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Loleh Bellon

par Geneviève LATOUR

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Loleh Bellon dans "De si tendres liens" au Studio des Champs-Elysées, 1984 copyright Photo Germaine Lot

ou Le Triomphe du théâtre intimiste 

(1925 – 1999)

Inspirée par des faits divers quotidiens, le plus souvent douloureux, Loleh Bellon a su les traduire avec émotion, tendresse, mélancolie et néanmoins lucidité. Petite musique de chambre, ses pièces bercent le spectateur dans un monde plein d’une poésie en demi-teinte qui, à la finale, déclenche en lui un sursaut du cœur, entraînant le succès.

  1. Une jeunesse prédestinée
  2. Les Premiers Rôles sur scène
  3. Une comédienne très applaudie
  4. Un nouvel auteur tout de sensibilité, de charme et de tendresse
  5. Le Temps du chagrin
  6. Analyses et critiques de quelques pièces
  7. Oeuvres dramatiques
  8. Extrait des Dames du jeudi

1 Une jeunesse prédestinée

Le 14 mai 1925 naissait à Bayonne Marie-Laure, seconde fille de Jacques Bellon, magistrat, poète à ses heures, et de son épouse Denise, photographe de vingt-trois ans que son aînée Marie-Annick décrira plus tard comme « une mère amie, tolérante et complice. Plus jeune que nous parfois, plus hardie dans ses comportements. Elle avait le goût de l’aventure, de l’imprévu, du défi, elle aurait aimé être exploratrice ».(1) Passionnée d’art, de littérature et proche du mouvement surréaliste, Denise deviendra l’amie d’André Breton, Marcel Duchamp, Salvador Dali, mais également celle de Jean Giono, de Jean Lurçat et de Simone de Beauvoir… Le nombre de ses expositions concernant les artistes ne se compte plus, tant elles ont été nombreuses.

En 1930, Jacques et Denise se séparèrent. Denise s’installa alors, avec ses deux filles, à Paris, quai de l’Horloge, dans un appartement mitoyen de celui de sa sœur Colette et de son beau frère Jacques Brunius, un cinéaste, complice de Jacques et de Pierre Prévert, de Paul Grimault et du groupe Octobre.
C’est assez dire que Marie-Annick et Marie-Laure, d’une année plus jeune que sa sœur, ont vécu toute leur enfance et leur adolescence dans un milieu privilégié, entourées de poètes, d’écrivains, de peintres. Les photographies que prit d’elles leur mère les montrent comme deux petites filles jolies, gracieuses et très heureuses de vivre.

En juin 1940, comme la plupart des Parisiens, Denise et ses filles désertèrent la capitale. Toutes trois se réfugièrent au pays basque. À Guétary, Denise épousa, en secondes noces, Armand Labin, futur fondateur du quotidien Le Midi libre. La famille s’installa ensuite à Lyon, devenue capitale de la Résistance. Denise mit au monde son troisième enfant, Jérôme, petit frère gâté par ses grandes sœurs.
Dès les premiers jours de la Libération, ce fut le retour tant espéré à Paris.
Marie-Laure, qui dorénavant se fait appeler Lolée, puis Loleh, était devenue une grande jeune fille, mince, à la longue chevelure brune et au regard de braise. Indépendante, pleine de projets, elle savait, comme sa mère, s’entourer de nombreux amis. Il n’est pour s’en convaincre que de lire Simone de Beauvoir : «  Peu après le jour V, je passais une nuit très gaie, avec Camus, Chauffard (2), Loleh, Michel Vitold. D’un bar de Montparnasse qui venait de fermer, nous descendîmes vers l’hôtel de la Louisiane . (3) Loleh marchait les pieds nus sur l’asphalte. Elle disait : « C’est mon anniversaire, j’ai vingt ans ! ». (4)
Tandis que Marie-Annick, devenue Yannick, se dirigeait vers une carrière de cinéaste, Loleh avait décidé de devenir comédienne. Sans attendre la fin de la guerre, ses dix-huit ans sonnés, elle se fit engager,  dès la fin 1943, dans la compagnie Les Galas dramatiques dirigée par Jean Serge et Jacqueline Morane. Cette troupe théâtrale se produisait dans la région lyonnaise, à Bourgoin, à Vienne, à la Tour du Pin… etc.

(1) Denise Bellon Eric Le Roy éditions de la Martinière 2004
(2) R.J. Chauffard comédien, ami et secrétaire de Jean-Paul Sartre
(3)  Hôtel de la Louisiane, 60 rue de Seine, en plein cœur de Saint-Germain des Prés.
(4) La Force des Choses Simone de Beauvoir éditions Gallimard 1971

2.  Les premiers rôles sur scène

Mais pour devenir une actrice professionnelle, il fallait tout d’abord apprendre le métier. Revenue à Paris, Loleh suivit à la fois les cours de Julien Bertheau, sociétaire de la Comédie-Française, et de Tania Balachova. Élève du premier, elle étudia les rôles de jeune première du Théâtre Classique, avec la seconde, elle découvrit le théâtre dit d’avant-garde. Elle s’inscrivit ensuite à l’école de Charles Dullin, dont l’enseignement était à base de diction, d’improvisation et de mime. Elle eut pour camarades Madeleine Robinson, Jacques Dufilho, Alain Cuny… Les cours se donnaient au théâtre de L’Atelier. C’est dans ce théâtre que Loleh signa son premier contrat, en 1945, elle doublait alors Suzanne Flon dans Antigone de Jean Anouilh. De la rencontre de ces deux comédiennes naîtra une amitié très fidèle qui ne se déliera jamais.
Dans le spectacle suivant du théâtre de l’Atelier, Loleh fut affichée pour la première fois. Elle interprétait le rôle d’Isabelle du Rendez-vous de Senlis également de Jean Anouilh. Tout de suite après, elle fut engagée par Raymond Rouleau qui remontait Virage dangereux de J.B. Priestley.

Dans le même temps, Loleh, avait fait la connaissance de Jorge Semprun et en était tombée amoureuse. Il n’avait que dix-huit mois de plus qu’elle et déjà un passé glorieux. Quoique fils d’une riche famille madrilène installée à Paris, il s’était inscrit au Parti Communiste espagnol. Arrêté par la Gestapo, il fut déporté à Buchenwald.
De l’union des deux jeunes gens naquit, en 1947, un fils, Jaime, qui deviendra lui aussi un écrivain, comme son père et son oncle Carlos, auteur dramatique fécond.
En dépit de la présence de ce petit garçon, Jorge et Loleh se séparèrent quelques années plus tard. En 1958, Loleh épousera l’écrivain Claude Roy.

3.  Une comédienne très applaudie

Dès ses débuts sur la scène, Loleh Bellon fut favorablement reconnue par la critique comme ayant acquis des galons d’actrice.
De 1946 à 1976, Loleh ne cessera d’être affichée au fronton de nombreux théâtres parisiens.

En 1949, Loleh reçut le prix des Jeunes Comédiens pour son interprétation dans La Place de l’Étoile de Robert Desnos.
Pour elle, pas de chômage ! Bien souvent, lorsqu’il s’agissait d’établir une distribution, auteur et metteur en scène se mettaient d’accord sur son nom comme interprète du premier rôle féminin. La liste de ses engagements est exhaustive. Parmi les plus remarquables, on peut citer ceux de Marie Blanche dans L’Archipel Lenoir d’Armand Salacrou, Iva dans Le Joueur d’Ugo Betti, Marie Stuart dans Marie Stuart d’après Schiller, Nathalie dans Les Humiliés et les offensés d’après Dostoïevski, Carmen dans Le Balcon de Jean Genet.

Ou bien encore Judith dans Judith de Jean Giraudoux, Mara dans L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel, Marguerite Gautier dans La Dame aux Camélias d’après Alexandre Dumas Fils, Isabelle dans L’Illusion comique de Pierre Corneille, Tatiana dans Les Ennemis d’Arthur Adamov, et bien d’autres…L’ Annonce faite à Marie – Théâtre de l’ Œuvre 1961
Collections A.R.T.
Les metteurs en scène de cinéma reconnaissaient également le talent de la comédienne. Elle tourna dans une vingtaine de films dont Point du JourMaître après Dieu et Le Parfum de la Dame en noir de Louis Daquin, Casque d’Or de Jacques Becker, Le Bel âge et La Morte saison des amours de Pierre Kast, Philippe d’Edouard Molinaro, ainsi que Quelque part quelqu’un et Jamais plus toujours sous la direction de sa sœur Yannick, devenue une cinéaste confirmée.

Les téléspectateurs eurent aussi le plaisir de découvrir Loleh dans une dizaine d’émissions dont Les cinq dernières minutes de Claude Loursais, Quatre-vingt treize d’Alain Boudet, de Siegfried de Maurice Cravenne et des Nouvelles aventures de Vidocq de Marcel Bluwal…

4.  Un nouvel auteur tout de sensibilité, de charme et de tendresse

Si riche et si passionnante que fut sa carrière d’actrice, elle ne suffisait pas à Loleh pour satisfaire son amour du théâtre. Il lui fallait, non seulement incarner des personnages mais en créer de nouveaux avec son cœur et son imagination. « Je ne suis pas un écrivain, disait-elle, Je ne m’assieds jamais à une table. Je rêvasse, je me balade, je note des bouts de répliques sur des petits papiers. Je ne pense pas avec des idées, je pense avec des sentiments ». (1)

Et c’est ainsi qu’en 1976, Loleh remporta son premier grand succès d’auteur dramatique avec Les Dames du jeudi. Après avoir été refusée par plusieurs directeurs de théâtre, la pièce fit la fortune du Studio des Champs-Élysées pendant plus d’un an. C’était avec un heureux étonnement que le monde du spectacle découvrit le talent indéniable d’auteur de l’une de ses plus grandes comédiennes. La pièce, tout en finesse et en nostalgie évoquait le passé, mais aussi l’amour, les chagrins, les rapports mère-fille, l’amitié. Le public était sous le charme… Pour l’un des rôles principaux, Loleh fit appel à son amie Suzanne Flon qui sera désormais l’héroïne de la plupart de ses œuvres. La pièce reçut un accueil triomphal et fut couronnée par le prix Tristan Bernard ainsi que par le prix Ibsen 1976 – récompense qui fut remise à l’auteur dans les salons de l’ambassade de Norvège -.

Encouragée par son succès, Loleh osa terminer la pièce qu’elle avait mise en chantier depuis un certain temps : « J’ai longtemps rêvé, avoua-t-elle d’un auteur dramatique qui aurait écrit une « Comédie des comédiens »… Quelle pièce, que celle qui serait parvenue à montrer à la fois la mécanique d’un spectacle, souvent triviale, et son âme ; à faire sentir en même temps la misère et la grandeur du théâtre ! » Très modestement, présentant son spectacle, elle ajoutait : «  Bien entendu je n’ai pas écrit cette pièce. J’ai essayé seulement de parler de l’intérieur d’un métier que je connais bien. Et d ’écrire une pièce où le rideau se lève sur un rideau qui se lève ». (2)

Pièce fort originale que Changement à vue qui mettait en scène des comédiens exerçant leur métier, les montrait tels qu’ils étaient avec leur trac, leur égocentrisme et leur vanité parfois naïve et touchante. Face à cette chronique d’un monde mystérieux et passionnant, se sentant quelque peu voyeurs, le public et les critiques prirent un grand plaisir et ne ménagèrent pas leurs chaleureux applaudissements. À l’issue des représentations, le prix U décerné par l’ensemble de la critique dramatique récompensa Loleh.

Deux pièces, trois récompenses, cela ne s’était jamais produit jusqu’alors. A n’en pas douter, il y avait un phénomène Bellon.

En octobre 1980, Loleh retrouvait avec joie le Studio des Champs-Élysées pour y présenter sa troisième pièce : Le Cœur sur la main. Un seul et long acte abordant un sujet brûlant « la lutte des classes ». Loleh le traitait sur le mode intimiste, par petites touches. Il s’agissait en fait de l’affrontement involontaire de deux femmes de différentes cultures. Nouveau triomphe, nouvelle récompense : le Prix Dussane, (3)  considéré dans le monde du théâtre comme une prestigieux satisfecit.

En octobre 1984, Loleh fut une nouvelle fois l’invitée du théâtre du Studio des Champs-Élysées. Dans une mise en scène de Jean Bouchaud, elle y présentait De si tendres liens interprétée par Dominique Blanchar et Nelly Borgeaud. Il était question cette fois de la confrontation d’une mère de soixante ans, Charlotte, et de sa fille, Jeanne, alors que cette dernière venait d’atteindre la trentaine. Leur amour réciproque était plus fort qu’elles ne le croyaient et pourtant une incompréhension s’était établie entre elles. Charlotte supposait avoir été une mère présente et vigilante, et reprochait à sa fille de noircir ses souvenirs d’enfance, Jeanne lui répondait en insistant sur son absence : «  Je ne dis pas que c’est vrai, mais c’est ce dont je me souviens… ». Comment penser qu’une enfant puisse se rassasier de la tendresse de sa mère ? Le temps passait et ne passait pas. La mère et la fille ne pourront jamais oublier leurs moments de joie, de douleur, de rires et de pleurs et pourtant elles croiront toujours que leurs cicatrices ne se refermeront jamais. Mais bientôt les rôles seront inversés. Charlotte, vieillissante, sera avide de la présence chérie de Jeanne. L’amour des deux femmes, l’une pour l’autre, n’aura pas de fin.

Cette fois encore, Loleh avait su toucher son public. Au baisser du rideau, lors des applaudissements soutenus, bien des yeux étaient humides… « À chacune de ses pièces, écrivait Guy Dumur, Loleh Bellon réussit ce miracle d’évoquer une vie entière avec des mots les plus simples et les situations les moins théâtrales. Cette fois, c’est une épure. (…) Aucune analyse ne pourrait expliquer de quoi est fait ce dialogue transparent. C’est en gardant son secret qu’elle nous force à l’admirer ». (4)

En 1986, Loleh Bellon écrivit l’adaptation de Adriana Monti de l’italienne Natalia Ginzburg. La pièce fut créée, le 20 septembre 1986  au Théâtre de l’ Atelier avec à l’affiche, Nathalie Baye, Micheline Presle et Richard Berry : un jeune avocat vient d’épouser une jeune femme rencontrée par hasard. S’aiment-ils vraiment ? Tout s’est passé si vite. Ils s’interrogent. Quel sera leur avenir

Il est à remarquer que ce sera la seule fois où Loleh traitera de sentiments amoureux.
Les avis furent unanimes et excellents. Sous la plume du critique du Figaro on pouvait lire : «  Voilà sans doute la meilleure pièce de la saison, la plus familière, la plus spontanée » et sous celle de celui du Monde : «  … l’un de ces plaisirs qu’on goûte avec l’envie de partager, pour que nos amis n’en soient pas exclus ».

C’est en septembre 1987, au théâtre de la Gaîté Montparnasse que fut monté L’Éloignement, avec dans les rôles principaux Pierre Arditi et Macha Méril. Le public assistait à l’angoisse de Charles, auteur dramatique, au lendemain de la générale de sa nouvelle pièce. Tandis que sa femme tentait de le rassurer, il se montrait détestable, odieux. Face à des critiques très élogieuses, il passa de l’anxiété extrême au comble de la joie, sans se préoccuper le moins du monde de son entourage familial. Rien ne comptait en dehors de son personnage d’auteur, rien. Il était pathétique à force d’égoïsme et de tyrannie envers les siens dont il ne voyait pas qu’ils s’éloignaient incontestablement de lui.

Dans sa pièce, l’auteur posait la question : jusqu’à quel point l’importance d’une œuvre devait-elle l’emporter sur le comportement d’un homme, face à la vie quotidienne. Elle se gardait de donner son avis, elle laissait le soin au public d’y répondre.
Un nouveau triomphe, pour Loleh qui remporta le Molière du meilleur auteur et la pièce obtint trois autres nominations : celle de la meilleure comédienne, celle de la meilleure mise en scène et celle de la meilleure œuvre du théâtre privée.
Depuis plusieurs années, Loleh souhaitait écrire une pièce à l’intention de son amie Suzanne Flon. Son projet fut enfin réalisé . Le 21 septembre 1988, le théâtre des Bouffes Parisiens afficha Une Absence, pièce dans laquelle Suzanne tenait le premier rôle, tandis qu’exceptionnellement Loleh jouait l’un des personnages secondaires – alors qu’elle ne s’était plus produite sur scène depuis son interprétation de Molly dans Le Premier d’Israël Horovitz, au théâtre de Poche Montparnasse en 1973 -.
Le sujet de Une absence était très émouvant : Germaine Meunier, institutrice à la retraite avait été trouvée inanimée dans son appartement. Hospitalisée, elle avait perdu toute mémoire, se croyait seule au monde, ne reconnaissait plus personne, ni sa concierge qui l’avait sauvée, ni sa cousine qu’elle voyait journellement, ni l’une de ses anciennes élèves qui lui était restée fidèle. Elle restait cloitrée dans son univers, puis , peu à peu, ses souvenirs les plus lointains lui revenaient et elle s’y complaisait….

Si la pièce remporta un véritable succès, son interprète principale, elle, obtint un triomphe : «  Une absence est une photographie, encore fallait-il avoir mis l’objectif au point et l’avoir convenablement développée… Et Suzanne Flon, croyez-moi , c’est un spectacle à elle toute seule. Et plus qu’un spectacle, la vie. » (5)

À l’issue de ces représentations, le Grand Prix du Théâtre, attribué par l’Académie Française, fut décerné à Loleh.

Mais, désormais, que représentaient les honneurs pour elle, confrontée à une douloureuse épreuve ? Depuis juin 1982, Claude Roy, l’époux aimé d’ « un amour de diamant », était atteint d’un cancer du poumon. Après opération, il bénéficiait d’une rémission, mais le mal était toujours présent et l’échéance fatale ne pouvait s’oublier. Néanmoins, Claude comme Loleh s’efforcèrent de poursuivre leur carrière d’écrivains.

En 1992, Loleh retrouva la scène du Studio des Champs-Élysées pour y monter sa huitième pièce intitulée L’une et l’autre, avec les comédiennes Nelly Borgeaud et Yvonne Clech.

Si le sujet d’ Une absence paraissait attendrissant, celui-ci était plus pathétique encore, avec la mort en toile de fond. Bien que Jean soit décédé depuis plusieurs années, il ne semblait pas avoir définitivement quitté les siens. Son souvenir, vivant dans leur mémoire, engendrait sentiments et parfois ressentiments qui ne pouvaient être oubliés. Évoquant le défunt, épouse, mère, ainsi que les amis vrais ou faux n’étaient qu’opposition. Chacun gardait de « son » Jean une image différente de celles des autres…
Quand le rideau retomba, bien des spectateurs, la gorge serrée, durent reprendre leur souffle avant que n’éclatent de chaleureux applaudissements.
C’est sur la scène du petit théâtre de Paris qu’à partir de février 1995, Suzanne Flon triompha, une fois de plus, dans La Chambre d’amis, nouvelle et dernière pièce de Loleh qui se réserva le soin de présenter son œuvre dans le programme :« Est-il sage de laisser une vieille dame vivre seule ? Les enfants de Solange pensent que non ? Que faire ? Elle pouvait prêter sa chambre d’amis à une jeune fille dans le besoin ? Ce serait gentil ! La jeune fille pourrait l’aider et au besoin la surveiller ? Ce serait commode ! Mais ce qui est sage, gentil et commode ne va pas forcément sans problèmes… Une vieille dame et une jeune personne, tout les sépare, l’âge, les goûts, les habitudes. Et pourtant… Qui aurait pu prévoir qu’entre elles deux allait surgir un sentiment inattendu : la complicité ».

En dépit de son sujet fort émouvant, la représentation fut une fois de plus un grand succès :  « On ne peut pas dire que le thème soit très original…On ne peut pas dire non plus que le suspens soit haletant. Et pourtant « on marche ». Parce que Loleh Bellon sait de quoi elle parle. Avouons que cette fois la pièce est vraiment très, très ténue… Sur le fil… Mais voilà elle ne perd jamais l’équilibre ». (6)

Les récompenses ne se firent pas attendre  Tandis que Suzanne Flon remporta son second Molière de la meilleure comédienne, la pièce fit partie des nominations pour l’auteur, le metteur en scène, Jean Bouchaud, la comédienne de second rôle, Michèle Simonnet, et le meilleur spectacle du Théâtre Privé. En outre, Loleh se verra décerner le Grand Prix de la Société des Auteurs et Compositeurs de Musique (section théâtre)
Loleh Bellon venait de fêter ses soixante-dix ans, elle décida alors de ne plus écrire… Mais ses pièces continueront leur carrière et seront jouées jusqu’à nos jours en de très nombreuses occasions.

(1) Télérama n° 1612
(2) L’Avant-scène 1er juin 1979
(3) Béatrix Dussane (1886-1969) Sociétaire à part entière de la Comédie Française, professeur au Conservatoire d’Art Dramatique, conférencière, critique dramatique, auteur d’ouvrages spécialisés.
(4) Guy Dumur Le Nouvel Observateur 12 octobre 1984.
(5) Guy Dumur Le Nouvel Observateur 7 octobre 1988
(6)Annie Coppermann Les Échos 7 février 1995

5.  Le Temps du chagrin

C’est le 13 décembre 1995, à l’âge de 82 ans, que mourut Claude Roy. Loleh et lui avait connu trente-sept ans de bonheur. Sans qu’elle se soit enfermée totalement dans sa peine, on ne la vit plus beaucoup à Paris. Soutenue était-elle toutefois par l’affection indéfectible de Suzanne Flon et des enfants de Gérard Philipe. Ceux-ci n’avaient pas oublié la profonde amitié qui avait lié leurs parents au couple Roy-Bellon, lors des plus belles années du Festival d’Avignon.

Le souvenir de Claude Roy étant toujours vivace, un hommage lui fut rendu à la Maison de la Poésie, du vendredi 20 au dimanche 22 mai 1999. Ce fut Suzanne Flon qui fut chargée d’animer cet hommage en faisant revivre les textes et les poèmes de l’écrivain.

Cachée dans un des derniers rangs du balcon, Loleh, très émue, assista à la soirée du vendredi. Elle devait revenir le dimanche. En dépit de son absence, la séance se déroula comme les deux précédentes. Ce n’est qu’après le départ des derniers invités, qu’on informa Suzanne Flon du décès subit de Loleh. Elle avait succombé, la nuit précédente, à une hémorragie cérébrale.

6. Quelques pièces

LES DAMES DU JEUDI

Pièce en un acte, création le22 novembre 1976, au Studio des Champs-Élysées, mise en scène d’Yves Bureau, interprétation ( par ordre d’entrée en scène ) : Dominique Blanchar, Max Vialle, Suzanne Flon, Françoise Lugagne, Frank Bertrand ( voix de Gabrielle Heller ), décor et costumes de Christiane Lénier.

Les Dames du Jeudi
Max Vialle, Dominique Blanchar, Suzanne Flon et Françoise Lugagne
dessin de Lebon dans L’ Aurore
in L’Avant-scène avril 1977

Analyse

Trois anciennes camarades de classe, Sonia, Hélène et Marie, ont pris l’habitude de se réunir tous les jeudis, chez l’une d’elles, à l’heure du thé. La soixantaine sonnée, leur amitié perdure. Quoique de caractères très différents, elle se retrouvent toujours avec bonheur pour échanger leurs souvenirs, évoquer leur vie présente et éventuellement se remettre en question.

Critiques

« Loleh Bellon a écrit une pièce tendrement cruelle, pleine de vérités et de vérité. Dialogue quotidien d’un naturel exquis. Tout est juste, sensible, nuancé. Une méditation où l’humour se mêle à la pitié sur la jeunesse, la vieillesse, la mort, la vie. Bref une réussite. »
Georges Lerminier Le Parisien Libéré 29 novembre 1976

« Trois vies en désordre. Il n’y a pas de nostalgie, d’attendrissement dans Les Dames du jeudi, c’est comme si la mort se reflétait dans la vie et la vie dans la mémoire, avec ces petits éclats de la lumière qui se reflète dans l’eau courante. Oui, ça court, le dialogue court, dialogue singulier, d’une réelle fraicheur, sans rimmel, dialogue d’une jeunesse pas perdue qui monte les côtes à vélo, en danseuse, et qui se couche aussi dans l’herbe et regarde le ciel tomber à la renverse sur ce temps que l’on a mangé, émietté, traversé, dépassé et qui a échappé toujours, même lorsqu’on l’embrassait. On peut prévoir sans risque une belle faveur publique aux Dames du Jeudi. »
Michel Cournot Le Monde 24 novembre 1976

« Quand viendra le temps du bilan de la présente saison théâtrale, il apparaîtra, certes, que la pièce de l’actrice Loleh Bellon : Les Dames du Jeudi fut et reste l’un des très hauts souvenirs de cette année 76 -77, au bord du chef-d’œuvre ».
Jean Vigneron La Croix 11 décembre 1976

« On rit, on pleure, on vit de tout près avec ces trois femmes rencontrées à l’automne de leur vie, terriblement solitaires, pathétiques et résignées. Sans slogans, sans jamais rien d’abstrait, Loleh Bellon a écrit le plus beau manifeste du féminisme et, en tout cas, de la féminité ».
Guy Dumur Le Nouvel Observateur 29 novembre 1976

« Il passe entre ces trois comédiennes, parvenues à l’âge attendrissant de la maturité menaçante, au bord du « tout fout le camp » un courant de complicité sans pareil . Elles créent un climat tendre fragile où le rire sonne comme fêlé, où les pirouettes dissimulent une grimace, les éclats un sanglot, les coups d’œil une vacherie, les coups de griffes un désespoir. Un nouvel auteur nous est né… Pour notre joie ».
Matthieu Galey Le Quotidien de Paris 24 novembre 1976

« Loleh Bellon peint cette époque en une réplique, toute quotidienne, très spontanée qui vient d’ailleurs et qui dit tout dans le cocasse ou la tristesse . Joli travail ! Et qu’il faut aller saluer comme on salue notre passé. Le temps qui va et qui recouvre notre jeunesse de cendres grises qu’on ne voit pas. Loleh souffle légèrement. Les traits sont là, ceux de l’enfance. Toujours intacts ».
Pierre Marcabru Le Point 6 décembre 1976

CHANGEMENT À VUE

Pièce en trois temps sans entracte. Création le 23 novembre 1978, au théâtre des Mathurins, Interprétation ( par ordre d’entrée en scène ) de Daniel Delprat, Anne Petit-Lagrange, Frédérique Meininger, Suzanne Flon, Gérard Darrieu, Jacques Rispal, Max Vialle, Loleh Bellon ( voix ) de Yves Bureau, Pierre Constant, Maurice Coussonneau, Gérard Dournel, José-Maria Flotats, Gérard Giroudon, Nicolas Matteo, Alain Mottet, Patrice Valota, André Weber. Mise en scène d’Yves Bureau, Décors et costumes d’André Acquart, Réalisation sonore de Fred Kiriloff.

Changement à vue
Max Vialle, Suzanne Flon, Loleh Bellon, Gérard Darrieu, Jacques Rispal
vus par Lebon
L’ Aurore 30/11/1978
in L’ Avant-Scène juin 1979

Analyse

Dans une loge de théâtre , quelques heures avant la première représentation d’Hamlet, les comédiens sont tout à leur angoisse, plus rien n’existe en dehors de leur rôle. Leur trac initial est intensifié par la voix du metteur en scène, celle du régisseur, et par la rumeur de la salle que leur transmet un haut parleur. Les jours passent, les représentations se succèdent, les comédiens sont repris par leurs soucis quotidiens. Néanmoins, au soir de la dernière représentation, le métier d’acteur sera pour eux une profession comme les autres, enfin, non, pas tout-à-fait comme les autres.

Critiques

« La qualité de la pièce de Loleh Bellon est dans son réalisme, dans sa vérité, dans l’efficacité avec laquelle, mine de rien, elle campe ses personnages ».
Dominique Jamet Le Journal du dimanche 3 décembre 1978

« La réussite est entière, plus encore peut-être que dans Les Dames du Jeudi : l’auteur s’est refusé à certaines « ficelles ». Pas de souvenir, pas d’obsession. Rien que la réalité quotidienne d’un métier semblable aux autres avec ses exaltations, avec ses routines. C’est dire que ce tableau n’est pas réservé qu’aux inconditionnels du théâtre ».
Paul Chambrillon Valeurs actuelles 11 décembre 1978

« Beaucoup de critiques – j’en étais – ont quitté le Théâtre des Mathurins, ce soir-là, les lunettes embuées ».
Jean Vigneron La Croix 7 décembre 1978

« Il y a des pièces dont on hésite à parler parce qu’elles recèlent une telle richesse qu’on craint de les tronquer. Changement à vue est de celles-là. On aimerait pouvoir simplement dire : « Voyez –la  absolument» Il faut dire ici à quel point Suzanne Flon, Gérard Darrieu, Jacques Rispal, Max Vialle, Frédérique Meininger, Anne Petit-Lagrange, Daniel Delprat et Loleh Bellon sont extraordinaires de vérité et émouvants dans le spectacle qu’ils donnent de leur intimité, spectacle qui devient réalité une fois le rideau baissé… On sort de là bouleversé et pour la première fois peut-être depuis longtemps on a l’impression d’applaudir leur métier plus que leur prestation ».
Alain Leblanc Les Nouvelles littéraires 1er décembre 1978

« Ils sont ici, devant nous, sur la scène, avec des mots de tous les soirs, comédiens ordinaires comme il y en a des tas ! Pour une fois, nous voilà les témoins de leur compagnonnage, de cette forme si particulière de camaraderie souvent déchirante ou déchirée qui exprime des sentiments plus ou moins vrais, comme tout le monde, mais parfois avec des mots d’amour parce qu’ils ont plus que d’autres besoin d’élans, de chaleur, de réconfort ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro 1er décembre 1978

«  Petite chronique à la Tchekhov où chacun tremble d’être oublié par le public, monstre inconstant. Suzanne Flon, Gérard Darrieu… font des merveilles mélancoliques, fragiles et farces. Curieux métier ! Qui aime le théâtre et ses secrets sera aux anges ».
Pierre Marcabru Le Point 11 décembre 1978

« Now Miss Bellon has a new comedy Changement à vue something of a different nature. It is done with very irony and a unique intelligence. Yves Bureau’s direction lent the staging the necessary fluidity and the proper tone and tempo. Miss Bellon’s new play, broader in scope than her first, is one of the most interesting of the season ».
Thomas Quinn Curtiis International Herald Tribune 12 janvier 1979. 1

LE CŒUR SUR LA MAIN

Pièce en un acte et huit tableaux, création le 3 octobre 1980 , au Studio des Champs-Élysées. Interprétation Suzanne Flon, Martine Sarcey, Madeleine Cheminat, Alain Mac-Moy, Gilbert Ponte. Metteur en scène de Jean Bouchaud. Décor et costumes d’André Acquart.

Collections A.R.T.
Analyse

Marcelle, de modeste situation, vient de perdre son compagnon, elle est désespérée. Une voisine, Geneviève, bourgeoise aisée, mariée, mère de famille, prend pitié d’elle et l’engage comme femme de ménage. Marcelle croit avoir trouvé une amie et se comporte en conséquence. À priori, Geneviève ne refuse pas cette amitié mais elle ne sait comment y répondre. En fait, il s’agit, entre les deux femmes, d’un quiproquo, d’un malentendu. La compassion finit par devenir humiliante.

Critiques

«  Loleh Bellon a bien observé un certain milieu libéral de gauche, elle a bien écouté et, pour ce qui concerne ses intentions, elle a très bien saisi, d’une part l’égoïsme inconscient des gens comme Geneviève, d’autre part, le peu de champ dont dispose les femmes comme Marcelle pour se défendre ».
Michel Cournot Le Monde 18 octobre 1980

«  Voici la plus jolie pièce de l’année, la plus féroce en douleur, la plus juste avec le sourire, la plus noire dans le camaïeu d’une comédie en demi-teintes ».
Matthieu Galey Les Nouvelles Littéraires 10 octobre 1980

« Loleh Bellon s’est blottie dans un recoin de la société bourgeoise contemporaine pour y croquer avec l’acuité, avec l’âpreté d’une Brétécher… 2 mais la tendresse en plus, quelques-uns des ridicules et des iniquités de ce temps. Elle retrouve ici la veine des Dames du Jeudi et le Studio des Champs-Élysées la même chance. Souhaitons-le ».
Dominique Jamet Le Quotidien de Paris 17 octobre 1980

«  Je crois que ce Cœur sur la main est de ces petits chefs-d’œuvre  qui font qu’on sort du théâtre le cœur un peu plus gros et différent de celui qu’on avait en entrant ».
José Barthomeuf Le Parisien libéré 17 octobre 1980

«  Au Studio des Champs-Élysées, avec la très jolie comédie de Loleh Bellon : Le Cœur sur la main dont j’ai aimé la vérité, l’humanité, le naturel, l’extraordinaire réalité, j’ai été séduit, enchanté, charmé par la double interprétation, si rare et si fine, si vivante, si riche de Suzanne Flon et Martine Sarcey. À ceux qui me font confiance, je conseille vivement d’y aller voir. Je pense qu’ils ne le regretteront pas et qu’ils s’amuseront ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro 14 octobre 1980.

«  Diabolique et merveilleusement sensible Loleh Bellon ! Sans prévenir, en faisant semblant de nous taquiner avec une plume, elle enfonce de terribles clous. Notre conscience en est transpercée. N’ayez pas peur, cette comédie n’a aucun rapport avec ces tranches de vie qui ne sont le plus souvent que de l’ennui en tranches. Tout ici est subtil, léger et gai, même la mélancolie ».
François Chalais France-Soir 14 octobre 1980.

« Aucun message, aucun plaidoyer, rien que le jeu de l’humour et de la sensibilité, petite musique réaliste, un brin perfide et qui nous met tous en cause ».
Pierre Marcabru Elle 3 novembre 1980

« Cette suite de tableaux, brefs mais d’autant plus éloquents, va beaucoup plus loin que le rire suscité par instants. Loleh Bellon, au vrai et à menus coups d’épingle, débride une plaie et oblige nos consciences à un face-à-face terrifiant ».
Jean Vigneron La Croix 30 octobre 1980.

1 Critique parue lors des représentations de Changement à vue dans la province de Manitoba (Canada)
2 Claire Brétécher, dessinatrice humoristique de bandes dessinées

7.  Œuvres Dramatiques

1976 Les Dames du jeudi Studio des Champs-Élysées
1978 Changement à vue Théâtre des Mathurins
1980 Le Cœur sur la main Studio des Champs-Élysées
1984 De si tendres liens Studio des Champs-Élysées
1987 L’Éloignement Théâtre de la Gaîté Montparnasse
1988 Adriana Monti ( adaptation ) Théâtre des Célestins – Lyon
1988 Une absence Théâtre des Bouffes Parisiens
1992 L’Une et l’autre Studio des Champs-Élysées
1995 La Chambre d’amis Petit Théâtre de Paris.

(photo DR)
Coll. Michèle Simonnet

Extrait.  LES DAMES DU JEUDI

Un temps. Elles sont assises toutes tes trois face au public. Loin l’une de l’autre. Elles se par­lent à elles-mêmes, ou elles s’adressent à Jean (époux de Marie et frère d’ Hélène NDLR), qui est entré et les écoute, immobile, au fond.

Marie à Jean : C’était la meilleure solution, non ?

Hélène à Jean : Elles sont toujours contre moi. Je suis toute seule.

Sonia à Jean : Tu as vu comme elle est mauvaise ? Toujours après mon Victor… (Un temps.) Elle n’a pas été assez baisée, elle est coincée de partout. Les types qu’elle se choisissait, en plus, il fallait voir… La pauvre… Ou ils étaient mariés, ou ils étaient dingues, ou ils étaient cons… l’un n’empêchait pas l’autre, d’ailleurs ! Dans les manuels, ils appellent ça une conduite d’échec. (Un temps – à Jean.) Elle aurait mieux fait de coucher avec toi. Skoll !

Elle lève son verre et boit.

Hélène à Jean : Comment arrêter d’avoir peur ? Tout ce qui rampe, qui se dérobe, qui vous sort de partout. Les bruits, la nuit. Je pousse le fauteuil contre la porte, mais avec mes boules Quiès je n’entends rien, de toutes façons… Et les fenêtres ? Je ne vais pas mettre des barreaux partout ? Ce n’est pas difficile de briser une vitre – je pourrais crier autant que je veux…

Marie : Chaque soir. Je recule l’heure de me cou­cher, mais cela n’arrange rien. (Un temps.) J’occupe la moitié droite du lit. Je t’ai laissé ta place, ta table de nuit, ta lampe. (Elle a un petit rire.) Mais, pour lire, je t’emprunte ton oreiller. (Un temps.) Un calmant, d’abord. La plus petite dose. Je me fais des serments dont même moi je ne suis pas dupe : « Un seul, aujourd’hui… » Je garde les barbituriques pour les grandes occa­sions. Quand je décide de me donner une petite fête. De tomber dans le sommeil comme une pierre. Le trou. Le néant. Le paradis.

Sonia : Ne plus faire l’amour… ça ne me manque pas tellement. (Un temps – à Jean.) Tu m’as demandé, un jour, de coucher avec toi. C’était l’été. Marie était en Bretagne, avec les petites. Tu m’as fait tout un discours sur le plaisir que nous pourrions avoir, ensemble. Tu disais que j’avais une voix d’alcôve. (Un temps.) Pourquoi avez-vous toujours besoin de parler, tellement ? Je n’ai pas eu envie.

Hélène : Je ne vais plus à la campagne. Ici, il y a tout de même des voisins. (Un temps.) Mais dans les rues, la nuit, c’est le désert. D’ailleurs, je ne sors plus. Je ne mets pas la télévision trop fort pour entendre, si on essayait d’ouvrir. Je laisse la clef dans la serrure, je ferme le verrou…

Marie : Je choisis le livre le plus épais, le moins palpitant… Un essai sur la réforme monétaire, ou bien un article sur la fécondité des mariages dans le quart sud-ouest de la France entre 1720 et 1829… (Elle a un petit rire.) Ce qui me donne d’ailleurs cette culture étrange et pleine d’imprévus. Je m’accroche à chaque ligne, à chaque phrase, à chaque mot. J’éteins seulement quand mes yeux se ferment.

Sonia à Jean : Vous, les hommes, vous vous êtes toujours imaginés que j’avais du tempérament, à cause de mes manières. J’aimais plaire. J’avais besoin de plaire. (Un temps.) Où est-elle, la petite Sonia des années folles ? Quand j’arrivais au cours en robe du soir, après avoir dansé toute la nuit ? Je retroussais ma jupe sous mon tablier et je m’endormais sur mon pupitre, la tête dans les bras. Le professeur me demandait : « Je ne vous empêche pas de dormir ? » Je lui répondais : « Mais non, je vous en prie ». Et je me rendormais… (Un temps.) Le bal nègre !

Elle fredonne un air de cette époque.

Hélène : Et si j’ai un malaise, la nuit, toute seule ? Si je n’ai pas la force de téléphoner ? Je pourrais crever, personne ne s’en apercevrait ! Et pour entrer chez moi, avec tous ces verrous… (Un temps. À Jean.) Tu laissais la porte ouverte, entre nos deux chambres. Pour que je puisse t’appeler, tu disais, si le roi des Aulnes voulait m’emporter… WER REITET SO SPÄT DURCH NACHT UND WIND – ES IST DER VATER MIT SEINEM KIND…

Marie : Et dans le noir, chaque nuit, la même his­toire, toujours. (Jean sort.) Je commence à me tourner, à me retourner, à tourner et retourner dans ma tête ce que je n’ai pas fait, ce que j’aurais dû faire, ce que je ne peux plus faire. Je reconstruis ma vie, de toutes les manières possibles, mais toujours, à la fin, elle est en miettes… (Un temps.) Ils me font rigoler avec la sagesse des vieux… S’ils pouvaient, les vieux… (Un grand temps. L’horloge sonne un coup. Marie regarde sa montre.) Vous savez l’heure qu’il est ? Six heures et demi ! Il faut que je rentre ! (À Hélène.) Tu me déposes ?

Hélène : Bien sûr.

Sonia : Déjà ? Restez encore un petit peu, qu’est-ce qui vous presse tellement ?

Marie : Je dois passer prendre un manteau pour Laura, chez le teinturier. Il ferme à sept heures.

Hélène et Marie vont prendre leurs manteaux dans la pièce à côté.

Sonia : Tu iras demain… J’avais plein de choses à vous raconter… On n’a jamais le temps de se parler…

Voix d’ Hélène : Ce sera pour jeudi prochain.

Sonia : Vraiment ? Vous partez ? Quel dommage 1

Hélène revenant dans la pièce et embrassant Sonia : J’ai sûrement une contravention, en prime.

Sonia : Oh non, ils ne passent jamais ici. Alors, à la semaine prochaine !

Hélène sort.

Marie revenant dans la pièce en manteau : Dès que tu as du nouveau pour Tavel, tu me passes un coup de fil.

Sonia : Bien sûr ! (Elle embrasse Marie.) Avec Victor, on peut être tranquille…

Marie souriant : Oh oui ! À jeudi…

Elles sortent.

Voix de Marie : Merci pour le clafoutis !

Voix de Sonia : Merci pour le million !

Voix d’ Hélène : Le million, c’est moi.

Voix de Sonia : À jeudi !

Voix d’ Hélène : À jeudi !

Voix de Marie : À jeudi !

Un temps. Sonia rentre, laissant la porte entrouverte. Elle erre un moment dans la pièce, s’as­sied sur le lit, au fond. Un moment se passe. Puis on entend la voix à l’accent russe, la voix que l’on a entendue dans la pièce à côté.

La voix : Maïa devotchka, maintenant tu te reposes, tu es calme. Douchka, douchenka. Tu vas te coucher, maintenant, tu vas dormir. (Un temps, Sonia s’allonge.) Les petites filles doivent rester tranquilles. (Un temps.) Tu ne bouges plus. Tu ne parles plus. J’éteins la lampe pour que tu dormes. (Un temps. Les lampes s’éteignent sur la scène. Il reste juste une lumière venant de la chambre à côté.) N’aie pas peur, Sonitchkâ, je laisse la porte ouverte. (Sonia pousse un petit gémissement.) Ne pleure pas, il y a de la lumière à côté. Ferme les yeux, maintenant, tu vas faire de beaux rêves. (Un temps. Le rideau se ferme lentement.) Bonne nuit, douchenka !

Rideau