Certes, Édouard Bourdet devait être un peu déçu. Mais, encouragé par Victor Boucher qui n’avait qu’un désir, remonter une pièce de son auteur préféré, il reprit la plume et s’attaqua cette fois une comédie de la plus brulante actualité : Fric-Frac , une étude de mœurs, quelque chose comme le documentaire d’un vol avec effraction. La pièce se passait chez les truands, c’était assez dire que l’on était bien loin des temps historiques.

Fric-Frac
Michel Simon, Andrée Guize, Victor Boucher et Arletty
in Paris Théâtre n°41
(photo DR)
Collections A.R.T.
Alors qu’il s’était retiré dans sa maison de Tamaris pour travailler, Bourdet reçu un coup de téléphone de Jean Giraudoux annonçant sa venue. Ce dernier avait eu une récente conversation avec Jean Zay, Ministre de l’Education Nationale. Celui-ci lui proposait de poste d’administrateur de la Comédie-Française. Giraudoux avait refusé parce qu’il se plaisait bien à sa place au Quai d’Orsay. Au sortir de la conversation, il savait que Jean Zay allait contacter Bourdet. Prévenu, ce dernier ne fut pas surpris du coup de téléphone du ministre. Il accepta de discuter et fut exigeant dans ses conditions : il demandait de ne prendre son poste que le 15 octobre en raison des répétitions de Fric-Frac, d’avoir la licence de manœuvre pour les choix et les distributions des spectacles, de pouvoir engager les metteurs en scène du Cartel : Gaston Baty, Louis Jouvet, Jacques Copeau et Charles Dullin et de recevoir un traitement de 200.000 francs par mois.
« D’accord, d’accord, vous avez carte blanche » répondit le Ministre pressé d’en finir.
De retour à Paris, Bourdet se consacra entièrement à son nouveau spectacle dont les dialogues se devaient d’être écrits en argot. Ce fut un certain Fernand Trignol, chef de figuration au studio Nathan qui devint son professeur d’argot. Ils allaient ensemble s’arsouiller dans les bals musette, dans les petits bistrots de Montmartre ou à la sortie des hippodromes écouter « les rabatteurs, les barons, les tapeurs ». Édouard Bourdet acceptait de passer pour « un cave » encore que le jugement de Trignol à son égard était plutôt encouragent : « C’est un chouette gonze pas bêcheur. Mais si t’avais vu sa frime quand y s’est apporté avec mécol dans la partie de passe où qu’on avait mon pote Dédé, un caïd… J’y avais dit : « Retirez vot’ Légion d’Honneur ça la fout mal… Qu’est-ce qu’il s’est farci l’mec comme documentation… ».

Petit lexique « Arguot-Français » à l'usage des spectateurs « non-affranchis »
in Programme original
Collections A.R.T.
voir l'intégralité du programme
Le 15 octobre 1936, la répétition générale fut un triomphe. Il était bien évident que les critiques allaient faire le rapprochement entre le futur administrateur de la Comédie Française et l’auteur de Fric-Frac : « Les messieurs font semblant de comprendre l’argot pour montrer qu’eux aussi sont à la redresse , ils ont mis leur costards à queue de morue et des perlouses à leur limaces. Elles, les lolos et les ailerons bien poudrés, parfumés, souvent s’extasient… Bourdet à la Comédie, ce ne sera pas le pote à qui on se frotte le bide. Il vous a des lanternes bleues à flanquer les grelots au doyen et à la doyenne. Faut-il rire pour le grand administrateur ? Faut-il pleurer pour l’auteur qui entre en monument ? ».

Décor de Bertin pour Fric-Frac
in Relevé de mise en scène original
Collections A.R.T.
Fric-Frac fut le triomphe de l’année et devint la pièce la plus célèbre de son auteur.
Au lendemain de la répétition générale, Édouard Bourdet occupa son poste, rue de Richelieu. Cette lourde responsabilité transforma sa vie. Pendant plusieurs années il cessera d’écrire.
En 1935, Jean Zay, nouveau ministre de l’Éducation nationale sous le Front populaire, avait décidé de « dépoussiérer » la Comédie-Française. Le temps de l’administrateur Émile Fabre était révolu. Ce dernier n’avait aucune autorité sur les anciens sociétaires et se laissait entrainé par leur conservatisme de mauvais aloi. La situation financière était déplorable, en effet le public désertait la Maison de Molière alors que des succès retentissants avaient mis au premier plan quatre metteurs en scène du Cartel : Jacques Copeau, au Vieux Colombier, Georges Baty, au théâtre Montparnasse, Charles Dullin, à l’Atelier et Louis Jouvet, à l’Athénée. Il était donc temps de renouveler les cadres.
Une sociétaire à part entière, Béatrix Dussane, déclara : « Bourdet fut accueilli chez nous par un immense espoir et un zèle unanime (…) Ce nouvel administrateur nous apparaissait mystérieux, majestueux presque et digne sans doute de fédérer nos dévouements. C’est dans cette atmosphère que naquit son nom : Assuerus ». Bien vite la situation évolua. Les anciens sociétaires se virent retirer leur privilège, au bénéfice de plus jeunes. Édouard Bourdet n’acceptait plus que certains rôles fussent la propriété de comédien pendant toute leur carrière et qu’ainsi le Cid fut interprété par un acteur de 60 ans. Il engagea, à leur sortie du Conservatoire d’Art dramatique, les ingénues Mony Dalmès et Renée Faure et le valet de comédie Jean Meyer, ainsi que la jeune vedette montante du cinéma, Jean-Louis Barrault.
À Louis Jouvet, il confia les mises en scène de L’Illusion comique de Corneille, du Cantique des cantiques de Jean Giraudoux, et de Tricolore de Pierre Lestringuez, à Gaston Baty, celle du Chandelier d’Alfred de Musset, à Charles Dullin, celles de Georges Dandin de Molière et du Mariage de Figaro de Beaumarchais, à Jacques Copeau celles de Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, du Misanthrope de Molière, d’Asmodée de François Mauriac et du Cid de Pierre Corneille, et au jeune Sociétaire Pierre Dux de 26 ans, celles du Légataire universel de J.F Régnard, de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand et de Ruy Blas de Victor Hugo.

Salle Richelieu, « Comité d'élection »
de gauche à droite :
Pierre Bertin, Pierre Dux, André Brunot, Marie Ventura, Jean Yonnel, Dessonnes, Édouard Bourdet, Jacques Copeau, Charles Dulllin, Gaston Baty et Fernand Ledoux
in Théâtre Magazine n°4 - 1986
(photo DR)
Collections A.R.T.
Il inaugura les matinées poétiques dont de la programmation fut confiée à Jean-Louis Vaudoyer, conservateur du Musée Carnavalet.
Il créa les soirées de Gala en tenue de soirée tandis que les étudiants bénéficiaient de places à tarif réduit.

Représentation exceptionnelle de Fric-Frac au profit de la caisse de retraites du personnel de la Comédie-Française en date du 19-12-1937
in Relevé de mise en scène original
(photo DR)
Collections A.R.T.
Très vite, le public retrouva le chemin de la Comédie-Française et le théâtre fut plein tous les soirs. Édouard Bourdet avait gagné son pari.

Édouard Bourdet sortant de la Comédie-Française en 1939
in Théâtre Magazine n°4 - 1986
(photo DR)
Collections A.R.T.
En février 1939, la troupe de la Comédie-Française fut invitée par the Arts Theater au Savoy theater de Londres. Le programme comprenait Le Légataire universel, Le Chandelier, À quoi rêvent les jeunes filles et L'École des maris. Les acteurs reçurent un accueil très chaleureux. Le roi, la reine et les petites princesses, Elisabeth et Margaret, assistèrent aux spectacles et vinrent dans les loges féliciter les comédiens. Le dernier soir, lors d’un souper de gala au Savoy, les invités furent accueillis par La Marseillaise.
Il y avait toutefois le revers de la médaille : les vieux sociétaires, Aymé Clariond, Berthe Bovy, Marie Ventura, Jean Weber, Jean Hervé… s’étaient ligués contre l’administrateur. Les comités de fin d’années, au cours desquels se discutaient les attributions de parts de bénéfices des sociétaire et les mises à la retraite, furent des sujets de tragédie. « Un jour, raconta Bourdet, j’ai dû interrompre la séance avant qu’on en vint aux mains ». Mais si l’administrateur s’était fait de farouches ennemis, il avait aussi des amis très fidèles parmi les comédiens dont Madeleine Renaud, Marie Bell, Béatrice Bretty, Pierre Dux, Pierre Bertin, Fernand Ledoux, Véra Korène et Jean Yonnel.

Pierre Dux, Fernand Ledoux et Marcel Achard chez Édouard Bourdet
in Édouard Bourdet et ses amis de Denise Rémon - 1946
( Bibliothèque historique de la ville de Paris )
c/f Quelques Pièces
Le Canard enchaîné 21 octobre 1936
Candide 22 octobre 1936
Béatrix Dussane Mes quatre Comédie-Françaises éditions du Divan 1939