ACTE I
L'Amérique. Littoral de l'Est (Caroline du Sud).
Louis Laine, nu. Il vient de sortir de l'eau.
Marthe (grand chapeau de paille, attaché sous le menton par un ruban (?)), sur un pliant, raccommodant les vêtements de Louis Laine.
Une balançoire accrochée à un portique ou à ce qu'on voudra.
De préférence quelque temps après la Guerre de Sécession, ce qui peut donner le mieux l'impression d'une espèce de moyen âge américain.
Louis Laine, s'étirant longuement, de toute la longueur de la phrase : La journée qu'on voit clair et qui dure jusqu'à ce qu'elle soit finie !
Marthe : Dis, Louis, toute la nuit il a plu à verse, tu sais, comme il pleut ici, et j'écoutais l'eau, songeant à tous ceux qui l'écoutent
(Elle coud.)
À ce même instant, qu'ils se soient réveillés ou ceux qui ne peuvent pas dormir.
La mer à la marée de minuit débordait
Avec tout le bruit qu'elle fait, crachant contre la porte fermée.
La voilà qui s'est retirée.
Mais tu n'as pas passé la nuit dehors?
Louis Laine : Bah !
J'ai vu bien d'autres temps !
Rassure-toi. J'étais couché dans un lit (jeu de la serviette), un très bon lit.
Marthe : Où cela?
Louis Laine, chanté sur deux notes : Chez eux...
Marthe : Tu as bien fait de ne pas passer la nuit dehors.
Louis Laine, même gamme : Pouah! J'étais empêtré dans le chaud, j'étais emmêlé dans les draps!
Et je suis sorti de la maison, mal réveillé encore, riant, rêvant, et des pins
De grosses gouttes me tombaient sur l'épaule (rapide), ça me roulait du haut en bas. Et alors la mer ! On se connaît bien tous les deux, la mer, on s'aime bien tous les deux, c'est comme du lait de vache pour moi !
J'ai cru que je n'en aurais jamais fini de descendre et de descendre !
Et de remonter. Et qu'est-ce qui est arrivé pendant ce temps-là? Le soleil qui avait fait le coup de se lever pendant ce temps-là ! Le vieux brigand qui avait fait le coup de se lever pendant ce temps-là ! Je n'ai eu que le temps de replonger pour aller la chercher !
Marthe : Pour aller chercher la quoi ?
Louis Laine : La pièce d'or qu'il avait jetée dans l'eau pour que j'aille la chercher
Avec les dents !
Marthe : Tu me l'as rapportée?
Louis Laine : Je crois bien que je l'ai avalée.
Marthe : Oui, je t'ai vu qui faisais le lion marin. C'est bon de se laver.
Louis Laine : Sûr que c'est bon de se laver !
(Un temps.)
Marthe : Est-ce que nous partons demain comme tu l'avais dit ?
Il est temps que je le sache.
Louis Laine, chanté : De main...? Il n'y a pas de demain. C'est assez que d'aujourd'hui pour moi.
Marthe : Maintenant que les patrons sont revenus...
(Une pause. Louis Laine est allé s'asseoir sur l'escarpolette et se balance rêveusement. Peu à peu, le mouvement se transforme en paroles.)
Louis Laine, les bras écartés de toute leur longueur : Je vole dans l'air comme un busard, comme Jean-le-blanc qui plane !
Et je vois la terre apparaître sous les flammes du soleil et j'entends Le craquement de l'il lu mi na tion gagner ! La terre sous le succès du soleil, les fleuves et ces eaux de tous les côtés qui y vont et les passants sur les routes qui se déplacent petitement
(Rythmé par le balancement) et les chemins de fer et les maisons éparses et toutes ces villes rouges divisées par tes rues dans la fumée ! (e muet)
Moi (plus bas), je regarde seulement si je ne trouverai pas un lapin avant qu'il rentre au bois, ou une dinde sur la branche.
Marthe, elle vient s'asseoir à côté de lui sur la balançoire : Dis-moi...
J'aimerais mieux m'en aller, comme tu l'avais dit...
Louis Laine : Pourquoi?
Marthe : Tu me disais que nous vivrions quelque part. là-bas, et que nous aurions une maison à nous...
Bien sûr je ferai ce que voudras, Louis! (Profondément)) Je n'aime pas ces gens d'ici.
Sans doute, c'est très gentil qu'ils t'aient pris ainsi ici pour surveiller.
Mais je n'aime pas cet homme quand il vous regarde ainsi fixement, la main dans sa poche, comme s'il comptait dedans ce que vous valez.
Et cette femme, c'est sans doute sa femme (avec expression)
Avec ces yeux qu'elle a
Et cette manière de rire.
Louis Laine : Screeching on dit.
Marthe : Screeching c'est ça. Screeching.
Louis Laine, lui prenant le bras et s'en servant pour désigner quelque chose dans le lointain : Tu vois'?
Marthe : Je vois quoi?
Louis Laine : Quelque chose pendant que tu disais des bêtises. Une fumée...
Marthe : Je ne vois pas de fumée.
Louis Laine : Là-bas ! C'est la Vieille-de-dessous-la-Vague qui l'ait la cuisine!
Elle a des coquillages pour oreilles. Sa cheminée dépasse quand le flot est bas.
(Assez rapide.) Et îes chambre sont pleines de défroques de marins, plus que les comptoirs de prêts sur gages, et de montres et de sifflets,
Et de cloches avec le nom du navire et de pièces d'or et d'argent que la mer a usées comme des graviers : et. de sacs (de grenats.
(Il lui bouffe cela dans la figure, les deux mains autour de la bouche) Un jour que le chauffeur du Narragansett...
Marthe : Tu as toujours des histoires à raconter.
Louis Laine : Je sais que tu n'aimes pas ça, mais pourquoi que ça serait défendu de l'agacer un peu, c'te personne?
Marthe : Continue !
Louis Laine : Je n'ai pas été élevé dans les villes.
Une araignée
(Il lui prend le poignet.)
Une araignée
M'avait attaché par le poignet avec un ni et j'avais de l'herbe jusqu'au cou
Et du milieu de sa toile elle me racontait des histoires, telle qu'une femme assise.
Et je connaissais les fourmis selon leur nation,
Quand elles vont et viennent comme les types qui déchargent les bateaux, comme lès scieurs de long qui s'en vont portant une planche sur leur épaule.
C'était chez ma nourrice.
Ensuite, mon père - mon père ? était-ce mon père, je n'ai jamais eu père ni mère, je suis né tout seul !
Il m'avait pris avec lui à son bureau, mais je ne savais rien et j'allais passer la journée dans le trou à charbon.
Pour lire la Bible et je prenais de l'argent dans la caisse.
J'ai du sang- d'Indien dans les veines. Ils avaient un dieu qu'ils appelaient « Le Menteur ».
Parce qu'il n'est pas revenu « Le Menteur », tu comprends ?
Marthe : Je comprends.
Louis Laine : On ne sait rien d'eux. Ni par où les hommes rouges sont arrivés,
N'emportant rien avec eux dans cette terre qui était comme un fonds abandonné et il y avait trop de place pour eux.
Et ils vivaient faisant la guerre aux animaux qui y étaient déjà ; en bonne entente et amitié.
Et1 les uns et les autres, tout le monde se connaissait par son propre nom, son vrai nom, on était en famille quoi !
Mais les blancs sont arrivés.
Et alors ce n'est plus la même chose, il y a eu Tom. Jack, Dick, chacun son petit lopin de terre à lui. pas à un autre,, tu comprends, c'est défendu !
Et tout ce qu'on est arrivé à lui faire pousser, à c'te sacrée saloperie de vieille terre. c'est pas croyable !
— Et l'ancien guerrier s'en va comme sur l'aile de la fumée.
Maintenant je vois les millions d'hommes qui vivent ici.
(Il remonte la balançoire à bout de jambes.)
Marthe : Tu me fais mal !
(Il lâche la balançoire.)
Louis Laine : Menuisier ! Je voudrais être être menuisier.
(De nouveau la balançoire à bout de jambes.)
Marthe : Pourquoi menuisier ?
Louis Laine (hurlant) : Conducteur de diligence en Californie !
(Il âche la balançoire.)
Marthe : Tu me fais mal au cœur.
Louis Laine (debout et comme inspiré, claquant îles doigts, lyrique, dansant (?) en tous cas trépignant : L'active soie
Flamboie au travers de la planciie, il est dix heures, dix licurrs du matin et les usines sont pleines et les écoles et l'ouvrier à genoux,
Un boulon entre les dents, ramasse sa pince, et à l'intérieur de la Bourse
Lrs hommes d'arpent aux yeux de sourds aboient et télégraphient avec les mains!
Et la nuit ramène la volupté.
(Toute cette phrase doit être dite d'un seul trait descende jusqu'à euil - ralentir sur les dernières syllabes.)
Moi. je ne fais rien de tout. le jour et je chasse tout seul, écoutant le cri de l'écureuil pendant que les rayons du soleil changent de place.
(Fin. de la danse.}
(Se retournant brusquement.}
- Et qu'est-ce qu'il reste d'argent dans le sac à Madame?
(Il va regarder. En effet il y a un sac, et dedans un autre suc, et dans ce sac un autre sac.}
Marthe : II ne reste plus rien.
Louis Laine : De tout cet argent que tu avais emporté?
Marthe : II ne reste plus rien.
{Louis Laine se retourne et la regarde longuement et pensivement. Il fait le geste de se mettre les mains dans les poches, c'est dommage qu'il n'ait pas de poches.)
Mais oui, c'est bien vrai, il ne reste plus rien, pourquoi me regardes-tu ainsi ?
Louis Laine (inspiré soudainement) : Épicier !
Épicier! épicier, je te dis! on se fera épicier dans l'Ouest!
Marthe : Avec quel argent épicier?
Louis Laine (presque chantant) : On se fera épicier dans l'Ouest avec l'argent de Thomas Pollock Nageoire !
Avec l'argent de Thomas Pollock Nageoire incorporated on se fera épicier dans l'Ouest! C'est incorporated dans la firme qui m'a conseillé ça!
Marthe : Tu veux dire sa femme.
Louis Laine : Je veux dire sa femme.
(Il lui fait signe de l'œil de s'asseoir sur la balançoire. Il va s'asseoir à côté d'elle, mais dans le sens opposé, de sorte gué pour se voir il faut le faire exprès. Petit balancement un moment pour faire venir l'inspiration.)
Louis Laine : Tu vois? On ne tient plus à la terre tous les deux. On est des anges ! On ne tient plus que l'un à l'autre.
Marthe : Fais attention de ne pas me lâcher.
Louis Laine : Tu ne trouves pas ? On est très bien comme ça. Entre mari et femme, quand on ne se voit pas, c'est là qu'on s'entend le mieux.
Marthe : Je ne te vois pas, mais je te tiens tant que je peux; ah ! je l'ai bien compris tout de suite qu'il le fallait que je te tienne tant que je peux, mon petit gars, tant pis pour toi si tu me lâches !
C'est drôle que nous nous soyons ainsi amateloltés ensemble, sens devant dimanche, à l'envers l'un de l'autre comme des danseurs
Qui tournent autour l'un de l'autre sans jamais parvenir tout à fait à se voir la figure !
Louis Laine : C'est le cœur qui est important!
(Il tord brusquement les cordes de la balançoire, de manière à se placer tous les deux dans la position inverse.)
Marthe : Reste tranquille, tu me fais mal !
(Retour à la première position.)
Louis Laine : J'aime te faire mal.
Marthe : Fais-moi mal ! Un job ! c'est un job que l'on dit ici? On m'en a foutu un job avec toi, espèce de peau-rouge !
Louis Laine : Tu peux le dire !
Marthe : Comment faire pour te lâcher? tu te casserais tout de suite !
Et moi, je t'aime Laine ! Je ne veux pas qu'on me le casse, mon peau-rouge de l'autre côté du sens commun.
Je suis malheureuse, Laine! je suis jalouse, Laine! Non, je sais, ce n'est pas cela qu'il faut dire, ne te fâche pas !
J'ai mal à toi! C'est bête d'avoir mal à quelqu'un !
Qu'est-ce qu'il me fait encore, l'idiot, quand il est tout seul? qu'est-ce qu'il a inventé? dans quel état c'est-i que je vais le retrouver?
quelle farce qu'il me prépare?
Je me demande qui c'est qui me l'a adjugé pour que je m'en occupe, cette espèce de pendu dépendu ?
Louis Laine : Je me le demande aussi. Et cependant il n'y a pas à en douter que nous étions faits l'un pour l'autre. Sens devant dimanche !
Tu crois que j'aime ça tant que ça d'être fait l'un pour l'autre? J'ai vingt ans! Tout le monde est sûr que j'ai vingt ans. À vingt ans ce n'est pas si drôle que ça d'être fait l'un pour l'autre.
Marthe : Drôle ou pas.
Louis Laine : Et alors, alors,
C'est défendu de faire un petit essai de temps en temps?
Marthe : N'essaye pas!
Louis Laine (bêtifiant) : Une espèce de petit essai artistique?
Marthe : N'essaye pas! ne fais pas le malin ! ça tournerait mal pour toi, j'en suis sûre.
Louis Laine : Je t'al parlé d'une araignée tout à l'heure.
Ce n'est pas vrai. C'est une chouette. Une espèce de chouette dans la forêt qui chante comme un coucou. J'ai jamais réussi à la retrouver.
Marthe : C'est moi, la chouette?
Louis Laine : Tu n'es pas une chouette, tu es mon rossignol. Il n'y a que là-bas de l'autre côté du monde...
Marthe : Le vrai?
Louis Laine : Le vrai. Qu'il y a des rossignols et des rossigno - les
Marthe : La rossigno - le ne chante pas.
Louis Laine : Lui chante.
Marthe : Je ne t'ai jamais entendu.
Louis Laine : II fallait écouter.
(Profond silence. Il rêve.)
« Belle! Belle! Belle! »
Marthe : Qu'est-ce que tu veux dire avec ton « Belle! belle! belle! »?
Louis Laine : « Belle! belle ! belle ! » tu ne te souviens pas ?
II y avait un drap de lit étendu par terre et quelqu'un qui tapait sur une casserole avec une pierre en disant « belle belle ! belle ! ».
Marthe : Je me rappelle ! C'est comme cela chez nous que l'on fait pour cueillir les abeilles, les essaims d'abeilles!
Ils s'abattent sur le drap et alors toute prête pour eux, la ruche !
Louis Laine : Moi, je t'écoutais derrière la haie, j'avais soif, ô que j'avais soif ! Je n'ai pas résisté, j'ai sauté la haie !
Marthe : Et tu es venu t'asseoir derrière moi.
Louis Laine : Tu as eu l'air de trouver cela tout naturel, comme si tu m'attendais.
Marthe : Je t'attendais.
Louis Laine : Je te vois encore qui me regardais du coin de l'œil derrière toi en riant,
Assise par terre, et moi aussi je me suis assis derrière toi par terre.
Il y avait une grosse tartine de pain de ménage que tu étais en train de beurrer pour les enfants,
Tu me l'as donnée.
Marthe : Elle était bonne?
Louis Laine : Le cidre aussi était bon. J'avais soif, j'avais faim.
Ça sent bon les tilleuls au mois de juin.
Marthe : C'est arrangé pour que ça aille ensemble avec les foins coupés. XXX
Louis Laine : El moi, derrière toi, tu sais, je te regardais le cou.
Marthe (troublée) : Oui...
Louis Laine : Tu m'as Messe, mon amie, avec un seul cheveu de ta nuque...
C'est dans la Bible !
Et alors par-dessus le foin. par-dessus les tilleuls, il nous est arrivé quoi? dans la figure! ce grand soufflet de rosés rouges!
Marthe : C'était bien fait pour toi !
Louis Laine : Tout ça, je me rappelais tout ça sur le bateau.
Toi, c'était le pilote, on t'avait mise en avant pour nous trouver la route, c'était toi, le pilote.
Et moi, à ta place, je m'étais posté en arrière, la figure tournée vers le vieux pays —
« Belle! belle! » qu'il faisait tout bas là-bas, le vieux pays, en tapant sur une casserole —
Qui lui faisait des grimaces.
Croirais-tu? j'ai été sur le point de dire au capitaine de retourner.
Marthe : Pas possible, il y avait cette grosse étoile en avant de nous qui empêchait.
Louis Laine : C'est vrai, et puisqu'on était parti, autant continuer.
Marthe : Et tu sais, je vais te dire, je l'ai retrouvée ici...
Louis Laine : Qui retrouvée?
Marthe : L'étoile, bien sûr ! C'est comme les oiseaux, elle a un nid bien caché, sous les branches, entre les roseaux. Toutes ces longues nuits, pendant que tu me laisses seule, je cause avec elle.
Louis Laine : Thomas Pollock, tu sais ce qu'il veut en faire, de cet endroit où nous sommes?
Un sanctuaire. Un sanctuaire où il n'y en ait. plus que pour les oiseaux et pour les plantes rares. La nature seule. C'est moi qui serai le gardien.
Pas avec un képi vert comme en France, avec un vrai fusil qui part, pour chasser les mauvais garçons !
Marthe : Un sanctuaire. J'aime ce nom.
Tu sais que j'y ai été, je l'ai reconnu tout de suite.
Ces longues chevelures comme des voiles de veuves qui pendent aux branches. On n'invente pas ça. Quelqu'un m'a menée ici en rêve.
Louis Laine : On appelle ça des mousses espagnoles, mais ce n'est pas des mousses, elles ne tiennent pas à l'arbre.
On les a jetées sur les branches comme de grandes mantilles, avec chic !
(Renversé en arrière.)
Parce que ça faisait bien.
Et l'eau par-dessous, il y a des endroits que l'eau par-dessous, c'est tout noir comme de l'encre à cause d'un certain fruit qui tombe dedans. Comme du verre noir.
Et alors là dedans ce que les azalées s'en payent au printemps de feux d'artifice!
Marthe : C'est le pays que j'ai lu dans un livre. Une certaine vierge qu'un dieu avait enlevée pour la conduire ici. Et son amant est venu la rechercher pour la ramener dans le vrai pays, dans le pays vrai. Mais attention! il n'avait pas le droî; de se retourner ! Il s'est retourné.
Louis Laine : Il ne fallait pas.
Marthe : C'est tout à fait notre histoire, je veux dire tout le contraire. C'est toi, ici, que j'étais allée chercher en rêve au fond de ce « sanctuaire ». Ce ne sont pas ies voiles qui leur manquent, à toutes ces présences autour de nous.
Mais ça ne finit pas la même chose. C'est toi qui m'as ramenée.
Louis Laine : tiens-moi bien, crainte que je ne disparaisse un beau jour on ne sait comment au milieu de toutes ces présences voilées !
Marthe : Faut pas dire de bêtises. Présences voilées ou pas, on ne se volatilise pas comme ça, mon petit gars, sans que je m'en aperçoive !
Pourquoi est-ce que tu serais venu me chercher alors? Et moi de mon côté pourquoi
(léger arrêt)
Que je serais venue te chercher au milieu de cette mare à crapauds ?
Louis Laine : Ce n'est pas une mare à crapauds, c'est un sanctuaire.
Marthe : Un sanctuaire à crapauds. J'en entends un toutes les nuits qui a une voix de chantre.
Louis Laine : II exhorte la lune.
Marthe : II exhorte la lune et moi, j'exhorte cette espèce d'étoile qui s'était cachée dans la boue ! Ah ! Comme elle s'était bien cachée ! Je l'ai trouvée tout de même !
Louis Laine : Je n'aime pas qu'on me trouve.
Marthe : C'est toi, mon job' Si, tu me fais long feu, quel dommage! À quoi c'est que je sers alors?
Louis Laine : Je n'aime pas qu'on me trouve.
Marthe : Je t'ai trouvé tout de même. Est-ce que tu crois que je ne l'ai pas compris, ce profond sanglot d'un homme qui pour la première fois s'enfonce dans une femme? ce pauvre enfant, né de personne à qui le bon Dieu a envoyé une mère? Ail! je t'ai juré quelque chose à ce moment, tu n'y peux rien ! Pas à toi, à cette espèce d'étoile au milieu de soi dans la boue que je m'entendais battre !
Louis Laine : C'est toi qui vas me mettre. au monde?
Marthe : Au monde, pourquoi pas? Ce n'est pas intéressani de venir au monde? Cette étoile qu'on était sans le savoir de la sortir? Au lieu de se sauver? d'être le compère à quelqu'un, cette étoile qu'on était sans le savoir, la sortir, c'est son job à c'te personne! de la sortir ! Quelqu'un de plus fort que vous !
C'est comme ton Amérique ! Tu me crois qu'elle me fait peur, ton Amérique ! Elle ne me fait pas peur, je suis plus forte qu'elle !
Louis Laine : Que veux-tu de moi ?
Marthe : Je veux que tu sois d'accord avec ce jurement que jadis au plus profond de mes entrailles tu m'as juré!
Louis Laine : Je suis d'accord.
(Entrent Thomas Pollock et Lechy Elbernon.
Thomas Pollock Nageoire a un haut-le-corps en voyant le costume indiscret de son employé et se met devant sa compagne pour lui épargner ce spectacle.
Silence embarrassé.)
Lechy Elbernon : Votre pantalon, damn fool!
(Elle étend son châle, ou déploie son ombrelle ad libitum, de toute sa longueur, pendant que Louis Laine réintègre son pantalon.)
(Faisant le geste de souffler dans une trompette :)
Le patron! taratatata ! je vous présente le patron! Il arrive ! Il vient d'arriver! il est arrivé ! Et tout de suite il a voulu entrer en possession de ses hôtes distingués ! On n'a pas eu le temps jusqu'ici de faire connaissance ! Alors il a voulu se les payer tout de suite ! pas un moment à perdre !
Louis Laine (maintenant convenable mais le torse nu) : Je vous croyais au Canada.
(Un temps.
Thomas Pollock Nageoire désigne du menton la pièce manquante de l'accoutrement de son interlocuteur, quelque chose à carreaux rouges qui sèche sur une corde.)
Louis Laine (interloqué) : Je vous croyais au Canada.
(Thomas Pollock Nageoire : même mimique.
Lechy Elbernon en riant va décrocher la chemise du bout de son ombrelle et la lui tend, puis se place devant lui, le dos tourné pour lui servir d'écran. Après quoi Louis Laine apparaît all complète.
Un temps.)
Thomas Pollock Nageoire : Non, j'arrive de Denver.
(Silence. Les quatre personnages se regardent longuement, prenant mesure l'un de l'autre.)
Louis Laine : On dit que ça ne marche pas là-bas.
Thomas Pollock Nageoire : Yes, sir! Ilssont dans l'eau chaude, c'est positif, depuisque l'Inde a arrêté la frappe de l'argent. Le dollar vaut cinquante-quatre cents, man!
L'or est tout; il n'est valeur que de l'or. Personne ne croit plus à l'argent.
Moi, je l'ai toujours dit: une seule valeur,un seul prix, un seul métal.
Louis Laine : Mauvais pour les affaires, hé ?
Thomas Pollock Nageoire : Well !
Louis Laine : Bon? Cela vous est égal.
Thomas Pollock Nageoire : Well !
Marthe : Vous êtes commissionnaire, je crois ? Comment dit-on?
Thomas Pollock Nageoire : Je suis tout !
Lechy Elbernon : Tout ! il est tout, vous comprenez !
Thomas Pollock Nageoire : J'achète tout, je vends tout. Si vous avez de vieux souliers à vendre, apportez-les-moi.
Lechy Elbernon : Est-ce que vous n'avez jamais vu sa maison de New-York?
Thomas Pollock Nageoire : Old Slip see?
C'est à gauche : la vieille maison où il y a une horloge.
Il faudra que je vous montre ça.
Il y a beaucoup de choses là-dedans. Comme les dynamos sont, dans le sous-sol des hôtels et comme les églises sont. bâties sur les ossements des saints, toute la Fondation
Contient l'or et l'argent dans les coffres-forts qui sont. rangés comme des foudres et le dépôt des titres et des valeurs.
Et comme le dimanche on envoie la petite fille chercher la bière dans un pot,
C'est ici qu'on va tirer son argent.
(Avec une solennité religieuse ;)
Et au-dessus est la Caisse.
Au milieu la Caisse, et à droite ma banque et à gauche l'office de fret et d'armement.
Et en haut, c'est là que je suis,
Moi Thomas Pollock Nageoire incorporated et là est le service télégraphique
Tac, tac tac ! tac tac ! tactac !
Voilà Chicago ! Voilà Londres ! Voilà Hambourg!
Et je suis là comme au milieu de mains qui font des signes, comme quelqu'un qui écoute et comme quelqu'un qui demande et qui répond.
Lechy Elbernon : Hardi !
Le voila qui allume comme quand il a quelqu'un à enfoncer. Hardi, ours blanc!
Louis Laine : You are pretty smart, are ye?
Thomas Pollock Nageoire : Well, il faut du nerf alors que vous vendez ferme comme si vous saviez tout.
Quand je ne sais pas le temps qu'il fera demain; chaque jour a son cours, mais moi je connais les choses elles-mêmes.
J'ai fait toutes sortes de jobs, vous savez! Je connais tout, j'ai tout manié, j'ai traité tout.
Et je sais comment ça se fait, et où ça pousse, et quel est le prix du transport, et quel est le stock sur le marché,
Et le taux de l'assurance, et j'ai les échéances devant les yeux, et je connais l'arithmétique aussi.
Et je suis comme un marchand dans sa boutique, comptant.
Car le commerce tient
Une balance aussi comme la justice;
Et je suis comme l'aiguille qui est entre les plateaux.
Louis Laine (le désignant des deux doigts avec une admiration sans bornes) : O...
Thomas Pollock Nageoire : 0 !
Il n'y a pas de riches dans les affaires.
C'est mon compte dans l'inventaire, voilà tout.
C'est un chiffre dans la liquidation.
(Pause : Louis Laine et Lechy Elbermon causent entre eux.)
Lechy Elbernon : Si, si! j'y tiens ! Je veux voir comme vous vous êtes arrangés.
Louis Laine : Tant bien que mal.
Lechy Elberxon : Ça ne fait rien : À New-York quelquefois on va dans les slums, comme on dit, les taudis, ça s'appelle faire du slumming. C'est intéressant.
Venez me montrer votre installation.
(Elle lui prend le bras. Ils sortent. Marthe a repris son travail. Thomas Pollock Nageoire la contemple.)
(Un temps.)
Thomas Pollock Nageoire : Qu'est-ce que vous faites là?
Marthe : Vous le voyez, je raccommode.
Thomas Pollock Nageoire : Ce n'est pas un ouvrage de lady.
Marthe : Eh bien, je ne suis pas une lady.
Thomas Pollock Nageoire : Chez nous, les femmes ne travaillent pas.
(Silence : II la regarde.)
Vous êtes plus âgée que lui, n'est-ce pas ? Quel âge avez-vous ? Vingt-cinq ans, eh ?
Marthe : Non.
Thomas Pollock Nageoire : Moins ou plus?
Marthe : Moins.
Thomas Pollock Nageoire : Well.
( Long silence.)
Elopement, eh ? Sauvée avec lui, eh ? Le dad ne voulait pas, didn't he ?
Marthe : Gela ne vous regarde pas.
Thomas Pollock Nageoire : Bon, ne vous fâchez pas. Chez nous les filles se marient comme elles veulent.
( Il la regarde sans rien dire.)
Et est-ce qu'il vous bat, eh?
Marthe : Qu'avez-vous à me questionner ainsi?
Thomas Pollock Nageoire : Bon, il n'y a pas de mal. Peut-être qu'il est un peu ivre quelquefois. Cependant ayez toujours un revolver.
— Et qu'est-ce que vous avez l'intention de faire?
Marthe : Vous avez bien voulu nous prendre chez vous.
Thomas Pollock Nageoire : Well, et après ?
Marthe : Je ne sais pas. Est-ce que vous ne voudriez pas le prendre dans votre maison ?
Thomas Pollock Nageoire : Écoutez-moi. (Solennel :) Je n'en voudrais pas pour faire marcher l'ascenseur.
Marthe : Pourquoi dites-vous cela?
Thomas Pollock Nageoire : II n'est bon à rien. Il ne vaut pas un cent.
Marthe, se levant : Ce n'est pas vrai ! Pourquoi dites-vous cela?
Thomas Pollock Nageoire : II ne sait rien faire de son argent; il ne fait pas attention à ce qu'on lui dit. Il est comme un homme qui n'a pas de poches.
{Définitif :)
Quittez-le. Il n'y a rien à faire avec lui.
Marthe : Comment? Mais est-ce que je ne suis pas mariée avec lui?
Thomas Pollock Nageoire : Bon, le divorce n'est pas fait pour rien.
(On entend Lechy Elbernon qui rit aux éclats...)
Moi aussi, je suis marié. Du moins... Je ne me rappelle plus bien.
Je crois que nous avons été devant le ministre. J'étais très occupé, vous savez. Je crois que c'était un baptiste. Je ne me rappelle plus. Je crois que c'était un pharmacien. Bon.
Le divorce n'est pas fait pour rien, dites?
(Silence.)
Comment vous êtes-vous attachée à lui ?
Marthe : Cela me convenait ainsi.
(Thomas Pollock Nageoire fait gauchement un pas, un demi-pas vers elle. Mais ses intentions, fort claires, ne doivent être indiquées que par un tressaillement des doigts. Recul de Marthe.
Rentrent Louis Laine et Lechy Elbernon.)
Lechy Elbernon, les regardant tous deux d'un air ironique : Hello !
Eh bien! j'espère qu'il ne vous a pas trop ennuyée ?
Où en est le « Nyack and Northen » ? Est-ce qu'il vous a raconté comment il avait rompu le « corner » des suifs, comme un rhinocéros?
Thomas Pollock Nageoire, grommelant : Nonsense !
Lechy Elbernox, traînant longuement sur l'è : Ma chère !
Comme c'est (aigu) gentil, votre maison !
Comment faites-vous pour tenir tout cela si propre sans avoir de servantes ?
Mais est-ce que c'est vous qui lavez le parquet ?
Marthe : Oui.
Lechy Elbernon : Comme c'est propre ! La servante ne fait pas si bien que cela chez nous.
Vous avez déjà fait un jardin, un vrai jardin ! j'ai vu le linge qui y était étendu. Louis
(elle le regarde du coin de l'œil )
Voulait m'empêcher d'y aller.
Mais est-ce que vous faites la lessive aussi?
Oui ? comme cela doit être fatigant !
Marthe : Je puis travailler.
Lechy Elbernon : 0 dear
Chacun son goût! Moi, je n'aimerais pas ça!
(Un temps.)
Comme c'est tranquille ! La mer est comme un journal qu'on a étalé, avec des lignes et des lettres.
Et là-bas au-dessus de cette langue de terre on voit les grands navires passer comme des châteaux de toile.
— Ma chère, nous parlions de vous. Est-ce que c'est vrai que vous n'avez jamais été au théâtre?
Marthe : Jamais.
Lechy Elbernon : 0 ! Et que jamais vous n'étiez sortie de votre pays?
(Marthe fait un signe que oui.)
Et voici qu'il vous a emmenée ici. Moi je connais le monde. J'ai été partout. D'un côté et de l'autre du rideau. Tout le temps d'un côté et de l'autre du rideau. Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre. Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est? Marthe : Je ne sais pas.
Lechy Elbernon (elle prend position et en avant la musique!) : II y a la scène et la salle.
Tout étant clos, les gens viennent là le soir et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant. Regardant.
Marthe : Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé?
Lechy Elbernon : Ils regardent le rideau de la scène.
Et ce qu'il y a derrière quand 11 est levé.
Attention ! attention ! il va arriver quelque chose !
Quelque chose de pas vrai comme si c'était vrai !
Marthe : Mais puisque ce n'est pas vrai !
Lechy Elbernon : Le vrai ! Le vrai, tout le monde sent bien que c'est un rideau ! Tout le monde sent bien qu'il y a quelque chose derrière.
Thomas Pollock Nageoire : Un autre rideau?
Lechy Elbernon : Une patience ! Ce que nous appelons une patience !
Quelque chose qui fait prendre patience ! Un rideau qui bouge !
Dans votre vie à vous, rien n'arrive. Rien qui aille d'un bout à l'autre. Rien ne commence. rien ne finit.
Ça vaut la peine d'aller au théâtre pour voir quelque chose qui arrive. Vous entendez ! Qui arrive pour de bon ! Qui commence et qui finisse !
(À Louis Laine.)
Qu'est-ce que tu dis du théâtre, bébé ?
Louis Laine : C'est l'endroit qui est nulle part. On a mis des bâtons pour empêcher d'entrer. Maintenant, on est quelqu'un tous ensemble. On est quelqu'un qui attend. Quelqu'un qui regarde.
Marthe : Qui regarde quoi?
Louis Laine : Ce qui va arriver.
Lechy Elbernon : C'est moi, c'est moi qui arrive !
Ça vaut la peine d'arriver ! Ça vaut la peine de lui arriver, cette espèce de sacrée mâchoire ouverte pour vous engloutir,
Pour se faire du bien avec, chaque mouvement que vous lui faites avec art avec furie pour lui entrer! (Toute cette ligne dite d'un seul trait.)
Et je n'ai qu'à parler, le moindre mot qui me sort, avec art, avec furie! pour ressentir tout cela sur moi qui écoute, toutes ces âmes qui se forgent, qui se reforgent à grands coups de marteau sur la mienne.
Et je suis là qui leur arrive à tous, terrible, toute nue !
Le caissier qui sait que demain
On lui vérifiera ses livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade,
Et celui qui vient de voler pour la. première fois et celui qui n'a rien fait de tout le jour.
Et moi, je suis celle-là qui leur arrive à grands coups, coup sur coup pour leur arracher le cœur, avec art, avec furie, terrible, toute nue !
Louis Laine : Regardez-la! J'ai peur! Le personnage lui sort par tous les pores !
Thomas Pollock Nageoire : N'ayez pas peur ! Elle joue.
Lechy Elbernon : C'est moi qui arrive... Marthe : C'est toujours une femme qui arrive.
Lechy Elbernon : II est vrai, c'est toujours une femme qui arrive. Elle est l'inconnue, elle est celle-là qui arrive de la part de
l'inconnu, il n'y en a pas d'autre qu'elle pour arriver de la part de l'inconnu !
[Montrant Marthe.)
Cette madame par exemple qui nous arrive de l'autre côté de la flaque aux harengs, voulez-vous que je vous joue son rôle?
Je le jouerai mieux qu'elle !
Marthe : Pourquoi pas ?
Lechy Elbernon : L'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe,
La jeune fille,
La courtisane trompée,
La pythie, une écume verte aux lèvres, qui mâche la feuille de laurier prophétique.
Et quand je crie, d'une certaine voix que je sais...
Marthe : Comme ses yeux brillent ! Ne me regardez pas ainsi avec ces yeux dévorants...
Lechy Elbernon : II me faut bien vous regarder ! Qui sait si je n'aurai pas à me servir de vous ma chère?
Ma chère ! Je vous aime beaucoup !
Pourquoi ne venez-vous pas me voir ?
Venez. J'ai quelque chose à vous demander.
Et le gentleman aussi je crois qu'il a quelque chose à dire à l'autre gentleman.
Ne les gênons pas voulez-vous ?
Thomas Pollock Nageoire, à Louis Laine : C'est vrai, j'ai quelque chose a vous dire.
(Les deux femmes sortent.)
...