Association de lalogoRégie Théâtrale  

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Va et Vient entre Paris, Dublin et Londres

Le contrat de l’École Normale s’achève. Après avoir publié un essai sur l’œuvre de Proust, Beckett,doit s’en retourner au Trinity collège en tant que chargé de cours-assistant. Enseigner déplait au jeune universitaire qui se retrouve, sans le moindre plaisir,chargé de cours, assistant en langue et littérature françaises dans son ancien collège. « C’est un très beau garçon, disent ses étudiantes. « En entrant pour la première fois dans la salle de classe nous étions toutes folles de lui. Oui, un très beau garçon avec un regard affolé; ses yeux bleus nous fuyaient ».

Samuel Beckett et Geere Van Velde
Samuel Beckett et Geere Van Velde
(photo DR)
Coll. part.

Au bout d’une année de professorat, Beckett, n’y tient plus et démissionne. Il décide alors de voyager et finit par s’installer à Paris. On est en 1932, la période est néfaste aux étrangers sans argent ni situation. Après l’assassinat du Président de la République Paul Doumer, une vague de xénophobie s’abat sur la Capitale et oblige Samuel à réintégrer l’Irlande.

Isolé à Dublin, Beckett travaille d’arrache pieds, sans espoir. Il se complait dans un climat de détresse morbide et sombre bientôt dans un état dépressif qu’il soigne par un traitement à base de whisky. C’est dans cet état d’angoisse qu’il apprend à quelques mois d’intervalle la mort par tuberculose de Peggy, la petite cousine bien-aimée et le décès de son père, terrassé par une crise cardiaque. Son état s’aggrave. La dépression nerveuse se transforme en une véritable maladie psychique aux multiples séquelles: crises de furonculose aiguës, de  grippes, de douleurs articulaires, de tremblements,d’insomnies, de cauchemars,d’anurie et de constipations opiniâtres. Devant ce cas extrême les médecins se déclarent impuissants et adressent Samuel à l’un des plus célèbres psychanalystes londoniens.

Tandis qu’il commence son analyse, Beckett apprend que certains de ses textes ont été publiés à Paris. Nancy Cunard a prospecté des éditeurs et directeurs de revues spécialisés. Grâce à elle, ils ont passé commande.

À l’automne 1934, Beckett va beaucoup mieux et trouve assez de force pour écrire une nouvelle autobiographique, traitant - une fois encore - de la détresse d’un jeune intellectuel à la dérive. Cette nouvelle sert de point de départ à son premier roman : Murphy.

Quand il eut mis le point final à cet ouvrage, Sam se sent de nouveau la proie d’un certain ennui, la vie londonienne lui paraît bien monotone et par malchance Murphy ne semble guère séduire les comités de lecture. Au vingt-cinquième refus du style « Hélas le roman de Beckett est aussi obscur que nous le craignions, nous ne pouvons pas faire de proposition », Sam se décide de voyager à nouveau afin proposer Murphy à des éditeurs étrangers. Avant de quitter Londres, il écrit à Thomas Mc.Greevy, son prédécesseur à l’École Normale: « Je crois que mon dernier dada sera l’aviation. Je n’ai pas envie de passer le restant de mes jours à écrire des livres que personne ne lira. Ce n’est pas comme si j’avais envie de les écrire ».

On retrouve Beckett en Hollande, puis en Allemagne. Simple touriste, il ignore tout de la conjoncture internationale. A-t-il jamais entendu prononcer le nom d’Hitler ?

À Nuremberg, il descend en toute innocence, dans un hôtel qui sert de quartier général au Parti Nazi. Il comprend tout de suite la situation, s’affole et quitte ville de toute urgence.


Retour définitif à Paris

Cette fois, c’en est fait : il s’installe définitivement à Paris. Dans cette ville il pourra enfin se réaliser, trouver des lecteurs intelligents, compréhensifs, des esprits éclairés. Il retrouvera, entres autres, ses amis les frères Geer et Jacob Van Velde qu'il considère comme des peintres de grand avenir.

Quand, le 9 décembre 1937, il emménage à l’hôtel Libéria, il déclare: « Je resterai ici quoiqu'il arrive ». Quelques jours plus tard, il reçoit un télégramme lui annonçant qu’un éditeur irlandais, Routlège, accepte enfin de publier Murphy et adresse au jeune auteur une avance sur droits de 25 livres. « Pas de jubilation, dit Becket et après réflexion, il ajoute: ... je suis bien content... quand même ».

Le destin réserve à Sam un nouveau bonheur plus intime celui-ci, mais plus fort aussi, le pardon de James Joyce. La réconciliation a lieu, au cours du réveillon de Noël.

Désormais Beckett sera convié à, toutes les invitations des Joyce. Chez eux il fait, la connaissance de Peggy Guggenheim, riche héritière américaine qui vient d’inaugurer une nouvelle galerie où se presse le Tout Paris, Jean Cocteau en tête. Sam séduit la jeune femme, elle le présente à ses amis comme: «… un grand Irlandais efflanqué, d’une trentaine d’années, aux énormes yeux verts qui ne vous regardent jamais. Il porte des lunettes et semble toujours très loin, occupé à résoudre quelque problème intellectuel. Il parle fort peu, mais ne dit jamais de bêtise. Il est d’une extrême politesse, mais assez gauche. Il s’habille mal, de vêtements français étriqués, et n’a aucune fatuité physique. C’est un écrivain frustre, un pur intellectuel ». 1

peggy guggenheim
Peggy Guggenheim
(photo Editions Plon)

Le soir même de leur rencontre, Beckett demande à Peggy s’il peut la raccompagner chez elle. Peggy accepte: « Une fois arrivés, Beckett  ne manifestait pas clairement ses intentions, mais il me demandait avec gaucherie de m’étendre à côté de lui sur le sofa. Nous ne tard(i)ons pas à nous retrouver au lit où nous res(ti)ons jusqu’à l’heure du dîner le lendemain soir ». 2 Peggy est très est éprise de cet amant à l’humour sarcastique et aux idées fort bizarres. Mais au bout de dix jours d’une idylle sans nuage, Sam la trompe.avec une de ses amies : Peggy lui fait une scène. Lui sans se démonter avoue ses fredaines passagères  et conclue: « Faire l’amour sans être amoureux, c’est comme boire du café sans cognac ! »

Un beau soir Peggy en a assez de jouer « le rôle de l’alcool ». Elle refuse de recevoir l’écrivain aux élucubrations amoureuses et aux stations prolongées dans les bars. Cette nuit là, dans le froid de l’hiver, Beckett se réfugie dans un bar de l’avenue d’Orléans. Il fait la connaissance de trois nouveaux copains. Lors du retour, au petit matin, ils sont abordés par un individu suspect qui leur emboîte le pas, leur réclame de l’argent, leur propose les services d’une belle poule du quartier. Beckett, plus courageux que les trois autres, l’envoie promener, le ton monte, l’homme saisit Beckett par bras, celui-ci se défend d’un bon coup de poing, l’homme tombe, se relève aussitôt, tire de sa poche un couteau à cran d’arrêt, l’enfonce dans le thorax de son adversaire et s’enfuit. Beckett s’effondre en perdant beaucoup de sang, ses compagnons s’affolent, appellent « Au secours »... mais à cette heure matinale, peu de personne se promène dans les rues.

Quand, ô miracle ! une jeune pianiste, Suzanne Deschevaux-Dumesnil revenant d’un concert tardif, se précipite vers le blessé et l’enveloppe dans le pardessus d’un de ses camarades. Des agents de ville arrivent enfin. On emporte Beckett en urgence à l’hôpital Broussais. Le couteau avait pénétré la plèvre du côté gauche manquant le cœur de quelques centimètres.

À la lecture du fait divers, Peggy oubliant ses ressentiments, tendre et folle d’inquiétude se rend auprès de son grand amour blessé... mais désormais, elle a une rivale: Suzanne Deschevaux-Dumesnil. Celle qui avait sauvé Sam et qui comptait profiter de cet avantage pour s’installer chaque jour dans sa chambre d’hôpital.

1 Peggy Guggenheim : Out of This Century : The Informal Memoirs of Peggy Guggenheim (N.Y Dial Press 1946)
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