Entre temps Lucien Guitry était devenu directeur du théâtre de la Renaissance. Il enchaînait les succès. À condition que Sacha abandonnât le nom de Guitry pour le pseudonyme de Lorcey, Lucien lui confia le beau rôle de « Pari » dans La Bonne Hélène de Jules Lemaître. Un soir, Sacha, sans sa perruque blonde, rata son entrée en scène. Furieux, Lucien l’afficha au tableau de service, comme n’importe quel autre acteur et lui infligea une amende de cent francs. Sacha chercha à s’excuser mais Lucien demeura inflexible.
En réalité, il y avait plus grave. Lucien était l’amant d’une jeune comédienne, Charlotte Lysès. Or, Sacha était tombé sous le charme de la jeune femme de huit ans son aînée. Outre le tendre sentiment qu’il ressentait pour Charlotte, il retrouvait quelque peu auprès d’elle l’appui d’une mère qu’il venait de perdre. Amoureuse, elle aussi, elle poussait le jeune homme à travailler, lui faisait prendre confiance en lui. Bientôt ils se mirent en ménage au grand dam de Lucien, d’où une brouille douloureuse entre le père et le fils, brouille qui durera plus de treize ans.

Charlotte Lysès
(photo DR)
En 1905, après deux essais sans importance : Le Pas et Yves et le loup et grâce aux encouragements de Charlotte, Sacha écrivit sa première véritable oeuvre: Le KWTZ.

Le KWTZ
Sacha Guitry devant ses interprètes
(photo DR)
Inspiré à la fois des œuvres d’Alfred Jarry et d’Alphonse Allais et de sa liaison avec Charlotte, Sacha avait voulu écrire un drame passionnel quelque peu loufoque.
Puis vint le triomphe de Nono. Il s’agissait de l’histoire de la jeune Antoinette, dite « Nono », fille de petite vertu sans malice qui séduisait les hommes par sa joie de vivre et son exubérance. Et elle savait en profiter. La pièce d’un jeune auteur d’à peine vingt ans fut très applaudie. Les amis de Lucien, (volontairement absent), Gorges Feydeau, Octave Mirbeau, Tristan Bernard, furent tous très enthousiastes. De retour du théâtre, Jules Renard écrivit dans son Journal : « Nono, trois actes est une révélation. C’est du Guitry accouchant lui-même d’un auteur dramatique. De la jeunesse, de l’esprit et jamais bête. Nous étions tous ravis et frappés ».
Sacha fut le premier étonné de ce fabuleux triomphe et quelques années plus tard, il déclara : « Cette pièce, je l’ai faite en trois jours et elle eut un destin que je ne soupçonnais pas ».
Ce fut ainsi, qu’au soir du 5 décembre 1905, la carrière du jeune Guitry fut définitivement tracée, celle d’un célèbre auteur dramatique.
Lucien aurait voulu féliciter son fils, mais il se refusait à faire le premier pas. Ce fut Jules Renard qui fut le médiateur. Il accompagna Sacha chez son père. Après une étreinte chaleureuse et émue, Lucien exigea à nouveau que Sacha quitte Charlotte. Ce dernier refusa et une nouvelle fâcherie sépara une fois de plus le père et le fils et cette brouille ne fit qu’empirer, le jour où Sacha épousa Charlotte, le 14 août 1907.

Charlotte Lysès, Madame Sacha Guitry
(photo DR)
in Fantasio
Collections BHVP/A.R.T.
En 1906, Sacha fut affiché dans deux théâtres, au Palais Royal, le 30 mars avec une petite comédie en un acte : Un étrange point d’honneur. La pièce suivante : Chez les Zoaques, fut d’abord refusée, par le directeur du Vaudeville, puis acceptée au théâtre Antoine. Le spectateur se trouvait transporté au sein d’une ancienne tribu imaginaire. L’infidélité de la femme y était sans importance et la jalousie de l’époux n’avait aucune raison d’être. Moralité : les hommes primitifs étaient, de beaucoup, les plus sages que ceux d’à présent. À l’instar de Nono, la pièce remporta un gros succès. Charlotte y jouait le rôle principal féminin ; André Dubosc lui donnait la réplique. Le spectacle devant partir en tournée, ce dernier se désista. C’est alors que Sacha hésita, puis il se jeta à l’eau : « J’eus, ce soir-là, la sensation très nette qu’à l’avenir j’allais pouvoir très bien jouer mes pièces. Je ne dis pas « les jouer très bien », je dis « très bien les jouer ! ».

Charlotte Lysès dans Chez les Zoaques
(photo DR)
in Le Théâtre janvier 1907
Collections BHVP/A.R.T.
De retour à Paris, Sacha connut une période moins glorieuse, lui-même le reconnut : « Des pièces hâtivement conçues et quelquefois bâclées vont échouer les unes après les autres. Ce sont La Clef, (comédie, écrite pour la grande comédienne Réjane, fut un échec et ne connut que neuf représentations), La petite Hollande, Le scandale à Monte-Carlo.
Une tournée de Nono et Chez les zoaques fort applaudie à Biarritz, Bruxelles, Monte-Carlo, etc. redonna joie et espoir au jeune auteur.
De retour à Paris, en 1908 , Sacha ne connut que des succès d’estime lorsqu’il présenta : Scandale à Monte-Carlo au théâtre du Gymnase et Après au théâtre Michel.

Après
(photo DR)
Survint alors une autre sorte de « réjouissance », Sacha fut appelé sous les drapeaux Quelques mois plus tard, il sera réformé pour rhumatismes aigus généralisés. Entre temps, le théâtre Antoine avait affiché Le Muffle, qui remporta, sinon un triomphe, un joli succès.

Le Mufle
Collections A.R.T.
En outre, Sacha s’était beaucoup amusé en écrivant C’te pucelle d’Adèle, affichée aux Concerts de la Gaîté-Rochechouart, et interprétée par Colette du temps où elle était mime.

C'te pucelle d'Adèle
Caricature de Colette par Sacha Guitry
Après une tournée en Russie, Roumanie, Pologne, Turquie, Grèce et Egypte qui connut mille avatars, par la faute d’un impresario incompétent, Sacha Guitry accepta la direction du Théâtre Michel. Six mois plus tard, il y affichait Le Veilleur de Nuit, l’une de ses plus importantes réussites.

Le Veilleur de nuit
Dessin de Sem
in Relevé de mise en scène originale
Collections A.R.T.
Le ménage Guitry donnait l’image d’un couple remarquablement heureux. En réalité Charlotte souffrait de l’attitude de Sacha. Pour lui, le travail et les succès passaient avant tout. Ne disait-il pas : « Je fais tout le temps quelque chose, parce que j’ai remarqué qu’en faisant quelque chose on ne faisait qu’une chose, ce qui n’est pas fatiguant, tandis que, lorsqu’on ne fait rien pendant une minute ou deux, on pense alors à tout ce qu’on a à faire et qu’on ne fait pas – et ça c’est éreintant ». En 1911, il produisit Un beau mariage et Un type dans le genre de Napoléon. En 1912, il mit en scène Jean III ou l’irrésistible vocation du fils Mondoucet, de même qu’il afficha Pas complet au théâtre Marigny et La prise de Berg op Zoom au Vaudeville et enfin On passe dans trois jours.

Jean III
Affiche de Cappiello
Naturellement l’épouse se sentait délaissée et naturellement elle prit un amant : le ténor d’opéra Francell que Sacha feignit d’ignorer.
Janvier 1914, en dépit des efforts du président Doumergue, la situation sociale de la France était alarmante : de multiples grèves (infirmiers, mineurs, instituteurs, travailleurs agricoles , etc… ) désorganisaient le pays. Indifférent, sans doute, à l’ambiance, S. Guitry écrivit une pièce délicieuse, légère, bouffonne : La Pèlerine écossaise dont la première représentation eut lieu le 15 janvier au théâtre des Bouffes Parisiens. Le public, ayant besoin de se détendre, s’amusa beaucoup et le spectacle connut un énorme succès. En fait, l’auteur s’était inspiré, avec une dérision maligne, de la propre histoire de son couple dont l’amour s’amenuisait chaque jour davantage.

La Pélerine écossaise
Sacha Guitry et Charlotte Lysès
(photo DR)
Collections A.R.T.
Fin mars la gloire ! Le rideau rouge de la Comédie Française se levait sur : Les Deux couverts, pièce en un acte signée Sacha Guitry. Malheureusement celui-ci, cloué au lit par une congestion pulmonaire, ne put savourer son succès.

Deux couverts
M. Hyéronimus de M. de Féraudy
Depuis le début de l’année, les affaires internationales s’aggravaient entre la France, l’Angleterre d’une part et l’Allemagne d’autre part. La mobilisation générale suivie de la déclaration de guerre fut déclarée le 1er août. Sacha souffrant de ses rhumatismes était définitivement réformé, situation délicate, face au monde : ne fut-il pas considéré comme un planqué, un tire au flan ?
Les théâtres furent fermés momentanément. Livré à lui-même, Sacha réalisa enfin que Charlotte le trompait. Les scènes succédaient aux scènes. Elles eurent l’avantage d’être une source d’inspiration pour une nouvelle comédie : La Jalousie. Dès la réouverture des théâtres, la pièce fut affichée aux Bouffes Parisiens et connut une réussite certaine.
Ce fut alors, qu’en collaboration avec son ami Albert Willemetz, Sacha se lança dans l’écriture d’une revue : Il faut l’avoir, au théâtre du Palais-Royal. Les deux auteurs cherchaient désespérément une jeune et jolie chanteuse, pour tenir un des rôles principaux. Charlotte Lyses introduisit le loup dans la bergerie en leur présentant Yvonne Printemps. De neuf ans plus jeune que Sacha, elle avait débuté sur scène à onze ans et avait remporté son premier succès dans une revue à scandale : Nue Cocotte. Au regard un peu provoquant, au sourire lumineux, à la silhouette élégante, à la voix exceptionnelle, elle avait un charme qui ne pouvait que séduire. N’avait-elle pas à ses pieds nombre d’amoureux dont le plus célèbre était l’aviateur Georges Guynemer ? Sacha tint ses distances un certain temps, et puis, et puis et puis... C’en était fait alors de son amour pour Charlotte. Furieuse, celle-ci alla jusqu’à menacer d’un révolver son époux infidèle. Indifférent, le jeune auteur, écrivit deux de ses principaux chefs d’œuvre : Faisons un rêve, véritable leçon de séduction et : Deburau pièce en trois actes et un prologue, relatant la vie du célèbre mime. Vint ensuite : Jean de la Fontaine, spectacle dans lequel Sacha, Charlotte et Yvonne se retrouvaient tous trois sur scène.

Jean de La Fontaine
Charlotte Lysès, Yvonne Printemps et Sacha Guitry
(photo DR)
Intenable, la situation avec Charlotte ne pouvait plus durer. Leur divorce fut prononcé en 1918. L’année suivante, Sacha épousait Yvonne.

Le mariage d'Yvonne Printemps et Sacha Guitry
de gauche à droite : Lucien Guitry, Sacha Guitry, Yvonne Printemps, Sarah Bernhardt et Tristan Bernard
(photo DR)
in Paris-Théâtre Spécial Sacha Guitry - n°126
Collections A.R.T.
Invention allemande Traduction française, Plaisanterie
La Comédie Nono fut reprise sept fois
Jean-Pierre Danel Le Destin fabuleux de Sacha Guitry éditions Document 2007
Sacha Guitry Le Petit carnet rouge
cf Quelques pièces
Lana Guitry – souvenir-Avant –scène 1986