Second Acte
...
Aiguines : Eh bien, moi, je n'ai pas eu d'hésitation en lisant ta signature, C'est pour ça que je suis venu tout de suite ! Jacques Virieu demandant à me voir, ça exigeait de ne pas le faire attendre !
Jacques, après un temps : C'est seulement à cause de ça que tu es venu tout de suite ?
Aiguines, surpris : ... Dame ! Comme je n'ai pas la moindre idée de ce que tu veux me dire !
Jacques : Tu n'en as pas la moindre idée ?
Aiguines : Ah ! Ma foi, non.
Jacques : Ah ?
Aiguines, après un temps, le regardant : Mais dis donc, donc, tu m'intrigues, tu sais ? Tu as les allures d'un juge d'instruction, ma parole !... De quoi s'agit-il ?
Jacques : De qui, conviendrait mieux.
Aiguines : De qui ?... Si tu veux. Alors, de qui s'agit-il ?
Jacques, après un temps : D'Irène de Montcel.
Aiguines, gêné brusquement : D'Irène de Montcel ?
Jacques : Oui... (Un temps.) On dirait que tu commences le comprendre ?
Aiguines, nerveusement : Non... Qu'est-ce que tu peux avoir à me dire à propos de mademoiselle de Montcel ?
Jacques : Tu ne t'en doutes pas ?
Aiguines : Mais non !
Jacques : Je suis un peu son cousin. Mais je suis surtout, et depuis longtemps, son ami, un de ses meilleurs amis, disons : le meilleur, si tu veux.
Aiguines : Eh bien ?
Jacques : Tu le savais, n'est-ce pas ?
Aiguines : Je ne savais même pas que tu la connaissais !
Jacques : Elle n'a jamais parlé de moi devant toi ?
Aiguines : Jamais.
Jacques : Elle n'a pas parlé non plus du... rôle que quelqu'un jouait en ce moment, pour elle ?
Aiguines : Quel rôle ?
Jacques : Tu ne sais pas que quelqu'un a accepté de passer aux yeux de son père pour son fiancé ou quelque chose d'analogue ?
Aiguines : Son fiancé ?
Jacques : Pour détourner les soupçons de son père et lui permettre de rester à Paris, oui.
Aiguines, après un temps : C'est à toi qu'elle a demandé ça ?
Jacques : Oui.
Aiguines : Et tu l'as fait ?
Jacques : Oui. (Un temps.) Tu ignorais tout cela ?
Aiguines : Moi ? Mais oui, naturellement.
Jacques : Tiens !... Je m'étais figuré, moi, que tu devais être au courant
Aiguines : Ah çà ! mais, où veux-tu en venir ?
Jacques : J'ai simplement voulu que tu saches les titres que j'avais pour te parler d'elle comme il me reste à le faire.
Aiguines : Oui, eh bien, je regrette, mais je n'ai aucun titre, moi, pour écouter ce que tu peux avoir à dire au sujet de cette jeune fille.
Il se lève.
Jacques : Assieds-toi, veux-tu ?
Aiguines : C'est inutile ! Je te répète que ça ne me regarde pas, là !
Jacques : Allons, voyons, calme-toi, sinon je finirai par croire que ça te regarde beaucoup, au contraire...
Aiguines, violemment : Mais enfin, qu'est-ce que ça veut dire ?
Jacques : Eh bien, ça veut dire qu'un soupçon que j'avais déjà avant ta visite est en train de se préciser étrangement depuis cinq minutes...
Aiguines : Bon ! Eh bien, garde ton soupçon et laisse-moi m'en aller !
Jacques, qui s'est placé entre Aiguines et la porte : Je te jure que tu m'écouteras !
Aiguines : Tu es fou, ma parole !
Jacques : Non.
Aiguines : Tu veux que je t'écoute ?
Jacques : Oui.
Aiguines : Tu as tort, je te l'ai dit !
Jacques : Nous verrons.
Aiguines : Je t'ai prévenu. Fais ce que tu voudras.
Jacques : Ce ne sera pas long, rassure-toi. Si, contrairement à ce que je suppose, ce que j'ai à dire ne te concerne pas, toi, eh bien, lu sauras certainement à qui il faut le répéter. Voici... Quand un homme occupe dans la vie d'une jeune fille la place que... celui, pour qui je parle, occupe dans la vie d'Irène, quand il lui fait faire, ou lui laisse taire - ça revient au même - ce qu'elle a fait pour ne pas s'éloigner de lui, il n'a aucune excuse valable, tu entends, aucune... pour ne pas l'épouser. S'il est, libre, ça va de soi. S'il ne l'est pas... il s'arrange pour le redevenir à n'importe quel prix et le plus vite possible. Voilà,
Aiguines, après un temps : C'est tout ?
Jacques : À peu près. Car je ne veux pas envisager l'hypothèse où la personnage en question serait un malhonnête homme. Dans ce cas-là, le devoir d'un ami est simple : prévenir le père pour qu'il protège sa fille. Mais j'espère qu'il ne sera pas nécessaire d'en arriver là.
Aiguines : Tu as fini, cette fois ?
Jacques : Oui,
Aiguines : Alors, écoute-rnoi... À moins que je n'aie la berlue, il résulte de tout ceci que tu me crois, ou peu s'en faut... l'aimant de mademoiselle de Montcel. C'est bien ça, n'est-ce pas ?
Jacques : C'est l'hypothèse la plus vraisemblable, en effet.
Aiguines : Eh bien, regarde-moi et, malgré l'état de surexcitation où tu parais être, tâche de voir clair : je te donne ma parole d'honneur que tu te trompes, que je ne suis et n'ai jamais été pour elle autre chose qu'une relation, tu entends, même pas un ami... Maintenant, crois-moi ou ne me crois pas : c'est ton affaire ! Je n'ajouterai rien à ce que je viens de dire. Et sois certain que si j'ai pris la peine de te détromper, au lieu de partir en haussant les épaules, comme lorsqu'on a affaire à un fou, c'est uniquement en souvenir de notre ancienne amitié, voilà.
Jacques, impressionné par l'attitude catégorique d'Aiguines, avec angoisse : Alors... qui est-ce ?
Aiguines : Mais, je n'en sais rien, moi !... Est-ce qu'elle a un amant ?
Jacques : Oui.
Aiguines : Elle te l'a dit ?
Jacques : Elle me l'a laissé comprendre, ça revient au même.
Aiguines : Pas toujours. Tu t'es peut-être un peu trop pressé de conclure.
Jacques : Allons donc ! C'est la seule explication possible. D'ailleurs, si ce n'était pas vrai, elle m'aurait détrompé, car elle n'a pas pu douter une seconde que j'en étais convaincu.
Aiguines, après un temps : En tout cas, je regrette mais je ne peux te fournir aucun renseignement. Et si tu n'as rien d'autre à me dire...
Jacques : Tu ne vas pas t'en aller ?
Aiguines : Mais si, il faut que je m'en aille, au contraire. Je suis venu tout de suite, dès que j'ai eu ta lettre, mais... je quitte Paris dans quelques jours, j'ai beaucoup à faire et...
Jacques : Je t'en supplie, reste. Tu es la seule personne qui puisse m'aider à trouver et il faut que je trouve !
Aiguines : Mais puisque je ne sais rien.
Jacques : Ce n'est pas possible ! Tu as... une idée, un soupçon. La voyant continuellement... sachant la vie qu'elle mène... qui elle voit...
Aiguines : Mais... tu te trompes. Je ne la vois pas continuellement... Il arrive qu'elle sorte avec nous, de temps en temps, mais... Je suis beaucoup moins lié avec elle que tu ne parais le croire.
Jacques : Voyons : elle ne voit pour ainsi dire plus personne que vous, elle passe son temps chez vous. Tu ne peux pas ne pas savoir quelque chose !
Aiguines, froidement, sans le regarder : Je ne sais rien. Je ne te crois pas !
Aiguines : Écoute : en voilà assez...
Jacques : Je t'ai cru tout à l'heure, je t'ai cru sans preuve, quand tu m'as dit que tu n'étais pas son amant. Tu disais la vérité à ce moment-là. Maintenant, non. Tu mens. Tu mens pour ne pas trahir secret d'un autre qui probablement est ton ami. C'est ça, n'est-ce pas ?
Aiguines : Je ne sais rien !
Jacques : Mais tu ne comprends donc pas qu'il faut venir au secours de cette petite, qu'on ne peut pas la laisser s'enfoncer chaque jour un peu plus dans une histoire où elle est en train de se perdre !... Et s'il n'y avait que ça !... Mais naturellement, elle a commencé à souffrir !... Qu'est-ce qui se passe avec l'autre ? A-t-elle senti qu'il voulait la lâcher ? Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est qu'elle passe son temps, enfermée dans sa chambre, à sangloter. Voilà où elle en est...
Aiguines : Ça...
Geste.
Jacques : Ça t'est égal à toi ?... Pas à moi ! Je donnerais ma vie, tu entends, ma vie pour qu'elle soit heureuse !
Aiguines, il le regarde surpris, puis : Tu l'aimes donc ?
Jacques : Je suis son ami.
Aiguines : Allons, réponds-moi ! On ne fait pas ce que tu as fait par simple amitié, on n'accepte pas de jouer cette comédie de fiançailles et, surtout, on ne se met pas dans l'état où tu es depuis un moment !... Tu l'aimes ?
Jacques : Eh bien, oui, je l'aime, là ! Je l'aime depuis dix ans et je n'aimerai jamais qu'elle. Et après ?
Aiguines, il va à lui, met ses mains sur ses épaules et le regarde : Tu l'aimes, c'est vrai ?
Jacques : Oui !
Aiguines : Alors, fous le camp, mon vieux ! Va-t'en n'importe où, mais très loin, pour très longtemps, et ne reviens que quand lu seras guéri. Voilà tout ce que je peux te dire.
Jacques, surpris : Qu'est-ce que ça signifie ?
Aiguines : Je te donne un conseil, un bon conseil, c'est tout.
Jacques : Tu vas m'expliquer ce que tu as voulu dire ?... Hein ?..
Aiguines, avec un certain embarras : Mais... il n'y a rien à expliquer... Tu aimes cette jeune fille et d'après ce que tu me dis, elle aime quelqu'un d'autre. Dans ces cas-là, il me semble que la seule chose à faire, c'est de partir. Tu ne trouves pas ?
Jacques : Partir, en la laissant entre les mains de l'autre, d'un bellâtre probablement, qui a eu envie d'elle et lui a fait croire qu'il allait l'épouser ?
Aiguines : Est-elle vraiment si naïve ?
Jacques : Une femme est toujours naïve, la première fois qu'elle aime. Et, elle, c'est la première fois. J'ai des raisons pour le savoir. Si elle avait dû aimer quelqu'un avant celui-là, c'est moi qu'elle aurait aimé : moi, qui l'adorais et qui ai vécu Jusqu'à l'année dernière dans l'espoir qu'elle finirait par devenir ma femme. Et elle le serait devenue, tu entends, si l'autre n'était pas arrivé... Je n'ai pas lutté : ce n'était pas la peine. Seulement, puisqu'il a fait mon malheur à moi, je veux au moins qu'il fasse son bonheur à elle ! Et pour ça, il faudra bien que je le trouve !
Aiguines : Tu ne peux rien pour elle.
Jacques : Qu'en sais-tu ?
Aiguines : Personne ne peut rien pour elle.
Jacques : Parce que ? (Aiguines se tait.) Allons, voyons, tu viens de te trahir, là ! Tu ne vas pas continuer à prétendre que tu ne sais pas tout ? Tu ne peux plus te taire, à présent !
Aiguines : Laisse-la. Ne te mêle pas de cette histoire, crois-moi. Et ne me demande rien de plus.
Jacques : Enfin, voyons, tu ne supposes pas que je vais me contenter de ces phrases énigmatiques qui n'ont qu'un résultat : celui de m'inquiéter davantage ! Ce n'est pas un conseil que je te demande, c'est un nom !
Aiguines, brusquement : Le nom de son amant ? Elle n'a pas d'amant ! Là, es-tu content ?
Jacques : Quoi ?
Aiguines : Mais ça vaudrait peut-être mieux pour elle, d'en avoir un.
Jacques : Je ne comprends pas.
Aiguines : Un amant, quand il serait le pire des hommes, on lui échappe, on s'en guérit. Tandis qu'elle...
Jacques : Eh bien, quoi, achève !
Aiguines : Ce n'est pas le même esclavage... Et celui-là...
Geste.
Jacques : Pas le même esclavage ?
Aiguines : Il n'y a pas qu'un homme qui puisse être dangereux pour une femme... Dans certains cas, une femme peut l'être. Voilà.
Jacques : Une femme ?
Aiguines : Oui.
Jacques : Qu'est-ce que tu me racontes ? C'est à cause d'une femme qu'Irène a refusé de suivre son père à Rome ?
Aiguines : Oui.
Jacques : C'est à cause d'une femme qu'elle pleure ?
Aiguines : Oui.
Jacques : Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
Aiguines : C'est une histoire comme il y en a... quoi que puissent en penser les hommes... Une de ces histoires auxquelles ils ne croient pas, en général, ou bien qui les font sourire, assez amusés et plutôt indulgents.
Jacques : Mais enfin, voyons, c'est impossible ! Irène est beaucoup trop équilibrée...
Aiguines : Qu'est-ce que ça prouve ?
Jacques : Tu es sûr de ça ?
Aiguines : Oui,
Jacques : Tu... la connais cette femme ?
Aiguines : ... Je la connais, oui.
Jacques, après un temps : Je suis stupéfait !...
Aiguines : Et un peu soulagé, n'est-ce pas ?
Jacques : Dame !... Après ce que j'avais redouté...
Aiguines : Tu préfères... (Un temps.) Eh bien, tu as tort de préférer.
Jacques : Tu aimerais mieux qu'elle eût un amant ?
Aiguines : À ta place ?... Cent fois, mille fois mieux.
Jacques : Tu es fou ?
Aiguines : C'est toi qui es fou... Si elle avait un amant, je te dirais : Patience, mon vieux. Patience et courage. Rien n'est perdu. Un homme, ce n'est pas éternel dans la vie d'une femme. Tu l'aimes. Elle te reviendra, si tu sais l'attendre. Mais, là, je te dis : Ne l'attends pas. Ce n'est pas la peine. Elle ne reviendra pas. Et si jamais le destin la remet sur ta route, fuis-la. Fuis-la, tu entends. Ou sinon, tu es perdu ! Tu passeras ta vie à courir après un fantôme que tu ne rejoindras jamais ! Car on ne les rejoint jamais. Ce sont des ombres. Il faut les laisser se promener entre elles dans leur royaume d'ombres !
Ne pas s'en approcher. Elles sont dangereuses. Surtout, ne pas vouloir être quelque chose pour elles, si peu que ce soit. C'est ça le danger ! Car elles ont tout de même un peu besoin do nous dans la vie. Ce n'est pas toujours facile, pour une femme, de vivre. Alors, si un homme lui propose de l'y aider, de partager ce qu'il a avec elle et de lui donner son nom, elle accepte naturellement. Qu'est-ce que ça peut lui faire ? Pourvu qu'on ne lui demande pas d'amour, elle n'est pas avare du reste. Seulement, imagines-tu ce que peut être l'existence de cet homme s'il a le malheur d'aimer, lui, d'adorer l'ombre auprès de laquelle il vit ? Dis, l'imagines-tu ?... Eh bien, crois-moi, mon vieux, c'est une sale existence 1 On s'use vite à ce métier-là. On vieillit avant l'âge et à trente-cinq ans, regarde : on a les cheveux gris, voilà !
Jacques, le regardant, saisi : Comment ?
Aiguines : Eh bien, oui... que mon exemple te serve au moins à toi ! Comprends-tu : elles ne sont pas pour nous. 11 faut les fuir ! Les laisser ! Ne fais pas comme moi ! Ne dis pas, comme j'ai dit dans des circonstances presque identiques à celle où tu te trouves, ne dis pas : « Ah ! bon. Ce n'est que ça... Amitié passionnée... Intimité trop tendre... Pas très grave. Nous connaissons ça ! » Non ! Nous ne connaissons pas ! Nous ne savons pas ce que c'est ! C'est mystérieux... et redoutable. L'amitié, oui, ça c'est le masque. Sous le couvert de l'amitié une femme s'introduit dans un ménage quand elle veut, comme elle veut, à toute heure du jour, et elle y empoisonne tout, elle y saccage tout sans que l'homme, dont on est en train de détruire le foyer, s'aperçoive seulement de ce qui lui arrive. Quand il s'en aperçoit, c'est trop tard, il est seul ! Seul ! (levant l'alliance secrète de deux êtres qui s'entendent, qui se devinent parce qu'ils sont pareils, parce qu'ils sont du même sexe, d'une autre planète que lui, l'étranger, l'ennemi. Voilà !... Ah ! contre un homme qui veut vous prendre une femme, on peut se défendre : on lutte au moins à armes égales et on a la ressource de lui casser la figure Mais là... il n'y a rien à faire... qu'à partir, quand on le peut, quand on en a II force. Et c'est ça qu'il faut que tu fasses ? :
Jacques : Pourquoi ne pars-tu pas, toi ?
Aiguines : Oh ! moi, ce n'est pas pareil. Je ne peux pas l'abandonner, Nous sommes mariés depuis huit ans. Où irait-elle ?... Et puis, il est trop tard. Je ne pourrais plus vivre sans elle... Qu'est-ce que tu veux, je l'aime... (Un temps.) Tu ne l'as jamais vue ?
Jacgues fait signe que non.
Tu comprendrais mieux si tu la connaissais... Elle a toutes les séductions, toutes... Dès qu'on l'approche, on subit, je ne sais pas comment dire... une espèce de charme. Pas moi seulement. Tout le monde. Mais moi, plus que tout le monde puisque je vis près d'elle. Je crois bien que c'est l'être le plus charmant, le plus harmonieux qui ait jamais existé... Quand je suis loin d'elle, j'ai quelquefois la force de la haïr pour le mal qu'elle me fait ; mais, près d'elle, je ne discute pas, je la regarde, je l'écoute, je l'admire.
Un silence.
Jacques, qui suit une pensée : Dis-moi pourquoi Irène souffre
Aiguines : Ah ! ça... Je n'en sais rien. Tu ne penses pas que je reçoive de confidences, n'est-ce pas ?... Elle souffre sans doute comme peut souffrir un être faible aux prises avec un être tort, tant qu'il n'a pas abdiqué.
Jacques : Irène, un être faible ?
Aiguines : Devant l'autre ? Ah oui. (Un temps.} Elle se débat peut-être encore....
Jacques : Ah ? (Un temps.) C'est pour ça qu'elle souffre ?
Aiguines : Pour ça... pu pour autre chose. Elle n'a que l'embarras du choix
Jacques : Explique-toi.
Aiguines : ... Pourquoi ne souffrirait-elle pas ? Je souffre bien, moi.
Jacques : Ce n'est pas la même chose !
Aiguines : Tu crois ? J'imagine, au contraire, que ça doit beaucoup se ressembler. Il n'y a qu'une façon d'aimer, va, et qu'une manière de souffrir. C'est la même formule pour tout le monde et, sous ce rapport-là, nous pouvons nous donner la main, elle et moi, depuis quelque temps. Seulement, elle n'a pas encore l'habitude. Moi, je l'ai.
Jacques : Je ne suis pas sûr de te comprendre.
Aiguines : Tu n'as pas entendu parler d'un voyage ?
Jacques : Un voyage ?
Aiguines : En Méditerranée, sur un yacht... un yacht américain. Non ?
Jacques : Non, (Un temps.) Elle fait partie de ce voyage ?
Aiguines : Je ne sais pas. C'est pour ça que je te demande si elle t'en a parlé
Jacques : Elle ne me parle jamais de rien. Et puis, je la vois si peu,
Aiguines : ... À sa place, je retuserais d'en faire partie.
Jacques : Ah !
Aiguines : Mais je doute qu'elle le puisse. Enfin, ça, c'est son affaire... Ce qui importe, c'est toi. Qu'est-ce que tu vas faire ? Suivras-tu mon conseil, t'éloigneras-tu ?
Jacques, pensif : Je ne sais pas encore. Je vais voir.
Aiguines : N'attends pas, mon vieux. Crois-moi.
Jacques : Tu t'exagères le danger en ce qui me concerne. Je la vois très peu, je te le répète.
Aiguines : Qu'est-ce que ça fait ? Elle sait bien te trouver quand elle a besoin de toi. Tu t'en es aperçu. Eh bien, c'est comme ça que, même prévenus, nous nous laissons prendre. Souviens-toi de ce que je te dis.
Jacques : Mais où veux-tu que j'aille ?
Aiguines : N'importe où, pourvu que ce soit loin. (Un temps.) Tu n'as pas conservé d'intérêts au Maroc ?
Jacques : Si, mais...
Aiguines : Retournes-y pendant quelque temps. Là, au moins, elle ne t'aura plus sous la main.
Jacques : Je t'assure que si tu la connaissais mieux, tu te rendrais compte que tes craintes sont chimériques. Elle a pu se tourner vers moi dans un moment d'affolement, mais de là à recommencer, elle est beaucoup trop fière pour ça. Et puis, je ne vois vraiment plus à quoi je pourrais lui servir.
Aiguines : Est-ce qu'on sait ? (Un temps.) Si tu ne veux pas partir, alors trouve une femme qui te plaise, une vraie, qui aime l'amour, celle-là, notre amour... Et tâche qu'elle te fasse oublier l'autre.
Jacques, après un temps : J'ai déjà fait ça.
Aiguines : Ah ? Et ça n'a pas suffi ?
Jacques fait signe que non.
Tu vois que je n'exagérais pas tant que ça le danger. Alors, Il n'y a plus que l'absence. Et, à ta place, je ne tarderais pas. Maintenant, ça te regarde, après tout.
On entend un coup de sonnette.
...
in Éditions Stock 1959