Le 12 décembre 1923, dramatique coup de tonnerre. Âgé de vingt ans et six mois, Raymond Radiguet meurt, terrassé par une fièvre typhoïde. Alors commence pour Jean Cocteau une période de profonde dépression. Éperdu dans son désespoir, il ne sait plus comment vivre. À la fois, il s’adonne à l’opium et recherche la grâce divine en se convertissant au catholicisme. L’entourage des amis du poète s’inquiète. En juin 1924, le fidèle admirateur du poète, le comte Etienne de Beaumont, organisateur des « Soirées de Paris » au Théâtre de la Cigale, propose à Jean Cocteau d’écrire une nouvelle adaptation du drame shakespearien Roméo et Juliette, qui sera jouée quatre fois. Le temps est court. Les répétitions sont bâclées. La distribution est inégale. Juliette manque de charme féminin. Au comble de l’exaspération, Cocteau décide de jouer le rôle de Mercutio. « Je pleurais de fatigue, je dormais debout. Mes camarades me poussaient en scène comme une bête… ».

Roméo et Juliette
in Le Théâtre et Comœdia Illustré
Collection A.R.T.
En mars 1925, Jean Cocteau entreprend une cure de désintoxication, se remet sérieusement au travail et entreprend l’écriture d’une tragédie en un acte : Orphée. Loin de suivre la loi des trois unités, loin de s’apparenter aux auteurs classiques, Cocteau construit son oeuvre selon les règles du cirque : acrobatie, prestidigitation, présence d’un cheval. Reçue par Georges Pitoëff, la pièce sera montée au Théâtre des Arts pour quinze représentations, à partir du 15 juin 1926. Au soir de la première, les critiques se montrent partagés : « Je n’ai pas compris grand-chose à cette farce d’atelier » s’écriera Antoine en quittant le théâtre. « Spectacle de fantaisie, de jeunesse, de poésie et d’humour… » applaudira Charles Méré, « …Il y a bien là, aussi, le plaisir d’étonner par quelque excentricité » lira-t-on dans le Petit Parisien sous la plume de Paul Ginesty.

Orphée
Ludmilla et Georges Pitoëff, décor de Jean Hugo
in L'Art vivant - 1926
Collection A.R.T.
La pièce sera rejouée en 1927. Jean Cocteau tiendra alors le rôle de l’Ange Heurtebise. Il gardera un souvenir exaltant de cette expérience de comédien.

Jean Cocteau dans la reprise d'Orphéee - 1927
(photo DR)
Collection A.R.T.
À l’intention de Ludmilla Pitoëff, créatrice du rôle d’Eurydice d’Orphée, Cocteau se mit à écrire un long « monodrame » : La Voix Humaine. Lors d’une conversation téléphonique, seule dans sa chambre, une femme amoureuse, abandonnée par son amant, tente de le retenir sans espoir. Pendant les silences on devine les réponses d’un homme invisible et indifférent. Le rideau tombe sur ces paroles définitives : « Mon chéri…mon beau chéri… Je suis brave. Dépêche-toi. Vas-y. Coupe ! Coupe vite ! Je t’aime… Je t’aime… Je t’aime, je t’aime, je t’aime…. ». Dans un sobre décor signé Christian Bérard, sans costume, sans accompagnement musical, jamais Cocteau n’avait conçu un spectacle aussi dépouillé, aussi déchirant.
Les impératifs d’un théâtre difficile à gérer contraignirent Georges Pitoëff à renoncer au projet. Depuis quelque temps la Comédie Française faisait des propositions à Cocteau. Ce fut donc, en mars 1929, à la sortie d’une nouvelle cure de désintoxication, que le poète fit une lecture de son manuscrit rue de Richelieu. La pièce fut programmée le 17 janvier 1930, en lever de rideau du Carrosse du Saint Sacrement de Prosper Mérimée et du Legs de Marivaux. L’actrice choisie pour remplacer Ludmilla Pitoëff fut la sociétaire Berthe Bovy. qui obtint un immense succès. Par contre la pièce souleva des controverses. On la compara au répertoire larmoyant de la vedette de la chanson de l’époque Yvonne Georges. Lors d’une première « générale intime », dans une salle pleine à craquer, le poète surréaliste Paul Eluard qu’accompagnait le cinéaste Eisenstein, perturba le spectacle en reprochant à Jean Cocteau son homosexualité. Guère d’importance, comme le rapporta Jean Hugo : « Jean est enchanté. Il a eu son scandale ».

Berthe Bovy dans La Voix humaine
(photo Manuel
Frères)
Collection A.R.T.
Trente ans plus tard, Francis Poulenc mit cet acte en musique qui fut créé à l’Opéra Comique le 6 février 1959, avec la cantatrice Denise Duval.
En 1928 Jean Cocteau note dans son journal: « Je rêve qu’il me soit donné d’écrire un Œdipe et le Sphinx, une sorte de prologue tragi-comique à Œdipe Roi » Il reprend le projet en 1932. Ce sera : La Machine Infernale.
Cocteau a fait la connaissance de la ravissante Nathalie Paley, fille de grand duc russe exilée en France. Une tendre amitié est née. Inspiré sans doute par ce doux sentiment, le dialogue de l’auteur entre le Sphinx, rôle interprété par l’actrice Lucienne Bogaert, et Œdipe sera sinon tendre du moins amoureux et constituera le premier acte.

La Machine infernale
Jean-Pierre Aumont, Lucienne Bogaert et
Robert Le Vigan
(photo DR)
Collection A.R.T.
Tout d’abord, destinée à Gaston Baty, directeur du Théâtre Montparnasse, la pièce fut représentée à la Comédie des Champs-Élysées, mise en scène par Louis Jouvet, dans des décors de Christian Bérard.

Programme originale de La Machine infernale
Collection A.R.T.
voir le programme
La première représentation est fixée au 14 avril 1934. Une fois encore Cocteau ne fait pas l’unanimité des critiques. Certains sont agacés par sa désinvolture. On ne traite pas les mythes grecs comme des fantoches ! Avons-nous assisté à une tragédie ou une parodie ? Les moins sévères sont à demi convaincus. On se pose la question : l’auteur finira-t-il de vouloir épater le monde ?
Et Cocteau n’a pas finit d’épater son monde. En 1936, soucieux de s’adresser à un plus large public, il s’inspire d’un conte de Pétrone, La Matrone d’Ephèse, pour écrire L’École des Veuves : après le décès de son époux, une jeune femme s’enferme dans le caveau où l’on vient de déposer le cercueil. Ainsi souhaite-t-elle attendre la mort. Mais le gardien du tombeau est jeune, fort et… amoureux. Alors, n’est-ce pas !... La pièce sera représentée dans l’un des music-hall les plus réputés de Paris, l’A.B.C., le rôle principal tenu par Arletty, comédienne déjà célèbre pour sa grâce gouailleuse et primesautière. Lors d’une interview, Jean Cocteau s’expliqua : « L’École des Veuves n’est pas à proprement parler un sketch mais une farce de tréteau, sauvé par son seul mouvement. Il n’y a pas de mot d’esprit, pas d’images de poète, le dialogue est tout simple, il est écrit en « gros caractères » pour être compris de tous. Qu’on ralentisse l’allure et c’est la catastrophe ! Convenez qu’il y a de quoi avoir le trac ». En fait pour une fois la critique y trouva son compte.

Jean Cocteau faisant répéter Arletty
in L'Avant-scène spéciale Jean Cocteau - 1966
(photo Grün)
Collection A.R.T.
F.Steegmuller Cocteau ed. Buchet- Chastel 1973
L’Information 21 juin 1926
Antoine, (1858 – 1943) acteur, directeur de théâtre critique dramatique, considéré comme le premier des metteurs en scène
Excelsior 19 juin 1926
Jean Hugo Le Regard de la Mémoire
Jean Cocteau Opium 1930 ed. Stock