Chez Bernard. Un grand living-rcom.
Au premier plan jardin, une petite table basse avec une grosse mappemonde et le livre des fuseaux horaires. Au deuxième plan jardin, la porte de la chambre de Bernard. Au troisième plan jardin, un secrétaire, ouvert, avec me lampe, une pendulette portative, verres, bouteilles (scotch et cognac), papiers en vrac et le téléphone. Au-dessus du secrétaire, une glace. Au quatrième plan jardin, la porte de la salle à manger.
Un praticable de deux ou trois marches, parallèle à la rampe. Sur le praticable, premier plan jardin, la porte de la cuisine. Au centre du praticable, porte à double battant, qui donne sur l'entrée de l'appartement. En face de la porte de la cuisine, et toujours sur le praticable, la porte de la salle de bains, L'ensemble, du praticable et des trois portes qui y sont, forme me espèce de grande niche servant de fond au living-room. La plate-forme du praticable est assez large pour que l'on puisse y faire évoluer les acteurs. Deux appliques électriques, en face l'une de l'autre de chaque côté des portes cuisine et salle de bains. Au premier plan cour, la porte de la chambre « d'ami ». Au deuxième plan, un lampadaire. Au troisième plan, la porte de la chambré, dite « sur la cour ».
Côté cour, au « théâtre » un grand fauteuil. Une table basse à côté. Devant la porte premier plan cour, et à côté de la table, une chaise. Une chaise devant le secrétaire.
Tableaux, fleurs. Pas de fenêtre. Au premier acte, ambiance jour, plein feu.
Au deux et au trois, toutes les lampes allumées, et plein feu. Le fil du téléphone part du pied du secrétaire et est assez long pour que l'on puisse amener l'appareil jusque sur la table, premier plan cour.
1er acte
Bernard (en robe de chambre) et Janet (en jupe et blousé) sont en train de prendre leur petit déjeu ner sur la table face cour.
Janet : Tu crois, Bernard darling, que j'ai le temps de remanger un yogourt ?
Bernard, regardant sa montre : Mais oui, mon chéri..., sûrement, en te dépêchant ! (Appelant après s'être levé, et ouvrant la porte fond jardin.) Berthe !...
Janet : J'adore le yogourt au petit déjeuner. Pas toi ?
(Elle se fait des tartines.)
Bernard : Pas spécialement, non !
Janet : Tu verras, Bernard darling, que tu y viendras, à la cuisine américaine et aux régimes diététiques qui font une peau jolie.
Bernard : C'est le contraire !
Janet : Comment, le contraire 7 Ça fait une peau vilaine ?
Bernard : Mais non. Le contraire, je veux dire : on dit : «une jolie peau», pas «une peau jolie».
Janet : Ah! oui? Pourquoi?
Bernard : Je n'en sais rien. C'est comme ça!
Berthe, entrant : Monsieur m'a appelée ?
Bernard : Oui. Vous apporterez un autre yogourt pour Mlle Janet.
Berthe : Et aussi d'autres cornichons pour tremper dedans?
Janet : Non. Des cornichons, il y en a encore.
Berthe : Ah ! oui ! Ça ! Et plus qu'on ne croit !... Enfin, chacun vit comme il l'entend. Je ne suis pas là pour réformer le monde.
Bernard : Mais oui, on le sait... et heureusement ! Allez!
Berthe : Bon. (Prenant le pot vide.) Alors encore un pot comme ça ?
Janet : Oui, Bertie.
Berthe : Mais vous allez vous rendre malade à manger ça!
Janet : Au contraire. Ça maintient en forme.
Bernard : Ah ! Et puis, on vous demande deux yogourt pour le petit déjeuner, donnez-les sans discuter, Ce n'est pas vous qui les mangez, alors !...
Berthe : Heureusement!
Bernard : Bon ! Et dépêchez-vous ! Mademoiselle est pressée !
Janet : Oui, Bertie, sans ça je vais rater mon avion.
Berthe : On y va, on y va. Mais ce n'est pas une vie facile pour une bonne, ici !
Bernard : Quoi? Qu'est-ce qu'il y a encore?
Berthe : Rien..., rien... (Elle sort, cuisine.)
Janet : Elle est toujours de mauvaise humeur.
Bernard : Oui, tu le sais !
Janet : C'est ennuyeux.
Bernard : Oh! non, c'est son caractère. Il ne faut pas y faire attention. Elle est comme ça.
Janet : Nous devrions la renvoyer, Bernard dariing.
Bernard : Mais non ! Pourquoi ?
Janet : J'ai l'impression qu'elle ne m'aime pas.
Bernard : Mais si, mais si. Seulement elle est toujours étonnée de ce que tu manges, voilà tout. (Janet lui tend une cuillère de yogourt.) Non, non merci.
Janet, en continuant de déjeuner : Quelle heure est-il-chéri ?
Bernard : Moins vingt-quatre.
Janet : Alors ça ira... tout juste. Quand je suis avec toi, je ne vois pas passer le temps.
Bernard : C'est gentil, ça.
Janet : Tu es sage quand je ne suis pas là?
Bernard : Moi ? Oh ! là là ! Et comment !
Janet : Très, très sage ?
Bernard : Très, très sage !
Berthe, entrant : Voilà le laitage de Mademoiselle.
Janet : Merci, Bertie.
Berthe : Ça sera tout?
Bernard : Non. Vous me redonnerez du café et de la limonade pour Mademoiselle.
Janet : Non, merci, chéri. J'ai assez bu.
Berthe : Encore une chance! (Elle sort.)
Janet : Elle n'est vraiment pas très aimable,
Bernard : Mais non.
Janet : Si, je t'assure. Quand j'arrive, elle paraît tou-jours affolée. Quand je suis là, elle se calme un peu, et puis, quand je vais partir, elle devient désagréable.
Bernard : Eh bien! c'est parce qu'elle est triste que tu partes!
Janet : Parce que je suis ta fiancée ?
Bernard : Oui !
Janet : Ah! Il est bien certain que si j'étais tout le temps là, ça serait différent, n'est-ce pas, Bernard darling ?
Bernard : Ah çà ! Tout à fait différent. Le jour et la nuit !
Janet, elle se lève et l'embrasse : Quelle heure est-il, chéri?
Bernard : Moins le quart.
Janet : Il faut vite que je m'habille, parce que je finirais par le manquer.
Bernard : Ah! non, alors! Ne le rate surtout pas.
Janet : Ça serait terrible.
Bernard : Ah ça, terrible! Au fait, quand est-ce que tu rentres ?
Janet : Eh bien !... c'est samedi au'jourd'hui... Je serai à New York à 17 heures zéro huit... En principe je dois peut-être aller jusqu'à San Francisco..., mais juste aller et retour.
Bernard : Oui, mais ça nous met à quand alors ?
Janet : De toute façon, je serai de nouveau ici lundi au plus tard, et je repartirai mercredi soir.
Bernard, sortant un carnet : Ah bon! c'est ça... Alors, tu dis... lundi ? A quelle heure ?
Janet : Oh! comme le lundi, chéri. Vers 18 h. 30, • heure locale.
Bernard : Ah! bon! bon ! bon ! Que tu ailles à San Francisco ou pas, de toute façon, c'est lundi?
Janet : Oui, de toute façon, chéri.
Bernard : Bien, bien, bien!
Janet : Mais pourquoi est-ce que tu notes ça ?
Bernard : Eh bien! mais pour savoir, pour ne pas confondre.
Janet : Pas confondre ?
Bernard : Oui... enfin de manière à m'arranger... pour mes affaires A être libre quand tu es là. (Regar-dant sa montre.) Tu sais que tu vas finir par le rater?
Janet. Tu me chasses?
Bernard, au-dessus du ton : Mais non. Qu'est-ce que tu vas chercher là ? Je ne te chasse pas, mais il est l'heure et, à bavarder, le temps passe et les avions s'envolent. berthe, entrant. Voilà le café.
Bernard : Merci.
Janet : Ah ! Bertie. Vous prendrez bien soin de Monsieur, n'est-ce pas, pendant mon absence?
Berthe : Comment donc ! Mademoiselle peut compter sur moi. Mais, de toute façon, Monsieur n'a pas besoin de moi pour prendre soin de lui. Monsieur est assez grand.
Janet : Il est assez grand, oui, bien sûr, mais tous les hommes sont des enfants.
Bernard : Oui, enfin, de grands enfants.
Janet : C'est ça, oui!
Berthe : Ça, je ne sais pas, mais des grands enfants comme Monsieur, il n'y en a sûrement pas beaucoup ! Monsieur est du genre rarissime!
Bernard : Bon, bon. Merci, ça va bien 1 Mêlez-vous de ce qui vous regarde.
Berthe : Mais Mademoiselle me demande. Alors je réponds, n'est-ce pas, et je dis que j'apprécie Monsieur à sa juste valeur.
Bernard : Oui. Eh bien! allez m'apprécier ailleurs.
Janet : Tu vois comme elle t'admire, chéri.
Berthe : Ah! ça, pour admirer, j'admire! C'est bien simple, je passe ma vie à admirer Monsieur !
Janet : Ah ! ne l'admirez pas trop. Vous finiriez par devenir amoureuse de votre patron, et je serais jalousé, très jalouse.
Berthe : Oh ! ça, je n'en suis pas là.
Bernard : C'est encore heureux!
Janet : Je vais m'habiller, chéri.
Bernard : Oui. Dépêche-toi. (Janet sort face jardin.) Qu'est-ce que vous avez prévu pour déjeuner à midi ?
Berthe : L'Amérique se sera envolée ?
Bernard : Oui. Alors?
Berthe : Alors ? Alors, mais comme d'habitude ! J'attends ! J'attends les ordres de Monsieur. Monsieur a ses horaires, n'est-ce pas, et les menus changent avec les horaires de Monsieur. Avec ces changements tout le temps !
Bernard : Attendez. Voyons... À midi et demi, Jacqueline arrive...
Berthe : Jacqueline ?
Bernard : Eh bien oui !
Berthe : Ah ! bon ! C'est que j'ai du mal à ne pas m'y perdre ! Je ne sais pas comment Monsieur fait pour s'y retrouver, mais en tout cas, pour une bonne, ça n'est pas une vie !
Bernard : Oh ! ne passez pas votre temps à me répéter ça. Je sais que ça n'est pas une vie pour une bonne... Je le sais !
Berthe : Du moment que Monsieur le sait, c'est le principal ! Bon. Alors, qu'est-ce que je prépare?
Bernard : Je ne sais pas, moi..., ce que vous voulez!
Berthe : Je l'aime bien, moi, Mlle Jacqueline ! Qu'est-ce que Monsieur dirait d'un bon petit cassoulet, vite fait?
Bernard : Ah ! non ! On en a eu il y a une semaine !
Berthe : Forcément! Mlle Jacqueline était là il y à une semaine !
Bernard : Bon. Eh bien! Faites dé la viande rouge.
Berthe : Bon. Et pour dîner? Un rôti de veau, peut-être? !
Bernard : Ah ! oui, c'est ça, un rôti de veau, c'est une bonne idée.
Berthe : Avec des petits oignons!
Bernard : Ah ! mais non!
Berthe : Pas d'oignons ?
Bernard, sortant son carnet : Mais non...
Berthe : Pourtant, Monsieur les aime bien...
Bernard : Pas d'oignons et pas de rôti de veau. Ce soir, ce n'est pas Jacqueline, c'est Judith qui sera là... à... 19 h. zéro 6!
Berthe, ricanant : Ah! bon... Il fallait le dire ! Alors, pour ce soir : choucroute et huit paires de Francfort.
Bernard : C'est ça.
Janet, entre. Elle est en hôtesse de l'air de la V.A.L. et porte le petit sac de toile rouge avec les grosses initiales de la Compagnie V.A.L : Voilà ! Tu sais, Bernard, j'y pensais en m'habillant : heureusement que tu t'es réveillé, chéri, sans ça je dormirais encore.
Bernard : Eh bien ! tu vois, comme ça, c'est parfait!
Berthe, sortant avec le plateau : Ah ! ça, parfait ! Vraiment ! (Elle est sortie.)
Janet : Je te plais, chéri
Bernard : Beaucoup, beaucoup. Tu es vraiment ce qui peut s'appeler une belle hôtesse. Mais maintenant c'est l'heure !
Janet, coup d'œil à sa montre : Oh ! j'ai encore deux minutes ! Le temps de me faire les ongles.
Bernard : Tu crois ? Ça n'est pas prudent ! Tu décolles à 11 heures!
Janet : Il est 10 heures moins 5, chéri.
Bernard : Et s'il y a des embouteillages... À ta place,moi, je me méfierais.
Janet a sorti de son sac un flacon de rouge et se fait les ongles : Juste un peu de vernis. Je suis très contente, tu sais, chéri.
Bernard : Ah ! oui ? De partir ?
janet. Non ! Tu es bête ! Mais je crois que je vais être mutée sur un nouvel appareil.
Bernard : Ah ! oui?
Janet : Oui. Beaucoup mieux, le Super-Boeing ! Merveilleux ! Avec des ailes delta et quatre turbo- réacteurs Rolls-Royce de dix mille kilos dé poussée ! Une puissance ascensionnelle fantastique !
Bernard : Tiens ! C'est intéressant, ça.
Janet : Très intéressant ! Surtout pour nous, chéri !
Bernard : Ah ! oui 7 Je ne vois pas ce que ces dix mille kilos de je rie sais quoi peuvent nous faire à nous !
janet. Mais c'est un appareil bien plus rapide, chéri ! Alors, je serai là beaucoup plus souvent.
Bernard : Ah ! bon
Janet : Ça n'a pas l'air de te faire plaisir!
Bernard : Oh ! si... si ! Très plaisir. Mais il ne faut pas trop se réjouir, n'est-ce pas ? Ça n'est pas pour demain.
(On sonne.)
Janet : Pour bientôt, chéri, sûrement bientôt.
(Berthe entre pour aller ouvrir.)
Bernard : Oui, enfin, en attendant, moi à ta place, pour y être à 11 heures, je filerais à Orly tout de suite,
Berthe : Ça c'est un bon conseil que Monsieur vous donne ! Un conseil de sécurité, n'est-ce pas, Monsieur ?
Bernard : Et comment !
(Berthe est sortie.)
Janet : Vous êtes très gentils tous les deux, et je vous adore. Toi plus qu'elle !
Bernard : Merci!
Janet : Je vais m'envoler, et je laisse mon petit foyer français, bien en ordre, déjà tout prêt à m'accueillir, à mon retour, n'est-ce pas, chéri ?
Bernard : Ça, je dois dire...
Berthe, entre : Il y a un M. Castin qui vient pour voir Monsieur.
Bernard : Castin ? Voyons, Castin... Ah ! mais oui ! Faites-le entrer. (Berthe ressort.) C'est un vieux copain de lycée. J'ai été avec lui de la 5° jusqu'à la 1" B. Il n'a pas été reçu d'ailleurs !
Janet : Ah ! oui ?
(Berthe entre avec Robert.)
Robert, dans la joie avec serviette et parapluie : Ah! ah! ah! ah!
Bernard : Mais ce n'est pas possible! Toi! toi! Comment vas-tu 7
Robert, hilare et dans une joie expansive : Et toi ?
Bernard : Pas mal, tu vois.
Robert : Eh bien, moi non plus!
Bernard : Sacré Robert, va!
Robert : Sacré Bernard! le ne te dérange pas?
Bernard : Tu plaisantes ? Un copain comme toi. Mais il y a au moins cinq ans qu'on ne s'est pas vus ?
Robert : Quatre.
Bernard : Tu vois, comme le temps m'a paru long, Sacré Robert. Ça me fait plaisir de te voir.
Robert : Ah ! ça oui. A moi aussi ! Sacré Bernard !
Janet : Bernard !
Bernard : Hein ? Oh ! pardon. Je te présente Robert Castin, mon vieux copain Robert.
Janet : Je suis enchantée, monsieur.
Robert : Moi de même, mademoiselle.
Bernard : Mademoiselle Janet Hawkins. Américaine de son état et hôtesse de l'air de son métier, à la V.A.L. comme tu peux voir..
Robert : Je vous félicite, mademoiselle.
Janet : Bernard, vous avez oublié de dire le principal à votre ami.
Bernard : Ah! oui? Quoi donc?
Janet : Mais que je suis votre fiancée, Bernard darling!
Bernard : Ah ! mais oui, voyons, bien sûr. C'est ma fiancée.
Robert : Ah ! Alors encore toutes mes félicitations... et tous mes vœux, mademoiselle.., et toi... bravo. Tu as un goût.!...
Bernard : N'est-ce pas qu'elle est ravissante ?
Robert : Ravissante !
Janet : En tout cas, monsieur, je peux vous dire que votre ami Bernard est un être absolument adorable et qu'il n'y en a pas deux comme lui.
Robert : Eh bien! tant mieux, tant mieux. J'en suis très heureux pour vous... et pour lui;
Janet : Vous n'avez pas de fiancée, monsieur ?
Robert : Hé ! non, mademoiselle... non ! Je n'ai personne, moi. Je suis tout seul. J'arrive d'Aix, et vous savez, en province...
Bernard : Oui, oui... On le sait, on le sait!
Janet : Mais il y a de belles filles dans le Midi... et vous...
Robert : Oui, bien sur, mais je n'en ai pas trouvé. Et comme je viens d'être muté ici, il faudra que je me rabatte sur une Parisienne. Mais je vous raconte ma vie. Je vous dérange. Je reviendrai...
Bernard : Mais pas du tout. Tu plaisantes....
Janet : D'ailleurs, il faut que je m'en aille.
Bernard : Oui!
Robert : Allons bon ! Ce n'est pas moi qui vous fais partir, au moins ?
Janet : Mais pas du tout, voyons ! Je dois m'envoler...
robert, sans comprendre. Ah1 bon ? Tiens, tiens !...
Bernard, mimant : Hôtesse de l'air.
Robert : Ah ! oui... Parfaitement... Vous allez vous envoler...
Janet : C'est ça, oui. Je suis navrée d'ailleurs ! Vous êtes le premier ami de Bernard dont je fais la connaissance. C'est un garçon très secret, qui cache ses amitiés...
Bernard : Mais pas du tout, seulement, il habitait Aix... Ce n'est pas la porte à côté... Alors forcément...
Janet : Vous comptez rester à Paris ?
Robert : Il faut que j'y reste, oui, pour mes affaires,
Janet : Alors... je vous reverrai sûrement, monsieur.
Robert : J'en serai ravi, mademoiselle.
Janet : Je vous confie mon petit Bernard jusqu'à mon retour.
Robert : Mais oui.
Bernard : Mais oui, naturellement... Mais va mon chéri, tu vas le rater!
Janet : Non, il faut que je t'embrasse encore.
Bernard, à Robert : Tu permets?
Robert : Mais je vous en prie.
(Il se tourne et regarde le miroir. Bernard et Janet s'embrassent, puis Robert toussote.)
Janet, se dégageant : Je t'adore !
Bernard : Moi aussi.
Janet : Au revoir, monsieur.
robert, dans le miroir. Au revoir, mademoiselle.
Janet, à Bernard : Tu es un amour.
Bernard : Mais oui, mais oui... Toi aussi.
Janet : À lundi
Bernard : C'est ça à lundi.
(Janet lui envois encore un baiser de la main et sort.)
Robert : Eh bien ! mon vieux... Mes compliments ! Ça, c'est de la belle fille ou je ne m'y connais pas.
Bernard : Ah ça ! elle est très bien...
Robert : Mieux que ça ! Et si j'en trouvais une pareille, je m'en contenterais.
Bernard : Je te comprends! Alors ? Qu'est-ce qui t'amène ?
Robert : Eh bien !...
Bernard : Tu bois quelque chose?
Robert : Oui. Ce que tu veux ! (S'avançant vers la rampe et regardant la salle.) Oh! mais dis-moi...Tu as une vue superbe! On voit tout Paris!
Bernard : Oui. oui.
Robert : Alors? Toujours dans l'architecture?
Bernard : Mais oui... toujours ! Ça me fait plaisir de te voir, mon vieux! Alors, qu'est-ce qu'il y a?
Robert : Eh bien ! voilà : quand tu as quitté Aix, pour t'installer à Paris, tu m'as dit : « Viens me voir quand tu monteras!»
Bernard : Oui. Alors ?
Robert : Alors... me voilà ! Et comme je cherche un appartement, je voulais que tu me donnes soit l'adresse de l'agence qui t'a trouvé le tien, soit...
Bernard : C'est bien facile...
Robert : Je veux absolument un appartement, tu comprends..
Bernard : Ah! Oui ? Pourquoi?
Robert : Parce que je vais me marier,
Bernard : Non ?
Robert : Si !
Bernard : Mais alors... tu es fiancé?
Robert : Oui... Enfin, non! C'est-à-dire que je connais vaguement une jeune fille charmante; alors celle-là., ou une autre, je me dis qu'il faut bien que je fasse une fin.
Bernard : Déjà ? Tu as l'air en pleine forme, pourtant.
Robert : Eh bien ! oui. Je suis en pleine forme. Et alors? Toi aussi!
Bernard : Je ne vois pas le rapport.
Robert : Eh bien ! quoi ? Tu es en pleine forme et tu fais une fin, toi aussi. Tu vas te marier,
Bernard : Non.
Robert : Enfin pourtant... j'ai cru comprendre, là... tout à l'heure, avec cette Américaine, que..., enfin... vous êtes fiancés ?
Bernard : Ah ! ça ! Oui !... nous sommes fiancés.
Robert : C'est bien ça ! Alors, tu vas te marier !
Bernard : Non !
Robert : Enfin, si vous êtes fiancés, c'est bien pour vous marier. Ça paraît logique... Non ?
Bernard : Non ! Et d'abord pourquoi est-ce que tu veux te marier, toi? Tu l'aimes cette fille que tu connais vaguement?
Robert : Oh ! Je n'en suis pas fou, mais comme un jour ou l'autre il faut bien avoir un foyer, un intérieur..., alors je me résigne! Et puis il y a les avantages sociaux. Ce n'est pas négligeable!
Bernard : Oh ! les avantages sociaux! Si tu veux te marier, marie-toi, mais marie-toi comme moi alors !
Robert : Comment ?
Bernard : Plusieurs fois. Sois polygame. Ça c'est la reine des vies, agréable, changeante, l'idéal quoi !
Robert : Je ne te dis pas le contraire, seulement c'est très risqué. Ça peut mener loin d'avoir plusieurs femmes....
Bernard : Mais il n'est pas question d'avoir plusieurs femmes ! Des fiancées seulement! Et ça revient au même. Tu as tous les avantages du mariage sans aucun des inconvénients ! À condition de savoir se limiter, bien entendu ! Moi, j'ai trois fiancées !
Robert : Trois ?
Bernard : Oui... Trois, c'est parfait ! Moins, c'est monotone ; davantage, ça serait fatigant... Trois, c'est le rêve !
Robert : Enfin... c'est immoral
Bernard : Immoral ? Pour qui ? Pourquoi ? Puisque aucune ne sait qu'il y en a deux autres et que chacune croit qu'elle est la seule ! C'est la reine des vies, je te dis ! Les avantages du harem en plein Paris, et sans être musulman !
Robert : Que tu dis ! Une seule femme, ça procure déjà des ennuis, mais alors trois !
Bernard : Pas avec moi !
Robert : Avec toi comme avec les autres.
Bernard : Mais non ! Les autres font ça dans le désordre. Ils entretiennent des filles à droite et à gauche...
Robert : Oui... oui... Je ne dis pas. Mais tu oublies de parler de ce que ça coûte, ce train de vie !
Bernard : Oui... dans le désordre ! Mais moi, je suis organisé ! D'abord, mes fiancées travaillent !
Robert : Oui, bon, d'accord, tu ne les entretiens pas !
Bernard : Ou si peu, que mes trois femmes illégitimes à la fois ne me coûtent pas plus cher qu'une seule femme légitime qui ne travaillerait pas.
Robert : Oui... oui... oui, peut-être... Mais quelles complications !
Bernard : Mais tu es buté ! Puisque je te dis que non ! Je t'en parle en connaissance de cause. J'ai trouvé le truc !
Robert : Il n'y a pas, de «truc ».. Il ne peut pas y avoir de truc. Tu penses ! S'il y avait un truc, depuis le temps, ça se saurait ! Une femme, c'est des ennuis... Deux femmes...
Bernard : Sauf si tu t'organises comme moi, et que tu n'aies pas de femmes légitimes. Rien que des fiancées illégitimes !
Robert : Pour mieux courir au désastre !
Bernard : Impossible ! À cause des fuseaux horaires.
Robert : Hein ?
Bernard : Les fuseaux horaires. (Lui tend le livre.)
Robert : Ah! bon.
Bernard : Tu as compris ?
Robert : Non Bernard : C'est pourtant d'une simplicité enfantine. Seulement il suffisait d'y penser. Je recrute mes fiancées parmi le personnel volant. Ce sont des hôtesses de l'air.
Robert : Toutes les trois?
Bernard : Bien entendu. Robert : Quelle idée!
Bernard : C'est là qu'est le truc. Et puis ce sont des filles épatantes, tu ne peux pas dire le contraire. Celle que tu viens de voir...
Robert : Ah ça ! ±patante ! Rien à dire.
Bernard : Et les deux autres sont aussi bien, forcément ! Elles sont déjà triées sur le volet dans les concours d'admission et par les conseils d'administration des différentes compagnies. Et sur tous les plans : physique, moral, intellectuel. Donc, pour moi, tout le travail est fait ! Aucun déchet, aucun piège à redouter, aucune perte de temps ! Je choisis dans ce qui est déjà une super-sélection. Ce n'est pas mal, non ?
Robert : Oui, oui..., en effet... Ce n'est pas mal.
Bernard : La seule chose, c'est que je suis obligé de les prendre dans des compagnies différentes et sur des lignes de parcours qui ne se correspondent pas. A cause des fuseaux horaires et pour qu'elles ne se rencontrent pas !... Mais c'est vraiment le seul inconvénient.
Robert : Évidemment, ça paraît assez séduisant.
Bernard : Séduisant ? Mais si tu essaies, ça t'ôtera l'envie de te marier jusqu'à la fin de tes jours. Ça, je te le garantis.
Robert : Tout de même, c'est peut-être très joli en théorie, mais, pratiquement, je serais curieux de voir ce que ça donne.
Bernard : Rien de plus simple, mon vieux ! Tu es chez toi ! Tu n'as qu'à t'installer ici une semaine et tu verras travailler le maestro ! Janet. mon Américaine, celle que tu as vue... (Il regarde sa montre.) Eh bien ! elle va décoller d'ici dix minutes,. Dans un quart d'heure, c'est Jacqueline qui atterrit.
Robert : Jacqueline ?
Bernard : Oui. Elle est à Air-France. Une petite... un vrai bijou ! Tu verras, elle sera là pour déjeuner.
Robert : Mais c'est juste, juste, ça, dis donc !
Bernard : Oui, aujourd'hui, c'est un peu juste, mais c'est exceptionnel parce que c'est samedi et qu'elle arrive de Gander. Sans ça, normalement, j'ai l'alternance régulière ; deux jours Janet, deux jours Jacqueline, et deux jours Judith. Judith, c'est mon Allemande.
Robert : Ah! bon! C'est un harem international, en
Bernard, prenant la mappemonde : Exactement ! Tiens, tu vas voir ! Regarde ! Ce soir. Judith arrive de Stockholm, mais à ce moment-là, Jacqueline, qui repart cet après-midi, parce qu'elle est simplement en transit, sera déjà au Caire, et Janet à New York ou même à San Francisco depuis longtemps... Tu vois le travail ?
Robert : Oui... C'est un va-et-vient perpétuel !
Bernard : Ah ! ça oui ! Ça bouge constamment ! Mais ce sont des allées et venues organisées, réglées, mathématiques, puisque les horaires sont faits par des polytechniciens. La terre tourne et mes femmes tournent, tout autour ! Aucun imprévu, aucune surprise ! Et comme ça, je mène la petite vie de famille du parfait polygame, avec les femmes au foyer ! Chacune se croit chez elle, mais chacune n'est là que deux jours sur sept ! Et alors non seulement je change de femme trois fois par semaine, mais je change aussi de nourriture. le mange une cuisine bourgeoise, avec la variété du restaurant. Aucune monotonie d'aucune sorte. Ni au lit ni à table ! Comme tu vois tout ça est parfait.
Robert : D'une perfection... stupéfiante !
Bernard : C'est avec Janet que les choses se gâtent un peu, et hier soir je n'ai pas été très bien. Au dîner, il y a eu une raie aux câpres qui nageait dans de la crème au chocolat.
Robert : Ah ! ça oui, en effet... Le chocolat c'est lourd à digérer !
Bernard : Évidemment, j'ai des compensations de premier ordre ! Tu as vu ?
Robert : Impeccable!
Bernard : Impeccable ! Aimant l'amour ! Très américaine, remarque : pas souvent, mais bien ! Enfin quoi, deux jours par semaine, juste ce qu'il faut... C'est le rêve, je te dis, le rêve...
Robert : Oui, ce n'est pas mal, bien sûr, mais... où est-ce que tu les trouves ?
Bernard : C'est très simple : j'ai un ami qui tient un magasin de souvenirs à Orly. Il connaît toutes lès hôtesses de toutes les compagnies. Elle lui font leurs confidences... et celles qui se trouvent un peu seules ou qui ont du vague à l'âme, il me les fait rencontrer. Et alors, de fil en aiguille... Enfin, tu vois. Moi, maintenant, je n'ai plus besoin de rien, mais je peux l'appeler pour toi, si tu veux. C'est un ami, tu es un ami, et...
Robert : Oh ! non, non merci. Ce n'est pas pour moi tout ça 1 Avec mon caractère ! Toi tu es un virtuose et...
Bernard : Mais pas du tout ! C'est du bronze ! Les horaires sont les horaires. Il n'y a qu'à les suivre. Précis même à un point qu'ils en sont empoisonnants... Il m'est arrivé plusieurs fois d'avoir envie de garder un peu plus celle qui était là;.. Eh bien ! non ! Impossible ! Il fallait qu'elle s'envole en me laissant tout seul, à attendre... la suivante !
Robert : Mais dis donc ? S'il y en avait une qui changeait de ligne ? Ah !
Bernard : C'est pratiquement impossible ! Les parcours sont aussi rigides que les horaires.
Berthe, entre et désignant Robert : Monsieur déjeunera avec Monsieur ?
Robert : Non, non, je ne veux pas te déranger.
Bernard : Mais tu ne me déranges pas du tout ! (À Berthe.) Monsieur déjeune avec nous, et il s'installe.
Robert : Vraiment, tu crois que...
Berthe : Il s'installe ?
Bernard : Oui.
Berthe : Ou ça ?
Bernard : Eh bien ! ici !
Berthe : Ah ! bon ! Et dans quelle chambre ?
Bernard : Où il voudra... je verrai. (À Berthe.) Mon veston ! (Berthe sort face jardin) (À Robert.) Où sont tes valises ?
Robert : À la consigne.
Bernard : Eh bien ! Tu iras les chercher tout à l'heure.
Berthe, revenant avec le veston de Bernard et prenant sa robe de chambre : Bien, bien ! Ces Messieurs veulent déjeuner à quelle heure ?
Bernard : Aussitôt que Mlle Jacqueline sera là.
Berthe : Oui, mais ça ne dit pas quand !
Bernard : Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
Berthe : C'est pour savoir... à cause de la viande. Bernard : Je vous le dirai.
Berthe : J'y compte bien. Mais Monsieur avouera que c'est une drôle de vie pour une bonne, ici.
Bernard : Oui ! Bon ! Ça va ! Merci !
Berthe, fausse sortie : Ah ! j'oubliais ! Il y avait une lettre au courrier pour Mlle Janet. Une lettre d'Amérique.
Bernard : Ah ! Eh bien ! donnez-la-moi. (Berthe lui donne la lettre.}
Berthe : Maintenant elle ne l'aura qu'à son retour... Forcément...
Bernard : Mais oui.
Berthe : Alors Monsieur me dira ? Quand Mlle Jacqueline... À cause de la viande...
Bernard : Oui, c'est entendu, je vous dirai. Mais elle ne\ va certainement plus tarder. (Regardant sa montre.) À l'heure qu'il est elle doit se poser, surtout si elle a eu vent arrière.
Berthe : Eh bien ! Espérons que Mlle Jacqueline a eu vent arrière parce que moi, j'ai déjà mis la viande ! (Elle est sortie.)
Bernard : Cette bonne ! Je te jure !
Robert : Elle a un sale caractère ?
Bernard : Non, pas spécialement, elle est comme ça ! Il faut dire qu'elle est un peu débordée avec ces changement de cuisine.
(Il pose distraitement la lettre sur un meuble.)
Robert : Oui, ça l'embête ! Mais dis donc, avec ton roulement... ce chassé-croisé perpétuel, une qui est là... une décolle... une qui atterrit... une qui est déjà en l'air, il se pourrait très bien qu'il y en ait deux qui se trouvent à Paris pour passer la nuit, en même temps ?
Bernard : Impossible ! À cause des fuseaux horaires. Et même en admettant que ça arrive, qu'il y en ait une qui atterrisse au moment où celle qui devait décoller ne décolle pas, je resterais avec celle qui ne décolle pas et j'irais passer la nuit à Saint-Germain-en-Laye, par exemple, histoire de changer un peu d'air !
Robert : Oui, très bien ! Mais pendant ce temps-là, celle qui atterrirait, qu'est-ce qu'elle deviendrait ?
Bernard : Eh bien ! elle rentrerait à la maison... Enfin viendrait ici.
Robert : Elle a une clé ?
Bernard : Évidemment, chacune a sa clé ! Et puis Berthe est là. Si ça arrivait, elle annoncerait à celle qui atterrit que je suis retenu en province pour affaires. Le lendemain, celle qui devait décoller la veille, décollerait. De Saint-Germain-en-Laye, je l'amènerais directement à Orly, je la mettrais dans son avion, j'agiterais mon mouchoir et je reviendrais paisiblement ici, où on m'attendrait depuis la veille les bras ouverts ! Donc, tu vois, même en cas d'imprévu, pas de panique. Ce n'est pas génial ?
Robert : Ah ! si, si, c'est génial, mais c'est dégoûtant ! Tu ne les aimes pas !
Bernard : Ah ! non ! Ne dis pas ça ! Je les adore ! Seulement je les aime toutes les trois autant ! Je les aime au point que je ne peux pas me passer des trois ! Je les aime tellement que, s'il y en a une qui me demande de lui faire un cadeau, je le lui fais, mais j'en achète trois, parce que je ne veux pas que mes deux autres femmes soient lésées sans le savoir; Ça me ferait une peine atroce !
Robert : Oui, ça c'est gentil ! Mais tu ne m'as pas convaincu. Moi, je suis quand même pour le mariage, le vrai, bien pépère et tranquille, avec une seule femme, et tout ce que ça comporte. compensé par les avantages sociaux.
Bernard : Tu as tort...
Robert : Remarque que, de toute manière, je suis très content de ton invitation, d'abord parce que je ne sais pas où aller, et puis ensuite, je serais quand même curieux de te voir opérer.
Bernard : Tu verras. Tu t'instruiras ! Tu n'auras qu'à regarder et tu t'apercevras que c'est la reine des vies. Ah ! tiens, un détail en passant : mes trois femmes ont la même initiale à leur prénom, « J » Jacqueline, Janet, Judith. Ce n'est pas indispensable, mais ça s'est trouvé comme ça. C'est une sécurité supplémentaire. Il peut traîner un mouchoir...
Robert : Oui, bien sûr.
Bernard : Quoique avec Berthe, je suis tranquille {Berthe revient.) Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que vous voulez ?
Berthe : Je ne veux rien, Monsieur. Je fais mon métier de bonne.
Bernard : Je vous paie pour ça.
Berthe : Justement, Monsieur. Alors, comme l'Amérique vient de partir, et que la France arrive, faut que je fasse la chambre.
Bernard : Ah ! c'est vrai ! Vous avez raison.
Robert : Elle pense à tout, hein ?
Berthe : Je suis là pour ça, Monsieur, Je suis là pour ça ! Si je n'étais pas là, je me demande ce qui arriverait à Monsieur, avec cette vie. (Elle a traversé la scène et se trouve devant la porte jardin face.). Puisque Mlle Jacqueline est simplement en transit pour deux heures, inutile que je fasse tout, n'est-ce pas. Monsieur ?
Bernard : Mais oui, très bien.
Berthe : Je referai la chambre à fond, après son départ, avant l'arrivée de l'Allemagne.
Bernard : C'est ça, c'est ça, parfait !
Berthe : Parfait ? Oui, si on veut ! Pas pour économiser le travail en tout cas.
(Elle sort face jardin.)
Robert : Elle est précieuse.
Bernard : Ah ! ça, oui. Elle rouspète tout le temps, mais elle connaît la routine. Tu verras d'ailleurs. Il est indispensable d'avoir du personnel au courant, pour que la maison ait toujours l'aspect en attente d'une arrivée et jamais celui du désordre d'un départ qui vient d'avoir lieu.
Berthe, revient : Voilà, Monsieur.
Bernard : Eh bien ! c'est parfait ! Rien ne traîne ? Vous n'avez rien oublié ?
Berthe : Non, Monsieur.
Bernard : Elle sera là dans cinq minutes.
Robert : C'est quand même un peu juste, juste...
Berthe : Oui, aujourd'hui c'est ric et rac.
Bernard : La précision fait la force !
Berthe : Chaque fois qu'il y a une de ces demoiselles en transit, ça va, ça vient... forcément le rythme est plus rapide.
Jacqueline, entrant. Elle est en hôtesse de l'air Air France avec le petit sac de toile bleue. Elle est aussi jolie que Janet : Chéri !
Bernard, avec Jacqueline dans les bras : Jacqueline chérie !
(Berthe sort troisième plan jardin.)
Jacqueline : Tu sais que j'ai bien failli ne pas venir, chéri ?
Bernard : Ce n'est pas possible ! Tu vas nous raconter ça. Tiens, je te présente mon: vieux copain de lycée, Robert Castin.
Robert, en se levant : D'Aix...
Bernard : Oui, il arrive d'Aix.
Jacqueline : Bonjour, monsieur.
Robert : Bonjour, mademoiselle. J'ai débarqué à l'improviste, il y a une heure à peine chez Bernard, qui est un vieil ami, et il vient de me dire que vous alliez arriver, qu'il vous attendait. Je ne voudrais pas troubler votre intimité.
Jacqueline : Mais pas du tout, monsieur. Je suis ravie. Vous êtes le premier ami de Bernard dont je fais la connaissance. On ne voit jamais personne avec lui. Il est tellement secret. Il a peu d'amis et je suis très heureuse de vous rencontrer.
Robert : Mais moi aussi, mademoiselle, moi aussi.
Jacqueline : Donne-moi quelque chose à boire, chéri, et sers ton ami. Moi, je suis morte. Ah ! quand on voit le soleil qu'il y a ici, on a de la peine à imaginer qu'il puisse faire un si mauvais temps ailleurs. Tu sais que j'ai bien failli rester à Gander ?
Bernard : Vraiment ?
Jacqueline : Je t'assure, chéri. De toute façon, je t'aurais télégraphié. La Météo avait annoncé une tempête, mais c'est un ouragan qu'il y a eu ! On était plaqué au sol, le vent changeait constamment et le plafond était à peine à 400 pieds. Enfin, tu te rends compte !
Bernard : En effet...
Jacqueline : Et un brouillard, et un froid ! Ça s'est calmé sur la Manche. Et ici, le soleil pour arriver. Enfin, je suis là, c'est le principal. Tu as été sage, chéri ?
Bernard : Eh bien ! voyons, quelle question !
Jacqueline : Ah ! bon. (À Robert.) Bernard vous a dit que nous allions nous marier ?
Robert : Oui, oui. Il m'a annoncé que vous étiez fiancés.
Bernard : Et j'ai même ajouté que tu étais ravissante. Hein ? Ce n'est pas vrai ?
Robert : Si, si, c'est vrai. Il m'a fait tellement de compliments.
Jacqueline : Que vous êtes déçu ?
Robert : Vous plaisantez ? Non ! Au contraire, il était au-dessous de la vérité.
Jacqueline : Ce n'est pas gentil ça, chéri !
Bernard : Ne crois pas ce qu'il te dit. Il fait de l'esprit sur mon dos.
Jacqueline : Invite ton ami à déjeuner avec nous,chéri.
Bernard : C'est fait, ma chérie.
Jacqueline : Ah ! bon, très bien.
Robert : Je suis confus...
Jacqueline : Mais voyons !
Bernard : Ne fais pas de manières. Je lui ai même proposé de s'installer ici quelque temps, parce qu'il cherche un appartement.
Jacqueline : Tu as bien fait, chéri. II. te tiendra compagnie quand je ne suis pas là. Comme ça, tu seras moins seul, toi qui te plains toujours que je t'abandonne trop longtemps.
Bernard : Eh bien ! oui ; quand tu n'es pas là, je suis perdu. Je suis tout seul.
Robert : Ah ! bon. Mon pauvre vieux, tu te plains de la solitude ?
Bernard : Tu vois bien ! Ce que c'est que l'amour quand même !
Jacqueline : Berthe a préparé le déjeuner ?
Bernard : Oui, oui, c'est en train.
Jacqueline : Tu es une vraie maîtresse de maison, chéri.
Bernard : N'exagérons rien !
Jacqueline : Bon. Je vais me laver les mains et on déjeune. (Elle va à la salle de bains, fond cour.) Parce que je décolle à 3 heures pour le Caire ! Oh ! à propos, tu sais que ça y est... Ils mettent la Super-Caravelle en service. Elle est bien plus rapide... On pourra se voir beaucoup plus souvent.
Bernard : Ah ! bon ? Eh bien ! c'est très bien, très bien ! Tu penseras à me donner tes nouveaux horaires, hein ?
Jacqueline : Mais bien sûr, chéri.
Bernard : Bon.
Jacqueline : A tout de suite. (Et elle sort salle de bains fond cour.)
Robert : Dis donc, si ces avions vont de plus en plus vite, ça va précipiter ton rythme, ça !
Bernard : Oh ! ce n'est pas pour demain. -
Robert : En tout cas, mes compliments. Je me deman de laquelle des deux est la mieux, et je ne peux pas me décider.
Bernard : De toute façon, tu n'as pas à te décider, Les deux sont prises ! (Le téléphone sonne, il décroche.) Allô !... Oui... c'est ici... Je ne quitte pas... de Stockholm ? Allô ! oui. C'est moi... Ah ! c'est toi, chérie. (Plus bas à Robert.) C'est Judith, mon Allemande. (Au téléphone.) Qu'est-ce qu'il y a ? Ah ! bon ?... Oui... Au lieu de 19 heures, tu seras là à 23 heures ? Tu auras dîné ?... Eh bien ! c'est parfait ! À 23 heures... Oui, chérie !... Je t'embrasse, oui... (Berthe est entrée et Robert a un haut-le-corps de peur.)
Berthe : Monsieur !
Bernard, au téléphone : Oui. Au revoir, chérie. (Il raccroche.) Ah ! vous arrivez bien, vous.
Berthe : Moi ?
Bernard : Oui ! Annulez la choucroute et les Francfort !
Berthe : Ah bon ! L'Allemagne est en panne ?
Bernard : Oui, c'est ça.
Berthe : Seulement, la choucroute, elle est achetée maintenant.
Bernard : Eh bien ! tant pis.
Berthe : Vous avouerez que ça n'est pas une vie pour une bonne, ici (Fausse sortie.) Je voulais dire quelque chose à Monsieur, mais maintenant je ne me souviens plus de ce que c'était... Avec ces changements tout le temps...
Bernard : Ça vous reviendra.
Berthe : Alors, je reviendrai.
Bernard : C'est ça.
(Berthe sort.)
Jacqueline, sortant de la salle de bains : Le téléphone n'a pas sonné ?
Bernard : Ah ! si.
Jacqueline : Ça n'était pas pour moi ?
Bernard : Non, non... Pourquoi ?
Jacqueline : Parce qu'il est possible que j'aie un battement dans mon horaire, à cause des conditions atmosphériques. Il y a certains appareils qui sont déroutés, et on va peut-être m'appeler.
Robert : C'est intéressant d'être au courant de tout ça.
Bernard : Oui. Et ça te ferait un grand battement ?
Jacqueline : Non. Au lieu de décoller à 3 heures, ce serait 4 heures, simplement.
Bernard : Ah ! bon.
Jacqueline : Pourquoi est-ce que tu dis : « Ah ! bon, » ?
Bernard : Eh bien ! je dis : « Ah ! bon »... « Ah ! bon », parce que... parce que ça nous ferait une heure de plus à passer ensemble.
Jacqueline : Tu es un amour ! Mais qui téléphonait alors ? Ce n'est pas une femme au moins ?
Robert : Pensez-vous !
Bernard : Mais qu'est-ce que tu vas imaginer dans ta tête ? Tu sais que je t'adore !
Jacqueline : C'est bien vrai ?
Bernard : Jacqueline ! Ma chérie... tu doutes ? Tu me fais beaucoup de peine !
Jacqueline : Bon ! Mais alors, dis-moi.
Bernard : Dis-moi quoi ?
Jacqueline : Ce que c'était.
Bernard : Eh bien ! c'était... c'était une erreur.
Robert : C'est ça. Voilà... oui... tout simplement... une erreur ! Croyez-vous que c'est bête !
(Jacqueline est remontée jusqu'au meuble où Bernard avait posé la lettre pour Janet.)
Jacqueline : Qu'est-ce que c'est que ça 7
Bernard : Quoi ?
Jacqueline : Cette lettre? Adressée à... Janet Hawkins?
Bernard : Comment veux-tu que je le sache? Je n'ai 1 pas reçu de lettre, moi !
Jacqueline : Enfin, elle est là, sur ton bureau !
Bernard : Je ne sais pas ce que c'est... Je n'ai pas bougé... On parlait avec Robert, hein, Robert ?
Robert : Oui, oui... c'est ça... On parlait, et...
Jacqueline : Enfin elle n'est pas venue toute seule ?
Berthe, entre : Ça y est ! Je me souviens de ce que je voulais dire à Monsieur. (Voyant Jacqueline.) Oh ! bonjour, Mademoiselle.
Jacqueline : Bonjour, Berthe. Ça va ?
Berthe : Oui! Comme d'habitude. Mademoiselle! Ça va, ça vient.
Bernard : Oui... Bon... Qu'est-ce que vous vouliez me dire, alors ?
Berthe : Eh bien ! Que le déjeuner est prêt !
Jacqueline : Bon, très bien ! Dites-moi, Berthe ?
Berthe : Mademoiselle ?
Jacqueline, montrant la lettre : Qu'est-ce que c'est que зa ?
Berthe : Une lettre.
Jacqueline : Je vois bien. Et pour miss Janet Hawkins. Vous connaissez ça ?
Berthe : Jamais entendu parler.
Jacqueline : Eh bien ! alors, qu'est-ce qu'elle fait là ?
Bernard : Puisque je te dis que je n'en sais rien.
Jacqueline : Enfin.
Berthe : Ah ! oui ! ça y est ! Je sais... Je me souviens. Je me suis trompée. La concierge me l'a dit : « Vous avez pris une lettre qui n'est pas pour vous; C'est pour quelqu'un de l'immeuble. »
Bernard : Ah ! Eh bien ! voilà ! Tout s'explique !
Robert : Oui... tout s'explique... Très bien, même.
Berthe : C'est une erreur de ma part. Monsieur m'excusera... Mademoiselle aussi.
Bernard : Mais oui, bien entendu.
Berthe : Si Mademoiselle veut bien me la donner, je la redescendrai tout à l'heure.
Jacqueline : Voilà.
Berthe : Merci, Mademoiselle. (Elle met la lettre dans sa poche.) Alors, comme je viens de le dire à Mademoiselle et à ces messieurs, le déjeuner est servi.
Jacqueline : Vous êtes parfaite, Berthe, parfaite... et vous tenez cette maison comme la vôtre !
Berthe : C'est tout à fait ça, Mademoiselle... tout à fait ça !
(Berthe sort salle à manger.)
Bernard : N'est-ce pas ? On arrive, tout est prêt... et il n'y a plus qu'à se mettre les pieds sous la table.
Robert : Ah ! c'est beau, la vie de famille !
Jacqueline : Ah ! oui... c'est vrai... Eh bien !... Vous devriez faire comme Bernard, trouver une femme vous aussi, et vous décider à vous marier comme lui !
Robert : J'y pense sérieusement.
Jacqueline, regardant sa montre : Oh ! déjà moins vingt-cinq ! Dépêchons-nous ! À table !
(Et Jacqueline sort salle à manger.)
Bernard : Alors, tu as vu comment ça se passe 7
Robert : Ça !
Bernard : Alors, tu t'instruis ? Hop, hop !... Le tour est joué et voilà le travail !
Robert : Oui... oui... Voilà le travail !
Bernard : Bon ! Alors ! Viens déjeuner ! À la française !
Robert : Dis donc ! Il est plaisant, ce costume d'Air-France !
Bernard : Plaisant ? Irrésistible, oui ! Et c'est ce qui me perd ! Qu'est-ce que. tu veux ? Moi, je suis sensible au prestige de l'uniforme.
Robert : Sacré Bernard !
Bernard : Sacré Robert !
(Ils sortent en riant derrière Jacqueline tandis que le rideau descend. Précipité.)
...