéon-Théâtre de France
1972 Pas moi (Not I) novembre Lincoln Center N.Y.
1975 Pas moi (Not I) Odéon-Théâtre de France
1976 Pas (Footfalls) mai Royal Court Theatre Londres
1976 Cette fois (That Times)
1978 Pas (Footfalls) Théâtre d’Orsay Paris
1981 Berceuse Buffalo avril
1981 Berceuse Centre Georges Pompidou
1981 L’Impromtu d’Ohio mai Université of Ohio Colombus
1981 L’Impromtu d’Ohio Centre Georges Pompidou
1981 Solo (A piece of Monologue) octobre Centre Georges Pompidou
1982 Catastrophe juillet Festival d’Avignon
1983 Cette fois (That Times) Théâtre Gérard Philipe Saint Denis
1983 Premier amour mai Théâtre de la Tempête
1983 Quoi où juin Harold Cluman Theatre N.Y

13. Extrait

EN ATTENDANT GODOT

Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladamir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain…

Estragon : Qu’est-ce que tu as ?

Vladimir : Je n’ai rien.

Estragon : Moi je m’en vais.

Vladimir : Moi aussi.

Silence.

Estragon : Il y avait longtemps que je dormais ?

Vladimir : Je ne sais pas.

Silence.

Estragon : Où irons-nous ?

Vladimir : Pas loin.

Estragon : Si si, allons-nous-en loin d’ici !

Vladimir : On ne peut pas.

Estragon : Pourquoi ?

Vladimir : Il faut revenir demain.

Estragon : Pour quoi faire ?

Vladimir : Attendre Godot.

Estragon : C’est vrai. (Un temps.) Il n’est pas venu ?

Vladimir : Non.

Estragon : Et maintenant il est trop tard.

Vladimir : Oui, c’est la nuit.

Estragon : Et si on le laissait tomber ? (Un temps.) Si on le laissait tomber ?

Vladimir : Il nous punirait. (Silence. Il regarde l’arbre.) Seul l’arbre vit.

Estragon (regardant l’arbre): Qu’est-ce que c’est ?

Vladimir : C’est l’arbre.

Estragon : Non, mais quel genre?

Vladimir : Je ne sais pas. Un saule.

Estragon : Viens voir. (Il entraîne Vladimir vers l’arbre. Ils s’immobilisent devant. Silence.) Et si on se pendait ?

Vladimir : Avec quoi ?

Estragon : Tu n’as pas un bout de corde ?

Vladimir : Non.

Estragon : Alors on ne peut pas.

Vladimir : Allons-nous-en.

Estragon : Attends, il y a ma ceinture.

Vladimir : C’est trop court.

Estragon : Tu tireras sur mes jambes.

Vladimir : Et qui tirera sur les miennes ?

Estragon : C’est vrai.

Vladimir : Fais voir quand même. (Estragon dénoue la corde qui maintient son pantalon.Celui-ci, beaucoup trop large, lui tombe autour des chevilles. Ils regardent la corde.) À la rigueur ça pourrait aller. Mais est-elle solide ?

Estragon : On va voir. Tiens.

Ils prennent chacun un bout de la corde et tirent. La corde se casse. Ils manquent de tomber.

Vladimir : Elle ne vaut rien.

Silence.

Estragon : Tu dis qu’il faut revenir demain ?

Vladimir : Qui.

Estragon : Alors on apportera une bonne corde.

Vladimir : C’est ça.

Silence.

Estragon : Midi.

Vladimir : Oui.

Estragon : Je ne peux plus continuer comme ça.

Vladimir : On dit ça.

Estragon : Si on se quittait ? Ça irait peut-être mieux.

Vladimir : On se pendra demain. (Un temps) À moins que Godot ne vienne.

Estragon : Et s’il vient.

Vladimir : Nous serons sauvés.

Vladimir enlève son chapeau – celui de Lucky – regarde dedans, y passe la main, le secoue, le remet.

Estragon : Alors on y va ?

Vladimir :Relève ton pantalon.

Estragon :Comment ?

Vladimir :- Relève ton pantalon.

Estragon : Que j’enlève mon pantalon

Vladimir : Relève ton pantalon.

Estragon : C’est vrai.

Il relève son pantalon. Silence.

Vladimir : Alors on y va ?

Estragon : Allons-y.

Ils ne bougent pas.

Rideau