Et un miracle se produisit, mais un vrai miracle ! De 1947 à 1954, de jeunes animateurs parisiens, parmi les plus talentueux, découvrirent Ghelderode et mirent en scène ses œuvres principales. À tout seigneur, tout honneur, le premier de ces dénicheurs fut André Reybaz et sa compagne Catherine Toth, directeurs de la troupe théâtrale Les Myrmidons. Lorsqu’ils rendirent visite à l’auteur, une voix mourante leur répondit : « L’aventure théâtrale a cessé de m’intéresser ». Il avait renoncé à tout. Alité, lâché, seul, frappé « d’incivisme » (parce que certains de ses vieux contes folkloriques avaient été lus à la radio pendant l’Occupation) il fermait sa porte et ses yeux au monde. Les deux jeunes comédiens parvinrent toutefois à le convaincre.
En 1947, Ils présentèrent, au théâtre de l’Œuvre, Hop Signor ! et Le Mariage de Caroline. À l’issue des représentations, Ghelderode, ressuscité, adressa plusieurs lettres de remerciements à ses sauveurs ;dans l’une, il écrivit : « C’était là un événement que je n’attendais plus, cette justice tardive rendue à tout labeur désintéressé, et c’était aussi « un coup de théâtre » alors que, lassé d’une vie créatrice trop ardente, j’avais éteint tous mes feux, désireux de paix et de sommeil. On alla même un peu vite jusqu‘à annoncer ma mort prochaine - dont je fus très près, plus d’une fois, depuis les maladies et les deuils qui me frappèrent depuis 1938 - et à coup sûr, une mort spirituelle à défaut d’obsèques toujours différées », et dans l’autre : « Je demeure seul au fond de ma chambre de malade, regardant tomber la pluie belge, ces nuages mortels qui me font souffrir. Mais je suis possédé d’un indicible bonheur, à cause de vous qui avez eu le courage d’aller si loin, jusqu‘au bout ! Et chaque soir, à la nuit j’éclate de rire.. Et je me demande, dans ma misère corporelle, si ce n’est point vous qui m’empêchez de mourir. N’en doutez pas , je suis heureux au-delà des mots… ». .
En 1949, fidèle à son auteur préféré, André Reybaz présenta Fastes d’Enfer au Concours des Jeunes Compagnies et obtint le Premier Prix. Lors de cette même compétition, Roger Iglésis fut classé troisième avec Mademoiselle Jaïre, également signée de M. de Ghelderode.
Avant d’être repris en régulier dans un nouveau théâtre, Fastes d’enfer connut une sérieuse avanie… Alors qu’il s’était engagé de présenter la pièce au Théâtre Marigny, Jean-Louis Barrault tint sa promesse. Mais dès le premier soir, un scandale éclata dans la salle. Le public se déchaina bruyamment contre l’auteur et son texte. Le lendemain, J.-L. Barrault annonça à A. Reybaz qu’à son grand regret il allait devoir retirer le spectacle de l’affiche très prochainement. En dépit de l’appel dans Carrefour du critique René Barjavel : « Les Fastes d’Enfer pourront-ils se maintenir sur les Champs-Élysées, cela va dépendre de la ferveur des amoureux du grand théâtre. Il faut qu’ils aillent à la rescousse de Ghelderode. Ils en seront récompensés par la découverte d’un auteur dramatique pratiquement inconnu en France et qui est un des sommets du Théâtre de notre temps »; la représentation qui suivit se passa dans un brouhaha indescriptible, d’avis opposés, les spectateurs, debout, se lancèrent des injures rendant inaudibles les répliques des acteurs, de sorte que ceux-ci avaient l’impression de « faire du cinéma muet ». Devant ce tohu-bohu infernal, J.-L. Barrault arrêta le spectacle au soir de la quatrième représentation.
La pièce trouva refuge dans le petit théâtre de Saint-Germain des Près, Les Noctambules, où elle fut représentée, sans incidents, du 22 novembre 1949 au 8 janvier 1950. Le spectacle fut ensuite repris au Vieux Colombier à partir du 13 janvier. Alertée, l’Archevêché envoya un censeur, l’abbé Bénar, assister à la « pièce scandaleuse » de Ghelderode. Ce dernier revint avec un rapport favorable et les représentations du Vieux Colombier se poursuivirent pendant plus d’un mois.

Fastes d'Enfer
reprise au Théâtre de l'Atelier - Juillet 1949
(photo Lipnitzki)
Collections A.R.T.
Grâce au scandale de Fastes d’Enfer, Ghelderode, jusqu’alors mal connu, était devenu « l’homme du jour ».
La même année, René Dupuis révéla au grand public Escurial. Cette pièce avait été mise en scène, avant la guerre, par Sylvain Itkine et présentée dans plusieurs localités de la banlieue parisienne, mais elle n’avait connu aucun retentissement. Outre Escurial, René Dupuy présenta, en octobre 1953, au théâtre du Studio des Champs-Élysées, : La Ballade du Grand Macabre.

La Grande Kermesse ou La Ballade du Grand Macabre
Maquette originale de Jacques Marillier
Collections A.R.T.
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À leur tour, Georges Vitaly monta, au Théâtre du Grand-Guignol, La Farce des ténébreux et Jean Le Poulain, assisté de Roger Hart, répéta en 1953, au théâtre de l’Œuvre : Barrabas et La Magie Rouge ( pièce qui, avant la guerre, avait séduit le comédien belge Léon Smet, père de Johnny Halliday ).

Programme original de La Farce des ténébreux
en photo : Jacques Fabbri, Judith Magre, Jacques Gaffuri, Jacqueline Maillan, Paul Gay et Michel de Ghelderode
Collections A.R.T.
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Pour sa part, Marcel Lupovici fit applaudir : L’École des Bouffons à l’Œuvre en 1953.

Collections A.R.T.

L'École des bouffons
in Les Extravagants du Théâtre de Geneviève Latour
(photo Lipnitzki)
Collections A.R.T.
Et enfin Georges Goubert inscrivit Pantagleize au programme du Centre dramatique de l’Ouest, dont il était directeur.
Toutes ces pièces avaient été écrites de 1929 à 1943.
Découvert par les jeunes animateurs d’avant-garde, Michel de Ghelderode en était devenu leur coqueluche, quant aux spectateurs des générations précédentes, ils partageaient, pour la plupart, le jugement de Jean Cocteau : « Ghelderode, c’est le diamant qui ferme le collier de poètes que la Belgique porte autour du cou. Ce diamant noir jette des feux cruels et nobles. Ils ne blessent que les petites âmes. Ils éblouissent les autres ».
Un succès magistral fut tel que l’expression « Ghelderodite aiguë » apparut à Paris et que pour certains M. de Ghelderode était l’inspirateur de Samuel Beckett et d’Eugène Ionesco. Ce dont l’auteur se défendit bec et ongles, son théâtre n’avait rien à voir avec le théâtre d’avant-garde. Si, à la rigueur on devait rapprocher sa conception du théâtre d’une autre, ce serait celle d’Antonin Artaud, l’inventeur du « théâtre de la cruauté ».
André Reybaz Têtes d’Affiches éditions La Table Ronde 1975
André Reybaz Têtes d’Affiches éditions La Table Ronde 1975
Sylvain Itkine, jeune résistant fut exécuté par la Gestapo en août 1944
Roland Beyen Ghelderode éditions Seghers 1974