Association de lalogoRégie Théâtrale  
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Un théâtre engagé

Invité par Jean Vilar au Festival d’Avignon de juillet 1950, Thierry entreprit un nouvel ouvrage qu’il intitula Le Profanateur. 1 La pièce fut reçue comme éminemment politique. Cette fois encore, l’auteur se servait de la scène comme d’une tribune pour y exprimer ses propres idées. Croyant mettre dans l’embarras le critique dramatique, Thierry Maulnier, la rédaction de Combat lui demanda, malicieusement, de juger l’ouvrage de l’auteur dramatique, Thierry Maulnier. Ce fut un plaisir que de jouer le jeu :

Le critique : «  Je pourrais me montrer à l’égard du Profanateur plus sévère que tout autre. Ce serait être beau joueur si j’écris quelque chose comme ceci : Le Profanateur est la plus mauvaise pièce de la saison. Personne ne me croira. J’aime mieux me borner à reporter quelques questions et répondre d’une petite conversation que j’ai eue avec « l’auteur » au terme de la première représentation. :  il me semble que ton Profanateur se laisse tuer bien facilement. S’il voulait il materait ces conspirateurs sans grande peine. Il y a là un peu d’invraisemblance… ».

L’auteur : «  D’accord. Mais n’oublie pas que mon personnage est un joueur et surtout qu’il a fait depuis longtemps le tour des plaisirs de la vie. La mort et ce qui se passe au-delà l’intéressent prodigieusement. En somme, c’est presqu’un suicide par curiosité. »

Le critique : « Tu as dit et écrit que ta pièce avait, à ton sens, une résonnance actuelle, qu’en particulier, tu avais pensé aux militants des partis totalitaires modernes. Alors pourquoi avoir mis ta pièce au XIIème siècle.

L’auteur : « J’ai bien voulu que ma pièce ait une actualité, mais je n’ai pas voulu qu’elle soit seulement actuelle. Je reconnais que les problèmes politiques du monde moderne sont très intéressants, mais je n’ai pas trouvé le moyen de donner une dimension poétique à une discussion sur le matérialisme historique. Ce moyen doit exister. Je chercherai. »

Le critique : « J’aurais quelques observations à faire au sujet de tes acteurs… ».

L’auteur : « Garde-t-en bien… Ils me plaisent tous et je les défendrai vigoureusement ». 2

Affichée lors du Festival d’Avignon 1951, pour être représentée dans les Jardins d’Urbain V, la pièce connut un parcours difficile. Jean Vilar ne trouva pas le temps de la mettre correctement en scène, ce furent Thierry Maulnier et Marcelle Tassencourt qui en achevèrent le montage, - alors que cette celle-ci apprenait le décès de son père -. Au soir de la première représentation, un des acteurs, Tony Tafin, eut un malaise en scène et Jean Vilar, peu sûr de son texte, avait de fâcheux silences. Et pourtant, sous le ciel étoilé d’Avignon, le spectacle connut un grand succès.

La pièce aurait dû être reprise, au Théâtre du Vieux Colombier. Mais le directeur du lieu préféra garder son spectacle en cours qui faisait plein tous les soir. Alors, ce fut à l’Athénée, deux mois après la mort de Louis Jouvet, que Le Profanateur fut affiché dans une nouvelle mise en scène de Tania Balachova. L’accueil du public fut très chaleureux. Mais le 3 mars 1952, le contrat signé avec le théâtre expirait, il fallait donc trouver un autre lieu…

Le Profanateur de Thierry Maulnier
Le Profanateur
Tony Taffin et Marcelle Tassencourt

(photo DR)
in Théâtre en France 52-53
Collections A.R.T.

C’est alors que Thierry Maulnier envisagea le Théâtre des Arts que dirigeait Jacques Hébertot. Personnage sans précédent que le Tout Paris comparait soit à un « moine » soit à un « Samouraï ». Agé de soixante six ans, Hébertot avait derrière lui une carrière de directeur éblouissante. Après avoir présidé aux destinés des théâtres des Champs-Élysées et de l’Œuvre, il était, depuis 1941, maître du Théâtre des Arts, devenu par son bon vouloir, Théâtre des Arts-Hébertot ou Théâtre de l’Elite. Ses auteurs s’appelaient Albert Camus, Jean Giraudoux, Jean Cocteau, Henry de Montherlant… Être joué chez Hébertot paraissait, pour Thierry Maulnier, une consécration. Et la rencontre avec Jacques Hébertot fut non seulement une consécration mais le début d’une longue et fructueuse aventure

Être à la fois prêtre dominicain et homme de cinéma tel fut le destin du père Bruckberger dans les années 1950. Après avoir tourné Les Anges du pêché, il s’intéressa à la nouvelle de l’auteur allemand Gertrud von le Fort : La Dernière à l’échafaud. Il demanda à Georges Bernanos d’en écrire un scénario 3 dont Thierry Maulnier prit connaissance et fut très touché par l’histoire de ces Carmélites de Compiègne qui furent exécutées pendant la Terreur, après avoir fait vœu de martyr «  pour le maintien du Carmel et le salut de leur Patrie ». Avant de monter à l’échafaud, les sœurs revêtissaient leurs robes de Carmélites qu’elles avaient dû abandonner par ordre des révolutionnaires puis gravissaient les marches vers la guillotine en chantant le Laudate Dominum omnes gentes.

T. Maulnier proposa à Jacques Hébertot d’en faire une adaptation scénique. Goguenard, J. Hébertot aurait répondu « Ce sera la pièce des petites sœurs de pauvres ». Néanmoins il accepta que soit montée la pièce à la suite du Profanateur.

Marcelle Tassencourt, dont le rêve le plus cher était de devenir metteur scène, mission alors impossible, l’emploi étant strictement réservé aux  hommes, se lança, aidée par son adaptateur d’époux, dans la réalisation du spectacle.

Dialogues des Carmélites
Dialogues des Carmélites
(photo DR)
Collections A.R.T.

Ce fut un triomphe, au soir de la répétition générale du 24 mai 1952. La critique se montra élogieuse comme jamais : «  D’un bout à l’autre, ce texte respire la hauteur et la résolution, la puissance et la gloire » 4, «  Jacques Hébertot s’honore d’avoir monté ce chef d’œuvre ». 5 Interrogé, à son tour, sur les réactions du public, le maître du théâtre déclara :  «… Très bien. Il écoute avec une grande attention et les spectateurs discutent de la pièce avec passion en quittant la salle. Nous faisons, d’ailleurs, tous les soirs, salle comble ». 6

Dialogues de Carmélites, décor de Raymond Faure
Dialogues de Carmélites, décor de Raymond Faure
maquette reconstituée
Collections A.R.T.

Avant de partir en tournée, Dialogues des Carmélites sera joué jusqu’au soir du 19 juillet 1953, soit près de quatre cent représentations.

Alors qu’au théâtre des Arts-Hébertot triomphait Dialogues des Carmélites, la Comédie Française, salle Richelieu, présentait un Œdipe roi, dans une adaptation de Thierry Maulnier. Éreintant l’ensemble du spectacle, mis en scène par Julien Berteau, Jean-Jacques Gautier écrivit dans Le Figaro : « Si je devais lui adresser une critique, je lui reprocherais ne n’avoir pas adopté un style homogène. L’on ne peut, à la fois, écrire : «  d’accord ! » à la place de : « soit ! » ou de dire : «  si tu veux ! » et de conserver des formules comme :  «  du haut de son char » ou «… n’impute pas le bien au méchant… » ou encore «…  le ventre que le père avait fécondé… ». Il existe donc un léger décalage entre le caractère « moderniste » de certains passages et le côté noble de quelques autres. Mais dans l’ensemble, la version de M. Thierry Maulnier ne manque pas de tenue et de beautés ».

1953, le guerre froide battait son plein. Entre les deux Allemagnes - la RFA, reconnue par les occidentaux et la RDA, sous la domination communiste - la lutte était permanente. Le 17 juin, de graves émeutes eurent lieu dans Berlin-Est. Les chars russes alors n’avaient pas hésité à charger la foule et l’état de siège était déclaré. Le 29 juillet, malgré l’opposition des autorités communistes, nombre d’Allemands de l’Est s’étaient aventurés jusqu’à Berlin-Ouest pour retirer les vivres offerts à leur intention par les forces américaines. Ce fut dans ce climat de vive tension que Thierry Maulnier écrivit : La Maison de la nuit. 7 Cette fois l’auteur ne s’était pas dissimulé derrière un siècle passé pour raconter les faits, l’action se passait en pleine actualité brûlante. C’était une pièce « engagée »… ou tout du moins reçue comme telle, encore que Thierry Maulnier se défendît de prendre parti pour l’un ou l’autre de ses héros, tous deux communistes, l’un compatissant, l’autre inflexible.

La Maison de la nuit
La Maison de la nuit
Pierre Vaneck, Michel Vitold et Marcelle Tassencourt

(photo DR)
Collections A.R.T.

Le public se montra passionné, furieux parfois comme cette dame qui proclamait en sortant du théâtre qu’elle allait se désabonner du Figaro dans lequel écrivait un auteur communiste. Néanmoins la plupart des spectateurs fut enthousiaste, ainsi que le décrivait Marcel Aymé : « Voilà une pièce que j’irai sûrement voir cinq ou six fois et peut-être même sept, car le spectacle n’est pas seulement sur la scène mais aussi dans la salle où le public frémit d’aise et de bonne peur ; où les dames regardent avec un attendrissement avoué et une secrète concupiscence le ministre social démocrate qui veut refaire sa vie dans les paradis bourgeois ». 8

La pièce connut un énorme succès et tint l’affiche du 16 octobre 1953 au 28 mars 1954, soit plus de cent soixante représentions interrompues par les engagements antérieurs pris par Jacques Hébertot.

Ne se dissociant jamais de son épouse, en mars 1954, Thierry Maulnier écrivait à sa mère : « Parmi nos projets théâtraux, le plus important pour le moment est l’adaptation de La Condition humaine de Malraux. C’est une entreprise assez intimidante mais qui peut être d’un grand intérêt à tous points de vues ». 9

Récompensé par le prix Goncourt en 1933, le roman avait précédemment attiré l’attention du célèbre metteur en scène russe Meyerhold. Alors que celui-ci souhaitait en faire une adaptation scénique, l’épuration stalinienne ne lui en laissa pas le temps.

Quoique de bord politique totalement opposé à celui d’André Malraux, Thierry Maulnier reconnaissait aux personnages de son roman un désir de liberté qui le fascinait. Il s’en ouvrit à l’auteur. Malraux fut tout d’abord assez réticent, puis, devant l’insistance de Maulnier, finit par accepter et se proposa même à écrire la dernière scène de la pièce : « Il y aura des êtres humains qui accepteront de perdre leur vie pour l’idée qu’ils se font de ce que peuvent être les hommes… Disons si vous voulez, ce par quoi l’homme échappe au destin  ». 10

Répétition de La Condition humaine
Répétition de La Condition humaine au Théâtre Hébertot
Debout au fond : Jacques Hébertot, André Malraux et Thierry Maulnier

(photo Le Figaro)
fonds Serge Bouillon
Collections A.R.T.

Au soir de la répétition générale, le 6 décembre 1954, la salle du théâtre des Arts-Hébertot était pleine à craquer. Le tout Paris avait souhaité assister à l’événement théâtral de la saison, en présence de ses auteurs  : « Il y en avait un surtout , il se levait, il se rasseyait, il se grattait le nez, il se penchait brusquement en avant, se mangeait la main, se reversait en arrière, se relevait encore, sortait rentrait examinait la salle, s’attrapait le pied à pleines mains, comme s’il voulait se l’entourer autour du cou. C’était André Malraux lui –même, l’œil plus noir que jamais et la bouche entièrement pincée ». 11

Marcelle Tassencourt et Thierry Maulnier
Marcelle Tassencourt et Thierry Maulnier durant les répétitions
in Théâtre de France

(photo DR)
Collections A.R.T.

Très originalement mis en scène, le spectacle se déroulait dans un grondement incessant de tanks, d’éclatements d’obus, de vrombissements d’avions, de cris de torturés. L’ingénieur du son, Fred Kiriloff,  raconta : « Pour arriver à réaliser auditivement ce que voulait Marcelle Tassencourt, je dus me lancer dans cette folie qui consistait à avoir deux magnétophones indépendants commandant chacun dix hauts parleurs répartis selon les besoins, sur la scène et dans le théâtre, y compris dans le décor proprement dit, et qui permettait de faire passer les textes de liaison des différents tableaux, enregistrés par Pierre Fresnay, dans la salle, cependant que d’autres bruits ou musique se faisaient entendre sur le plateau. C’était la première fois qu’une telle machinerie sonore était échafaudée sur un théâtre ». 12

La Condition humaine vu par Sennep
La Condition humaine vu par Sennep
Collections A.R.T.

Pris dans tout ce brouhaha infernal, les spectateurs restèrent à la fois éblouis et déconcertés. La presse non politisée fut parfois très enthousiaste, parfois plus dubitative : « N’est-ce pas détourner singulièrement le théâtre de sa voie que de le réduire à une suite d’images destinées à orner un texte supposé connu ? ». 13 Les critiques de droite se montrèrent furieux : « Je crains que, contrairement, au désir de l’auteur, La Condition humaine ne soit considérée comme une pièce communiste ». 14 « Pauvre Thierry Maulnier, il n’y a que lui et L’Humanité pour penser qu’il a fait une pièce anticommuniste… ». 15

Les critiques de gauche n’étaient guère plus satisfaits pour des raisons diamétralement opposées : « D’une pièce de M. Thierry Maulnier, on se demande toujours en quoi elle peut servir son anticommunisme maladif  ». 16

Certes, la pièce fut l’objet de mille sujets de conversation dans les salons parisiens, mais les spectateurs éventuels, après avoir lu les journaux, se méfiaient, et c’est ainsi que, dans une lettre à sa mère, Thierry Maulnier écrivit : «  Nous avons été privés par les bons petits amis de la presse d’un triomphe, de la salle comble tous les jours pendant six mois ». 17

En janvier 1955, alors que La Condition humaine était affichée au fronton du Théâtre les Arts-Hébertot, la radiodiffusion française diffusait une nouvelle pièce de Thierry Maulnier, L’Homme qui n’avait rien fait. Il s’agissait du Duc d’Enghien. Mis en procès puis exécuté pour avoir comploté contre le Premier Consul, le personnage passionnait Maulnier. Il aimait en lui la victime, qui, accusée de son indifférence lors des évènements tragiques de la Révolution Française, refusait de se défendre et acceptait la mort.

1 cf/ Quelques pièces
2 Combat 9 janvier 1952
3 Georges Bernanos mourra le 5 juillet 1948 et le film ne sera tourné qu’en 1960, sous la direction de Ph. Agostini et du père Bruckberger
4 Jean-Jacques Gautier Réalités Juin 1952
5 André Ransan Ce matin-Le Pays 29 mai 1952
6 Combat 6 décembre 1951
7 cf/ Quelques pièces
8 Arts 19 octobre 1953
9 Étienne de Montety Thierry Maulnier éditions Julliard 1994
10 La Condition humaine 25ème tableau
11 Pierre Marcabru Le Figaro 11 décembre 1954
12 Théâtre de France Tome V
13 Jacques Lemarchand Le Figaro Littéraire 12 décembre 1954
14 Gabriel Marcel Les Nouvelles littéraires 23 décembre 1954
15 « Puck » Aspects de la France 17 décembre 1954
16 Guy Leclerc L’Humanité 13 décembre 1954
17 Étienne de Montety Thierry Maulnier éditions Julliard 1994

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