LE BALCON
PREMIER TABLEAU
DÉCOR
Au plafond, un lustre qui demeurera le même, à chaque tableau.
Le décor semble représenter une sacristie, formée de trois paravents de satin, rouge sang.
Dans le paravent du fond une porte est ménagée.
Au-dessus un énorme crucifix espagnol, dessiné en trompe-l'œil.
Sur la paroi de droite un miroir — dont le cadre est doré et sculpté — reflète un lit défait qui, si la pièce était disposée logiquement, se trouverait dans la salle, aux premiers fauteuils d'orchestre.
Une table avec un broc.
Un fauteuil jaune.
Sur le fauteuil un pantalon noir, une chemise, un veston.
L'évêque, mitré et en chape dorée, est assis dans le fauteuil.
Il est manifestement plus grand que nature.
Le rôle sera tenu par un acteur qui montera sur des patins de tragédien d'environ 0,50m de haut.
Ses épaules, où repose la chape, seront élargies à l'extrême, de façon qu'il apparaisse, au lever du rideau, démesuré et raide, comme un épouvantail.
Son visage est grimé exagérément.
À côté une femme assez jeune, très fardée, et vêtue d'un peignoir de dentelle, s'essuie les mains à une serviette. ( Je n'ai pas dit qu'elle se torche. )
Debout, une femme, d'une quarantaine d'années, brune, visage sévère, vêtue d'un strict tailleur noir. C'est Irma. Elle porte un chapeau, sur sa tête. Un chapeau, à bride serrée comme une jugulaire.
L'ÉVÊQUE (Assis dans le fauteuil, au milieu de la scène, d'une voix sourde, mais fervente.) : En vérité, ce n'est pas tant la douceur ni l'onction qui devraient définir un prélat, mais la plus rigoureuse intelligence. Le cœur nous perd. Nous croyons être maître de notre bonté : nous sommes l'esclave d'une sereine mollesse. C'est même d'autre chose encore que d'intelligence qu'il s'agit... (Il hésite.) Ce serait de cruauté. Et par-delà cette cruauté — et par elle — une démarche habile, vigoureuse, vers l'Absence. Vers la Mort. Dieu? (Souriant.) Je vous vois venir ! (À sa mitre) : Toi, mitre en forme de bonnet d'évêque, sache bien que si mes yeux se ferment pour la dernière fois, ce que je verrai, derrière mes paupières, c'est toi, mon beau chapeau doré... C'est vous, beaux ornements, chapes, dentelles...
IRMA (brutale) : Ce qui est dit est dit. Quand les jeux sont faits...
(Durant tout le tableau, elle bougera à peine. Elle est placée très près de la porte.)
L'ÉVÊQUE (très doux, d'un geste écartant Irma) : Et que les dés sont jetés...
IRMA : Non. Deux mille, c'est deux mille, et pas d'histoires. Ou je me fâche. Et ce n'est pas dans mes habitudes... Maintenant, si vous avez des difficultés...
L'ÉVÊQUE (sec et jetant la mitre) : Merci.
IRMA : Ne cassez rien. Ça doit servir. (À la Femme) : Range ça. (La Femme pose la mitre sur la table, près du broc.)
L'ÉVÊQUE (après un lourd soupir) : On m'a dit que cette maison allait être assiégée ? Les révoltés ont déjà passé le fleuve.
IRMA (soucieuse) : II y a du sang partout... Vous longerez le mur de l'archevêché. Vous prendrez la rue de la Poissonnerie...
(On entend soudain un grand cri de douleur poussé par une femme qu'on ne voit pas.)
(Agacée.) Je leur avais pourtant recommandé d'être silencieux. Heureusement que j'ai pris la précaution de boucher toutes les fenêtres d'un rideau molletonné. (Soudain aimable, insidieuse.) Et qu'est-ce que nous avons accompli ce soir ? Bénédiction ? Prière ? Messe ? Adoration perpétuelle ?
L'ÉVÊQUE (grave) : Ne parlez pas de ça maintenant. C'est fini. Je ne songe qu'à rentrer... Vous dites que la ville est en sang...
LA FEMME (l'interrompant) : II y a eu bénédiction, madame. Ensuite ma confession...
IRMA : Après ?
L'ÉVÊQUE : Assez !
LA FEMME : C'est tout. À la fin mon absolution.
IRMA : Personne ne pourra donc y assister? Rien qu'une fois ?
L'ÉVÊQUE (effrayé) : Non, non. Ces choses-là doivent rester et resteront secrètes. Il est déjà indécent d'en parler pendant qu'on me déshabille. Personne. Et que toutes les portes soient fermées. Oh, bien fermées, closes, boutonnées, lacées, agrafées, cousues...
IRMA : Je vous le demandais...
L'ÉVÊQUE : Cousues, madame Irma.
IRMA (agacée) : Vous permettez au moins que je m'inquiète... professionnellement? Je vous ai dit deux mille.
L'ÉVÊQUE (Sa voix soudain se clarifie, se précise, comme s'il s'éveillait. Il montre un peu d'irritation.) : On ne s'est pas fatigué. À peine six péchés, et loin d'être mes préférés.
LA FEMME : Six, mais capitaux ! Et j'ai eu du mal à les trouver.
L'ÉVÊQUE (inquiet) : Comment, ils étaient faux ?
LA FEMME : Tous vrais ! Je parle du mal que j'ai eu pour les commettre. Si vous saviez ce qu'il faut traverser, surmonter, pour arriver à la désobéissance.
L'ÉVÊQUE : Je m'en doute, mon petit. L'ordre du monde est si anodin que tout y est permis — ou presque tout. Mais si tes péchés étaient faux, tu peux le dire à présent.
IRMA : Ah non ! J'entends déjà vos réclamations quand vous reviendrez. Non. Ils étaient vrais.
(À la Femme) : Défais-lui ses lacets. Déchausse-le. Et en l'habillant qu'il ne prenne pas froid.
(À l'Évêque) : Vous voulez un grog, une boisson chaude?
L'ÉVÊQUE : Merci. Je n'ai pas le temps. Il faut que je parte. (Rêveur) Oui, six, mais capitaux !
IRMA : Approchez, on va vous déshabiller !
L'EVÊQUE (suppliant, presqu'à genoux) : Non, non, pas encore.
IRMA : C'est l'heure. Allons ! Vite ! Plus vite !
(Tout en parlant, on le déshabille. Ou plutôt on ne défait que des épingles, on dénoue des cordons qui semblent retenir la chape, l' étole, le surplis.)
L'ÉVÊQUE(à la Femme) : Les péchés, tu les as bien commis?
LA FEMME : Oui.
L'ÉVÊQUE : Tu as bien fait les gestes ? Tous les gestes ?
LA FEMME Oui.
L'ÉVÊQUE : Quand tu t'approchais de moi, tendant ton visage, c'est bien les reflets du feu qui l'illuminaient ?
LA FEMME : Oui.
L'ÉVÊQUE : Et quand ma main baguée se posait sur ton front en le pardonnant...
LA FEMME : Oui.
L'ÉVÊQUE : Et que mon regard plongeait dans tes beaux yeux?
LA FEMME : Oui.
IRMA : Dans ses beaux yeux, monseigneur, le repentir, au moins est-il passé?
L'ÉVÊQUE (se levant) : Au galop. Mais, est-ce que j'y cherchais le repentir? J'y vis le désir gourmand de la faute. En l'inondant, le mal tout à coup l'a baptisée. Ses grands yeux s'ouvrirent sur l'abîme... une pâleur de mort avivait — oui madame Irma — avivait son visage. Mais notre sainteté n'est faite que de pouvoir vous pardonner vos péchés. Furent-ils joués ?
LA FEMME (soudain coquette) : Et si mes péchés étaient vrais ?
L'ÉVÊQUE (d'un ton différent, moins théâtral) : Tu es folle ! J'espère que tu n'a pas réellement fait tout cela?
IRMA (à l'Évêque) : Mais ne l'écoutez pas. Pour ses péchés, soyez rassurés. Il n'y a pas ici...
L'ÉVÊQUE (l'interrompant) : Je le sais bien. Ici il n'y a pas la possibilité de faire le mal. Vous vivez dans le mal. Dans l'absence de remords. Comment pourriez-vous faire le mal ? Le Diable joue. C'est à cela qu'on le reconnaît. C'est le grand Acteur. Et c'est pourquoi l'Église a maudit les comédiens.
LA FEMME : La réalité vous fait peur, n'est-ce pas?
L'ÉVÊQUE : S'ils étaient vrais, tes péchés seraient des crimes, et je serais dans un drôle de pétrin.
LA FEMME : Vous iriez à la police?
(Irma continue à le déshabiller. Toutefois il a encore la chape posée sur ses épaules.)
IRMA (à l'Évêque) : Mais laissez-la, avec toutes ces questions. (On entend encore le même cri terrible.) Encore eux ! Je vais aller les faire taire.
L'ÉVÊQUE : Ce cri n'était pas joué.
IRMA (inquiète) : Je ne sais pas... qu'en savons-nous, et quelle importance ?
L'ÉVÊQUE (s'approchant lentement du miroir, il se plante devant lui) : ... Mais répondez donc, miroir, répondez-moi. Est-ce que je viens ici découvrir le mal et l'innocence ?
(À Irma, très doucement.) Sortez ! Laissez-moi seul !
IRMA : II est tard. Vous ne pourrez plus partir sans danger...
L'ÉVÊQUE (suppliant) : Juste une minute.
IRMA : II y a deux heures vingt que vous êtes ici. C'est-à-dire vingt minutes de trop...
L'ÉVÊQUE (soudain courroucé) : Laissez-moi seul. Écoutez aux portes si vous voulez, je sais que vous le faites, et rentrez quand j'aurai fini.
(Les deux femmes sortent en soupirant, l'air excédé. L'Évêque reste seul; après avoir fait un effort visible pour se calmer, devant le miroir et tenant son surplis.)
... Répondez-moi, miroir, répondez-moi. Est-ce que je viens ici découvrir le mal et l'innocence? Et dans vos glaces dorées, qu'étais-je? Je n'ai jamais, je l'atteste devant Dieu qui me voit, je n'ai jamais désiré le trône épiscopal. Devenir évêque, monter les échelons — à force de vertus ou de vices — c'eût été m'éloigner de la dignité définitive d'évêque. Je m'explique: (L'Évêque parlera d'un ton très précis, comme s'il poursuivait un raisonnement logique) pour devenir évêque, il eût fallu que je m'acharne à ne l'être pas, mais à faire ce qui m'y eût conduit. Devenu évêque, afin de l'être, il eût fallu — afin de l'être pour moi, bien sûr ! — il eût fallu que je ne cesse de me savoir l'être pour remplir ma fonction.
(Il saisit le pan de son surplis et le baise.)
Oh, dentelles, dentelles, travaillées par mille petites mains pour voiler tant de gorges haletantes, gorges gorgées, et de visages, et de cheveux, vous m'illustrez de branches et de fleurs ! Reprenons. Mais — c'est là le hic ! (il rit) Ah ! je parle latin ! — une fonction est une fonction. Elle n'est pas un mode d'être. Or, évêque, c'est un mode d'être. C'est une charge. Un fardeau. Mitre, dentelles, tissu d'or et de verroteries, génuflexions... Aux chiottes la fonction !
(Crépitement de mitrailleuse)
IRMA (passant la tête par la porte entrebâillée) : Vous avez fini ?
L'ÉVÊQUE : Mais laissez-moi, nom de Dieu. Foutez le camp ! Je m'interroge.
(Irma referme la porte.)
La majesté, la dignité, illuminant ma personne, n'ont pas leur source dans les attributions de ma fonction. — Non plus, ciel ! que dans mes mérites personnels. — La majesté, la dignité qui m'illuminent, viennent d'un éclat plus mystérieux: c'est que l'évêque me précède. Te l'ai-je bien dit, miroir, image dorée, ornée comme une boîte de cigares mexicains ? Et je veux être évêque dans la solitude, pour la seule apparence... Et pour détruire toute fonction, je veux apporter le scandale et te trousser, putain, putasse, pétasse et poufiasse...
IRMA (rentrant) : Ça suffit, maintenant. Il va falloir partir.
L'ÉVÊQUE : Vous êtes folle, je n'ai pas fini. (Les deux femmes sont rentrées.)
IRMA : Je ne vous cherche pas, et vous le savez, des querelles pour le plaisir, mais vous n'avez pas de temps à perdre... Je vous répète qu'il y a du danger pour tout le monde à s'attarder dans les rues. (Bruit de mitraillade, au loin.)
L'ÉVÊQUE (amer) : Vous vous foutez bien de ma sécurité. Quand tout est fini, vous vous foutez du monde !
IRMA (à la Fille) : Ne l'écoute plus et déshabille-le.
(À l'Évêque qui est descendu de ses patins et qui a maintenant les dimensions normales d'un acteur, du plus banal des acteurs.)
Aidez-vous, vous êtes raide.
L'ÉVÊQUE (l'air idiot) : Raide? Je suis raide? Raideur solennelle ! Immobilité définitive...
IRMA (à la Fille) : Passe-lui son veston...
L'ÉVÊQUE (regardant ses fripes qui s'entassent à terre) : Ornements, dentelles, par vous je rentre en moi-même. Je reconquiers un domaine. J'investis une très ancienne place forte d'où je fus chassé. Je m'installe dans une clairière où, enfin, le suicide est possible. Le jugement dépend de moi et me voici face à face avec ma mort.
IRMA : C'est beau, mais il faut partir. Vous avez laissé votre voiture à la porte de la rue, près du pylône...
(Très vite, sur ses vêtements civils, l'Évêque a jeté sa chape dorée.)
L'ÉVÊQUE (à Irma) : Car notre préfet de police, ce pauvre incapable, nous laisse égorger par la racaille ! (Se tournant vers le miroir et déclamant.) Ornements ! Mitre ! Dentelles ! Chape dorée surtout, toi, tu me gardes du monde. Où sont mes jambes, où sont mes bras ? Sous tes pans moirés, glacés, que font mes mains? Inaptes à autre chose qu'esquisser un geste qui voltige, elles sont devenues moignons d'ailes — non d'ange, mais de pintade ! — chape rigide, tu permets que s'élabore, au chaud et dans l'obscurité, la plus tendre, la plus lumineuse douceur. Ma charité, qui va inonder le monde, c'est sous cette carapace que je l'ai distillée... Quelquefois, comme un couteau, ma main sortait pour bénir? Ou couper, faucher? Tête de tortue, ma main écartait les pans. Tortue ou vipère prudente? Et rentrait dans le roc. Dessous, ma main rêvait... Ornements, chape dorée...
La scène se déplace de gauche à droite, comme si elle s'enfonçait dans la coulisse. Apparaît alors le décor suivant.
Non. Je préfère décidément la robe longue de deuil, et le chapeau de crêpe, sans le voile. (Note de l'Auteur)
Mais : « Mange-ça » me plaît aussi. Il faut alors une mitre en pain d'épice que la femme pourra brouter. (Note de l'Auteur)