Au soir de la Générale, l’anxiété tenaillait l’auteur. Néanmoins, il alla réconforter dans sa loge Jean Worms, le malheureux mari cocu pour une autre femme et le prévint : « Bien entendu, il y aura du bruit. Même si l’on accepte qu’un pareil thème soit porté au théâtre, il faut s’attendre à « des mouvements divers », exclamations de surprise, brefs commentaires échangés entre voisins, chuchotements, murmures, ces manifestations ne seront pas forcément défavorables, mais vous les entendrez, ne vous émotionnez pas… ».
À l’entracte, la partie n’était pas encore gagnée. Mais, oh surprise ! au second acte, lors de la scène dramatique entre les deux hommes, - le fiancé que le mari affranchissait de ce qui l’attendait -, aucun murmure, chuchotement ou exclamation ne s’éleva de la salle : on « entendit » un silence, un silence total. Le pari était gagné. Contrairement à son habitude, Édouard Bourdet s’était caché derrière un portant du plateau d’où il écoutait à la fois la scène et la salle, en retenant sa respiration. Un tonnerre d’applaudissements salua la sortie de Jean Worms. Une fois en coulisse, l’acteur se précipita dans les bras de son auteur aussi bouleversé que lui-même. Ils avaient tellement eu peur, tellement craint l’emboîtage et… C’était la victoire… qui ne fit que croître jusqu’au rideau final. Quand sous les acclamations, Melle Sylvie révéla au public le nom de l’auteur, une rumeur de triomphe s’éleva de la salle. Édouard Bourdet vint saluer dans un rêve.
La pièce connut un énorme succès. Elle ne quitta l’affiche du théâtre Fémina qu’au soir de la quatre cent quatrième représentation.
Tandis que les représentations se poursuivaient à Paris, certains directeurs de théâtres étrangers obtinrent le droit de monter la pièce. À Berlin, en juillet 1926, ce fut un triomphe, à Budapest, en août, la police hongroise interdit le spectacle à la veille de la première représentation, à New York, en octobre, le succès fut immédiat et les places louées six semaines à l’avance. Édouard Bourdet fit le voyage. Il fut reçu en grande pompe et invité à donner des conférences à bureau fermé. En novembre 1926, à Oslo, l’accueil fut très chaleureux ainsi qu’à Vienne, en janvier 1927. À Londres en décembre 1927 la pièce fit une entrée fracassante. Elle fut soutenue par une armée de lesbiennes « qui circulaient tête nue, canne à la main, cigarette aux lèvres dans Picadilly » et ne manquèrent aucune représentation.
Par contre, à Rome, depuis une année sous la dictature fasciste du Duce Mussolini, il n’était pas question de monter une telle œuvre : « À Paris, on assiste à la perdition d’une femme qui abandonne son mari pour une autre femme (…) Vous pouvez être certain que cette pièce-là ne verra jamais le jour en Italie où les goûts sont certainement plus sains et où la morale sexuelle, surtout au théâtre, est d’une certaine intransigeance » lisait-on dans la presse italienne.
Il fallait à tout prix profiter de cette éminente victoire et des sollicitations émergeant des directeurs de théâtres parisiens : « Vous n’avez pas un nouveau manuscrit, Monsieur Bourdet, dans vos tiroirs ? ». Et si, justement les quatre actes de Vient de paraître attendaient d’être montés.
Avec La Prisonnière Édouard Bourdet venait de s’engager dans une voie nouvelle : la peinture des mœurs d’une certaine société devenait une source d’inspiration inépuisable. Il s’attaqua cette fois au monde de l’édition.
Avec la complicité de son ami Jean Giraudoux, il s’était introduit quelque temps dans les bureaux de l’éditeur Bernard Grasset et en avait étudié tous les détours. Le but était pour lui de décrire, sans complaisance les intrigues menées pour la remise du Prix Goncourt, baptisé à l’occasion Prix Zola.

Édouard Bourdet et Jean Giraudoux
in Édouard Bourdet et ses amis de Denise Rémon - 1946
( Bibliothèque historique de la ville de Paris )
Au lever du rideau, le public se trouvait transporté dans le bureau de l’éditeur Moscat. Ce dernier attendait le résultat du prix Émile Zola Il se disposait à présenter un de ses poulains, Maréchal, lorsqu’il apprit que ce dernier venait de signer avec un éditeur concurrent. Alors, par vengeance, Moscat fit virer le résultat et c’est un inconnu qui obtint la récompense. C’était assez dire si Édouard Bourdet se faisait un malin plaisir à décrire les machinations du monde de l’édition. La pièce fut montée au Théâtre de la Michodière avec le nouveau directeur, Victor Boucher, dans la rôle principal.

Vient de paraître
Victor Boucher
in Programme original
Collections A.R.T.
voir l'intégralité du programme
« On raconta qu’au soir de la répétition générale toute la salle reconnut Bernard Grasset sous les traits de Moscat, sauf un spectateur : Bernard Grasset lui-même. Jubilant, il s’esclaffait en disant : « C’est épatant, c’est tout-à-fait Gallimard ».
La pièce connut à son tour un grand succès et fut jouée quatre-cent vingt-cinq fois.
En 1929, Victor Boucher s’enthousiasma pour la nouvelle œuvre d’Édouard Bourdet devenu son auteur préféré. C’était Le Sexe faible. Comédie satirique qui se déroulait dans un palace parisien. Le Sexe faible ? c’était les hommes, le croyiez vous ? De riches étrangers, désœuvrés et parasites, côtoyaient des héritiers et des héritières de grandes fortunes des Etats Unis ou d’Amérique du sud. Antoine, le maître d’hôtel était le confident et le maître Jacques de certaines de ses clientes. Ainsi en était-il avec la Comtesse qui cherchait à caser ses fils auprès d’une de ces riches jeunes femmes, et quant aux jeunes filles, elles soutenaient les beaux garçons.

Le Sexe faible
Pierre Brasseur, Victor Boucher, Jeanne Grumbach,
Jeanne Cheirel et Marguerite Moreno
coupure de presse in Relevé de mise en scène originale
Collections A.R.T.
En dépit de sa cruauté, la pièce remporta à son tour un énorme succès tant de la part des spectateurs que de la critique. Ainsi Philippe Soupault en jugeait-il : « Cette peinture est d’une audace qui frise le cynisme. L’art d’Édouard Bourdet a réussi à atténuer l’odieux de certaines situations. Mais avec une verve impitoyable, l’auteur souligne jusqu’à les rendre grotesques les personnages d’une révoltante naïveté qui expriment avec une sorte d’impudeur des aphorismes qui s’opposent à toute morale. Cette satire extrêmement vigoureuse n’est cependant pas amère. Elle fait rire sans désarmer ».

copie de l'affiche de la 190ème représentation du Sexe faible
in Relevé de mise en scène originale
Collections A.R.T.
La pièce connut quatre importantes reprises : en 1943, au Théâtre Gramont, en 1948, au Théâtre de la Madeleine, en 1957, à la Comédie-Française, en 1958, au Théâtre de la Michodière et en 1985, au Théâtre Hébertot.
Après trois années de silence, à la fin desquelles Édouard Bourdet se retira, seul, quelques semaines au Trianon Palace de Versailles pour relire, corriger et mettre le point final à sa dernière production La Fleur des pois.Victor Boucher, plein d’espoir, afficha cette comédie au fronton du théâtre de la Michodière. Le montage de la pièce ne se passa pas sans quelques complications. Marguerite Moréno refusait de venir répéter tous les jours pendant plusieurs mois, ainsi que l’exigeait l’auteur. Aussi décida-t-elle de rendre son rôle, et fut remplacée par Marguerite Deval. De plus, Édouard Bourdet avait écrit le personnage de Madeleine pour la comédienne Gaby Morlay. Celle-ci paraissait enchantée puisqu’elle avait signé son contrat avant d’avoir lu le manuscrit. Mais elle jouait en même temps dans Mélo d’Henri Bernstein et ce dernier ne voulut pas lui rendre sa liberté. Ce fut Yolande Laffont qui la remplaça.

Victor Boucher, Édouard Bourdet et Yolande Laffon
in Paris Théâtre n°129
(photo Lipnitsky)
Collections A.R.T.
À son tour Raymond Rouleau qui devait faire la mise en scène, pris par la réalisation du film Suzanne, tiré de la pièce de Steve Passeur demanda que l’on retarde le montage du spectacle d’une année. Il finit par céder et le rideau se leva sur La Fleur des pois, le 3 octobre 1929, comme prévu, devant une salle très élégante réunissant le Tout-Paris.

copie de l'affiche de La Fleur des pois
in Relevé de mise en scène originale
Collections A.R.T.
« J’ai voulu traiter le snobisme mondain » avait déclaré Édouard Bourdet aux journalistes. En fait il ne s’agissait plus cette fois de mettre en scène l’homosexualité féminine mais la masculine.
Dès la première réplique le public était fixé : « Lolotte Charançon, n’est-ce pas une grande blonde ? » « Non, c’est son cousin… ».

Photo colorisée du décor du 3ème acte de La Fleur des pois
in Relevé de mise en scène originale
Collections A.R.T.
Édouard Bourdet refusa de reconnaître que La Fleur des pois fut une pièce à clefs : « Sans établir de comparaison avec un grand écrivain et moi, mes héros n’ont pas plus d’authenticité que ceux de M. Proust. Certes, comme lui, ce sont des éléments de la vie mais ces éléments je les ai synthétisés dans des personnages recréés au grès de ma fantaisie et, tout compte fait, mes héros sont aussi différents qu’une étincelle est différente de la lumière électrique. S’il y a une moralité à tirer de ma pièce, je laisse aux spectateurs le soin de la dégager eux-mêmes, car je trouve que ce n’est pas à l’auteur dramatique de la formuler ».
Nicole Manuello Il y a quarante ans, mourait Édouard Bourdet Jours de France 19 janvier 1985
Philippe Soupault Le Monde illustré
Interview accordé à Pierre Lazareff Liberté 4 octobre 1932