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L' apparition de Denise Rémon

Édouard se remit à écrire. Le drame de L'Étranger traitait des difficultés de réadaptation d'un soldat à son retour du front, face à une épouse qui, pendant quatre années, se serait passé de lui. Mais les pièces concernant la guerre étaient multiples, les bureaux des directeurs en étaient encombrés et les spectateurs n'en voulaient plus. Vive la paix ! vive le plaisir ! Néanmoins Édouard s'entêta et confia son manuscrit au Comité de lecture de la Comédie-Française. Il se le vit refusé. Découragé, il sauta sur la première occasion venue de trouver un travail, accepta la proposition de L'Écho de Paris et partit pour Londres comme correspondant de presse.

À quelques mois de là, il fut terrassé par une grave diphtérie. À peine sa convalescence terminée il n'eut qu'un désir : revenir à Paris, car il était tombé définitivement amoureux de Denise Rémon de cinq ans sa cadette. Enfin avait-il trouvé la femme idéale ?

Alors que Catherine avait confié, à son journal, sa désillusion méprisante concernant son époux : « un génie bien eunuque qui ne produit que deux pièces en cinq ans ! » Denise l'admirait, l'encourageait, le soutenait et allait bientôt lui ouvrir les portes du monde littéraire et artistique  grâce à son père, Maurice Rémon. Ce dernier ne se contentait pas de sa chaire d'Allemand au lycée Carnot, amoureux de littérature et de théâtre, il était devenu le traducteur préféré des romanciers A. J Cronin, Sinclair Lewis et Dos Passos, ainsi que l'adaptateur de certains drames de Schnitzer ( La Ronde ) et d' A. Tchekhov ( Oncle Vania ). Il avait fait la connaissance de comédiens illustres : Sarah Bernhardt, les Guitry, les Coquelin, et Lugné Poë qui lui commandera l'adaptation de Danse de mort de Strindberg pour le théâtre de l'Œuvre.

À dix-huit ans, la jolie Denise - « ... la beauté sur terre et l'intelligence faite femme » disait d'elle Jean Hugo - connaissait le Tout-Paris du spectacle.

Alors qu'en 1919, la séparation de Denise Raimon et du comte Saint-Léger s'était officialisée en quatre semaines, il fallut deux années de discussions et de palabres entre Édouard et Catherine pour que leur divorce fut définitivement prononcé le 19 mars 1921. Huit mois plus tard, le 17 novembre, Édouard Bourdet épousait Denise.

Sous l'impulsion de la jeune épouse, le couple prit pour habitude de sortir tous les soirs. Les dîners, les cocktails, les spectacles, les concerts, le charleston, le shimmy... Denise était avide de ces parties où l'on se rencontrait entre gens du même monde et de la même génération. Elle savait plaire et se faire inviter par le Tout-Paris noctambule. Édouard suivait, admirant la vitalité de son épouse. Néanmoins, il ne pouvait s'empêcher de rester en retrait. En fait il ne se sentait pas encore à la hauteur.

Il était temps pour lui de décrocher un succès. Sans grande inspiration, il se lança toutefois dans l'écriture d'une pièce : L'Heure du Berger, qu'il proposa au théâtre Antoine  comédie dédiée à Marthe Régnier, comédienne célèbre, ancienne pensionnaire de la Comédie-Française. La première représentation fut programmée en février 1922. L'accueil de la critique et des spectateurs fut mitigé, la fin de la pièce était jugée « shocking » par un public hostile à l'union libre. Pour l'héroïne, Francine, L'Heure du Berger avait sonné. Elle acceptait de devenir la maîtresse d'Antoine, mais refusait de devenir son épouse. Devant cette méchante réaction, la direction du théâtre obligea Bourdet à réécrire une dernière scène au cours de laquelle les amoureux se passaient la bague au doigt. Si cette nouvelle expérience ne fut pas une véritable réussite, elle servit toutefois à redonner à Édouard assez d'énergie pour se remettre au travail avec plaisir.


L'Heure du berger
Marthe Régnier dans le rôle de Francine
in programme original

Collections A.R.T.

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Un nouveau manuscrit intitulé tout d'abord L'Aventure puis Le Défi, pour être finalement mis en scène au théâtre Fémina sous le titre L'Homme enchaîné, devint une remarquable réussite. Édouard Bourdet ne se contentait plus, comme par le passé, de dépeindre des personnages dont le seul intérêt était de savoir s'il allaient faire l'amour. Cette fois, il s'agissait de deux hommes et d'une femme en proie à leur propre tempérament, à leurs penchants, à leur tourments, à leur angoisse personnelles face à une situation confuse et dramatique Chaque soir au baisser du rideau, Marthe Régnier, Constant Rémy et surtout le jeune premier Charles Boyer étaient acclamés par un public enthousiasme. L'Homme enchaîné fut joué cent soixante-dix fois. La dernière représentation, prévue pour fin janvier sera repoussée jusqu'au 20 février. Un contrat signé antérieurement obligea la direction du théâtre à interrompre la pièce en plein succès.

Édouard Bourdet était devenu l'un des trois ou quatre auteurs dramatiques courtisés par les directeurs de théâtre. Il venait de fêter ses 39 ans et une série de succès s'ouvrait devant lui.

Au début 1926, le bruit courrait que l'auteur travaillait dans le plus grand des mystères sur un ouvrage totalement inédit. Les seules informations que récoltèrent les journalistes étaient d'ordre pratique :la pièce dédiée à Antoine, portait le titre La Prisonnière 1, elle serait créée une fois encore au Théâtre Fémina et aurait pour interprètes Jean Worms, Pierre Blanchar et Mmes Sylvie et Suzanne Dantes. Aucune autre fuite pendant les répétitions !

Suzanne Dantes et Pierre Blanchar
La Prisonnière
à droite Pierre Blanchar
in Paris Théâtre n°129

(photo Lipnitsky)
Collections A.R.T.

Édouard Bourdet avait renoncé au premier titre qui lui était venu à l'esprit : Les Violettes 2 parce, disait-il, l'évocation de ces fleurs aurait pu suggérer à certains esprits avertis le rappel des amours saphiques et leur fournir ainsi un début de piste. Au cours de cette période des « années folles », les couples de lesbiennes s'exhibaient aux yeux de tous. E. Bourdet s'était inspiré de ces jeunes femmes d'un certain milieu qui ne connaissaient pas de contrainte. Leur manière de vivre, de s'habiller, de sortir en amoureuse compagnie avec d'autres femmes, les autorisait à aimer comme des hommes. Le roman La Garçonne faisait la richesse des libraires, tandis que son auteur Victor Marguerite était mis à l'index par les autorité religieuses. E. Bourdet n'était pas étranger à ce monde affranchi. Les « femmes damnées » il les connaissait ! N'avait-il pas lui-même été l'amant malheureux d'une certaine Antoinette, la maitresse bien-aimée de la richissime Miss Barney ; la seule grande passion de sa première épouse, n'avait-elle pas eu pour nom Audrey ; lui et Catherine, n'avaient-ils pas été des amis intime de l'écrivain Colette lors de sa liaison avec la poétesse de Rézy ? Il ne lui était pas difficile de juger que La Prisonnière avait sa place dans le courant sociologique de l'époque.

La Prisonnière d'Édouard Bourdet
La Prisonnière
décor du 2ème acte

(photo Henri Manuel)
Collections A.R.T.

1 c/f Quelques pièces
2 « Cet hiver là, les lesbiennes parisiennes s'affichaient en portant des petits bouquets de cette fleur. » ( Marguerite Gillot Amours en marge Édition de La Table Ronde 1966)

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