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Georges Neveux

par Geneviève Latour

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Georges Neveux * Photo de presse Collections A.R.T.

ou
La Poésie du rêve au Théâtre

1. L’Adolescent qui cherche sa voie
2. Les Débuts d’un auteur dramatique
3. Les Succès
4. Les Déceptions
5. Analyses et extraits de quelques pièces
6. Oeuves dramatiques
7. Extrait de « Zamore »

 

1. L’Adolescent qui cherche sa voie

Fils d’une mère russe et d’un officier français en garnison à Poltava (1) , Georges Neveux naquit le 26 août 1900, « au cours d’un voyage que mes parents faisaient là-bas ».

Les premières années de l’enfant se passèrent à Alger puis à Nice, où, parmi ses camarades d’enfance, se trouvaient le futur compositeurs de films, Maurice Jaubert et Claude-André Puget qui deviendra auteur dramatique.
Bientôt, l’officier supérieur Neveux fut affecté à Paris. Naturellement sa famille l’y suivit.

Georges ne fut pas ce qu’on appelle un brillant élève . L’adolescent renonça à poursuivre des études de médecine. « J’ai d’abord fait une dizaine de métiers successifs, mais des métiers sans aucun pittoresque: je n’ai jamais été ramasseur de mégots, ni chercheur d’or. J’ai commencé par « les chiens écrasés » dans un journal, j’ai continué par de vagues bureaux, un stage d’avocat… Je crois que j’étais surtout paresseux». (2)

Bientôt, il eut l’occasion de rencontrer le metteur en scène et directeur de théâtre Max Maurey qui, lui reconnaissant des qualités originales de dialoguiste, lui proposa de cosigner une pièce  : L’Atroce volupté, représentée au théâtre des Deux Masques à partir du 14 mars 1919. Le spectacle, du genre Grand-Guignol, racontait l’histoire d’une ancienne danseuse qui, récemment mariée, s’inquiétait pour son époux. Depuis une dizaine de jours il était tombé mystérieusement malade. Tétanisé, il fut livré à de faux médecins…
La pièce obtint un certain succès et fut l’objet de plusieurs reprises.
Georges avait alors 19 ans et n’était pas peu fier de lire son nom sur l’affiche d’un théâtre.

En 1922, le temps du service militaire avait sonné. Se sentant, soudain, une âme d’auteur dramatique, l’appelé sous les drapeaux devint le fournisseur de comédies  et de drames, inscrits au répertoire de la Compagnie Théâtrale de l’Armée du Rhin.

Libéré de ses obligations militaires, Neveux s’installa définitivement à Paris. Le jeune homme aimait le monde. Il fit la connaissance de Robert Desnos, à l’époque où celui-ci se targuait d’être un fervent surréaliste. Enthousiaste, Georges se fit un plaisir de partager les idées du poète et d’écrire plusieurs articles dans la Revue La Révolution surréaliste dont Desnos était le rédacteur en chef, et signa, avec Louis Aragon et André Breton, le manifeste La Révolution d’abord et toujours. Il se passionna pour « l’écriture automatique » Mais cet engouement dura peu de temps et dès la fin des années 1920, Georges s’éloigna de ses amis et se rapprocha d’Arthur Adamov, adepte du « théâtre de l’absurde ».

En 1926, Georges Neveux fit la connaissance de l’éditeur Gaston Gallimard qui, après avoir édité une plaquette de vers, La Beauté du diable, du jeune auteur, le recommanda à Louis Jouvet. Ce dernier venait de prendre la direction du théâtre de la Comédie des Champs-Élysées. Neveux fut conquis :«  J’en ai gardé un fort souvenir. Personne ne pouvait approcher Jouvet sans éprouver une grande impression ». (3) 

Louis Jouvet avait besoin d’un secrétaire. Il lui parut que Georges Neveux ferait bien l’affaire. Il avait raison. Le travail du secrétaire d’un directeur de théâtre consistait en la lecture de manuscrits, il devait, en outre, assister aux répétitions afin de relever les mises en scène des spectacles et enfin composer les salles de générales. Georges se montra très habile dans ces différentes tâches. Il assista Louis Jouvet pendant trois ans et participa à la revue Entracte dont ce denier était le rédacteur en chef.

En 1929, engagé par la section française de la Metro Goldwyn Meyer, Georges Neveux quitta Louis Jouvet après lui avoir présenté Jean Anouilh pour le remplacer.

(1)  Ville de l’empire russe dans ce qui deviendra l’Ukraine
(2)  Programme du Théâtre de l’Atelier 1953
(3)  L’Écran Français 29 août 1951

2. Les Débuts d’un auteur dramatique

Son passage à la Comédie des Champs-Élysées avait conforté Neveux dans son désir de devenir auteur dramatique. Il écrivit sa première véritable pièce, Juliette ou la clé des songes. Elle racontait l’histoire de Michel. Ce dernier avait volé dans la caisse du magasin où il travaillait. À sa décharge, il avait besoin d’argent pour partir en voyage avec Juliette dont il était follement amoureux. Il se retrouva donc en prison. Ses songes le conduisaient toutes les nuits dans un village provençal où personne ne se souvenait de rien. Il ne tarda pas à rêver de Juliette qui était courtisée par un châtelain mystérieux ressemblant à Barbe Bleue. Un soir la sonnerie de la prison réveilla Michel. Une fois éveillé, Michel apprit que son patron avait retiré sa plainte. Ce dernier ressemblait comme deux gouttes d’eau au châtelain auquel Juliette avait promis sa main à condition qu’il libère Michel. Désespéré, ce dernier décida de retourner dans le pays des rêves.

Une fois terminé, Gorges envoya son manuscrit à Gaston Baty, directeur du Théâtre de l’Avenue. Baty déclara que le texte était fort intéressant, mais que le public « n’était pas mûr pour le recevoir », et il remit la création de la pièce d’année en année.

En quittant le Théâtre de L’Avenue, Baty oublia le manuscrit dans l’un des tiroirs de son bureau. La nouvelle directrice, Renée Falconetti découvrit la pièce et s’empressa de la mettre en scène en 1930. Les avis furent partagés. Les uns étaient pour, les autres étaient contre l’histoire de cet homme, obsédé par le rêve de retrouver l’apparition charmante de la ravissante Juliette. Inclassable, le spectacle « oscillait entre l’absurde, le burlesque, le surréalisme et l’abstraction ». (1)  Georges Neveux fut fort déçu mais non découragé. Il fut réconforté quand le compositeur tchèque Bohuslav Martinu lui demanda la permission de tirer de sa pièce un opéra. En outre il eut la satisfaction que son texte serve de scénario à un film de Marcel Carné en 1951, avec en tête d’affiche Gérard Philipe, Yves Robert et Suzanne Cloutier. Cette fois encore, les critiques se montrèrent, dans l’ensemble, bien sévères : «  Il y a des moments ravissants, des images savamment belles.  Et pourtant l’ensemble déçoit. Un ennui précieux passe de l’écran dans la salle et semble bercer le spectateur ». (2)
C’en était trop. Neveux abandonna le théâtre pour une quinzaine d’années.

En 1941, il se consacra au cinéma. Il écrivit, entre autres, les scénarios et les dialogues des films Histoire de rire de Marcel L’Herbier, en 1941, puis en 1942 La Belle aventure de Marc Allégret et, en 1946, La Maison sous la mer d’Henri Calef. Entre-temps, Georges s’était marié avec Jeanne Nys, la sœur de Maria, l’épouse de l’écrivain britannique Aldous Huxley. En 1943, alors que Paris était occupé, les deux couples passèrent une longue période sur la Côte d’Azur, à Sanary-sur-Mer, chez le poète André Salmon.

Ce fut alors que deux événements s’imposèrent à Georges et l’incitèrent en quelque sorte à écrire de nouveau pour le théâtre.
Tout d’abord, lorsqu’il apprit qu’il allait être père, Georges se fit le plaisir de composer une charmante comédie, Ma Chance et ma chanson, pièce en un acte, écrite en 1943, qui ne verra le jour sur scène qu’en décembre 1957.

Et puis la seconde occasion de se remettre à l’écriture naquit lors d’ un événement fortuit : « Pendant l’Occupation, se souvint Neveux, je séjournais en zone libre. Un jour que je me baignais, j’étais essoufflé et regagnais difficilement le rivage. L’eau était claire et je voyais au fond mon ombre qui combattait. Eh bien ! c’est cette image d’un double de moi-même, associé à la même épreuve qui, peu à peu, s’est développée jusqu’à composer Le Voyage de Thésée. » (3)

En cette année 1946, Neveux n’était pas le seul, à s’intéresser aux héros de la mythologie. Après Dostoïevski et André Gide dont les thèses opposées faisaient flores auprès des universitaires, Neveux, encore sous l’emprise du surréalisme, affirma que le Minotaure n’était autre que le double de Thésée. Cette révélation de la dualité de tout être humain devint pour lui une évidence qui le poursuivit pour le restant de sa vie.

La pièce fut affichée le 23 octobre 1943 au théâtre des Mathurins, dans une mise en scène de Marcel Herrand. À la Libération, après que les Allemands eurent abandonné le camp de concentration de Struthof, celui-ci devint le centre de détention pour les prisonniers de guerre allemands et des anciens collaborateurs. Les détenus étaient libres d’organiser leurs loisirs comme ils l’entendaient, ainsi jouèrent-ils Le Voyage de Thésée ainsi que Le Maître de Santiago d’Henry de Montherlant.

Le Voyage de Thésée
Programme original du Voyage de Thésée
en photo :Maria Casarès, Habib Benglia, Michel Auclair et Charlotte Classis

Collection A.R.T.

En 1961, quelques mois avant son décès, le musicien tchèque Bohuslav Martinu s’inspira, cette fois encore, de l’œuvre de Neveux pour composer son dernier opéra : Ariane dans lequel triompha la cantatrice Maria Callas.

Enfin, accompagné de la Judith de Jean Giraudoux, Le Voyage de Thésée sera repris en 1966 lors du Festival de Bellac sous la direction de Michel Etcheverry.
Cette fois, il n’y avait pas à y revenir : Georges Neveux était devenu définitivement un auteur dramatique reconnu…

En 1946, alors que se jouait à Paris la pièce de Jean-Paul Sartre : Morts sans sépulture, Georges Neveux, prit grand plaisir à s’attaquer lui aussi aux rapports du Créateur divin et de ses créatures. N’ayant pas oublié qu’il était né d’une mère russe, en 1948, il situa sa nouvelle pièce, Plainte contre inconnu, au pays du Tsar tout puissant, représentant de Dieu sur la terre. À cette époque toute association ou syndicat étaient interdits en Russie. Quelques personnages désespérés de leur sort se présentèrent chez le Procureur impérial pour porter plainte contre Dieu avant de comparaitre devant lui. En fait cette démarche ne fit que fournir aux suicidaires un nouvel espoir de vie. Bouleversé, le Procureur se trouva, pour la première fois, confronté à la futilité de sa propre existence et, à son tour désespéré, se tira une balle dans la tête.

Plainte contre inconnu
Plainte contre inconnu. Maquette originale de Jean-Denis Malclès
fonds Jean Mercure.  Collection A.R.T.

La pièce, en deux parties, mise en scène par Jean Mercure au théâtre Gramont, fut reçue avec un bel enthousiasme, ainsi peut-on lire le jugement de Marc Beigbeder : « Un des ouvrages où la critique de la bourgeoisie et le sens existensialisant de la responsabilité morale avait le plus d’élévation ». (4)

(1) Paul- Louis Mignon Le Théâtre d’aujourd’hui de A jusqu’à Z édition de L’Avant-Scène 1966
(2) France Magazine 20 Juin 1986
(3) Paul-Louis Mignon Le Théâtre d’aujourd’hui de A jusqu’à Z édition de L’Avant-scène 1966
(4) Marc Beigbeder Le Théâtre depuis la Libération éditions Bordas 1959

 3. Les Succès

Mis en chantier en 1951, le manuscrit suivant portant le titre Zamore ne fut mis en scène que deux années plus tard par André Barsacq au Théâtre de l’Atelier. Laissons l’auteur présenter sa pièce dans le programme. : «  Cette comédie (ou ce drame comique comme vous voudrez) est venue au monde, il y a juste deux étés au cours de brèves vacances et je l’ai écrite avec joie (ce qui n’arrive pas souvent . Est-ce un bon signe, touchons du bois ! Si elle pouvait plaire au public, j’en serais heureux, bien sûr, pour toutes ces raisons que vous devinez, mais aussi en plus, pour ces personnages que j’aime beaucoup et surtout pour Zamore que j’aurais voulu tirer d’affaire à la dernière scène. Je n’ai pas pu. Vous voyez, même en vacances, on ne fait pas toujours ce qu’on veut ! ».

Le rôle de l’amant était tenu par un certain Jean-Paul Belmont, élève du Conservatoire d’Art Dramatique, en fait il s’agissait de Jean-Paul Belmondo dont c’était l’une des premières apparitions sur scène.

La pièce racontait l’histoire d’un couple adultère, poursuivi par le mari jaloux, Zamore. Celui-ci descendait dans le même hôtel que le couple d’amoureux et faisait le guet, sans adresser la parole ni à la femme ni à Charles Auguste, le soupirant, mais en les regardant avec tristesse. Excédés les amants se réfugièrent dans un village de Haute-Provence où les habitants avaient le don de prémonition. Zamore poursuivait encore les amoureux. Furieux, Charles Auguste le mit en mesure de ne plus s’occuper de sa maîtresse. L’ancien mari refusa. L’amant fut fou de rage. Le coup de révolver semblait fatal. Enfin les deux hommes finirent par se ressaisir, ils décidèrent de se réconcilier. Mais… l’inévitable ne pouvait que se produire. Lors d’une interview, Neveux avoua que refusant le décès de Zamore, il travailla trois nuits pour tenter de le sauver et que malheureusement il dut se rendre à l’évidence, Zamore était condamné à mourir.

Cette fois encore, Georges Neveux se fit applaudir, ainsi en était-il du critique Guy Verdot : «  On rit presque tout le temps et cependant on a de la peine, de l’angoisse. C’est du très grand art sans artifice. Le cœur est présent : alchimie de l’art et du cœur avec l’humour pour réactif ». (1)

Le 7 mars 1955, ce fut au Théâtre de la Gaité Montparnasse que, dans une mise en scène de René Clermont, fut affiché Le Système deux (2) . Le sujet, très cher à l’auteur, traitait de la dualité existant chez tout être humain. La pièce obtint un triomphe. Georges Neveux venait définitivement de conquérir son public.

Six mois plus tard, Jean-Louis Barrault commanda un ouvrage à Neveux, pour être mis en scène au Théâtre Marigny. L’auteur lui proposa une adaptation du Chien du Jardinier (3) d’après Lope de Vega. La pièce était inspirée d’une légende qui prétendait que ce chien, s’il refusait de manger le morceau qu’on lui proposait, interdisait à tout autre d’y toucher.
Le succès comme celui du Système deux fut éclatant. Un concert d’éloges unanimes récompensa à la fois l’auteur et ses interprètes : Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud.

Deux triomphes dans la même année !!! Certes Georges Neveux était considéré dorénavant comme l’un des auteurs les plus considérables du Tout Paris.

Le 28 septembre 1957  au théâtre Montparnasse, le rideau se levait sur Le Journal d’Anne Frank. Petite fille juive, Anne avait vécu deux ans cachée avec sa famille dans un grenier d’Amsterdam. Arrêtée le 4 avril 1944, elle fut conduite au camp de Bergen Belsen où elle mourut en mai. Dans sa cachette, elle avait écrit son journal au jour le jour. Retrouvé après la guerre, ce document, un cri d’espérance, fut édité, publié en diverses langues et adapté à la scène. La pièce Le Journal d’Anne Frank avait été créée à New York en 1955. Elle remporta alors le Prix Pulitzer. En Allemagne elle fut jouée à Hambourg, Düsseldorf, Constance, Aix-La-Chapelle, Berlin et Dresde. « Dans toutes ces villes allemandes, le rideau final est tombé devant un public pétrifié. Les uns pleuraient, d’autres n’osaient pas quitter leur fauteuil ». (4)

À son tour Marguerite Jamois, directrice du Théâtre Montparnasse, très émue à la lecture du livre, confia à Georges Neveux le soin d’en tirer une adaptation française.

Celui-ci se souvint : «  Lorsque j’écrivais cette adaptation, j’ai écouté Schubert. Lors des passages gais – car il y tout de même des moments très gais dans cette pièce – , c’était La Truite qui symbolisait pour moi l’Anne vif argent, heureuse de vivre ; lors des passages tristes, j’écoutais La Jeune Fille et la Mort (…) Ce que je ne veux absolument pas, c’est qu’elle soit qualifiée de « pièce juive » Le Journal d’Anne Frank ( …) Anne est devenue le symbole de toutes les horreurs de ce monde, mais je pense aussi, que c’est un symbole heureux que l’on reçoit sans souffrir, presque en souriant ». (5)

Avant la première représentation fut organisée une soirée de gala à bureaux fermés, y assistèrent, le ministre de la Justice M. Corniglion Molinier, l’Ambassadeur de Suède, les comédiennes, Mme Simone et Mme Dussane, l’académicien Fernand Gregh ainsi que les cinéastes André Cayatte et Marcel Carné.

Bouleversée, la critique fut unanimement chaleureuse, y compris les deux journalistes les plus intraitables : Jean-Jacques Gautier et Robert Kemp. Le premier écrivit  : «  Tout le public était atteint, touché, bouleversé, gorge serrée, lèvres sèches, paralysé. C’était, ce fut quelque chose de poignant (…) On est sorti « vidé » mais comblé » (6) et le second, plus ému encore,  : «  J’ai pleuré de grosses larmes (…) Le Journal d’Anne Frank qui ne laissait d’inspirer quelques appréhensions est un succès éclatant. On ne peut se dispenser de le voir. Je dis que c’est un devoir « in memoriam ». (7)

En raison du triomphe, les représentations durèrent jusqu’au 28 juin 1958, puis la pièce partit en tournée en France, en Belgique et en Suisse. Et Marguerite Jamois reçut le Prix Dominique du Théâtre 1958.

Heureux de retrouver la scène où seraient interprétés ses propres ouvrages, Neveux eut le plaisir d’assister aux répétitions de Ma chance et ma chanson, qu’il avait écrite, en 1943 , lors de la naissance de sa fille Patricia.  La pièce, montée par le jeune Gérard Vergez dont c’était la première mise en scène, fut représentée à partir du 7 Décembre 1957 au Théâtre du Ranelagh. Il s’agissait d’une sorte de fable au cours de laquelle les personnages de trois générations différentes se rencontraient  : deux amoureux avant la naissance de leur enfant, l’enfant lui-même à l’âge de dix-huit ans et les grands parents décédés. Ainsi se concrétisait la formule d’André Breton, qui, après avoir vu le spectacle, affirmait il s’agissait là d’un « sablier éternellement réversible ». (8)
Sans remporter le succès du Système deux et du Chien du JardinierMa Chance et ma chanson connut une jolie carrière.

Marie Bell, ancienne sociétaire de la Comédie-Française était devenue, depuis deux ans, directrice du théâtre du Gymnase. Elle aimait le talent de Georges Neveux et souhaitait jouer un rôle qu’il aurait écrit pour elle. C’est ainsi que fut créée La Voleuse de Londres. (9) Pamela, la voleuse, fut sans doute, le personnage préféré de Georges Neveux, il éprouva pour elle une tendresse évidente.  Le spectacle fut créé le 28 novembre 1961 au Théâtre du Gymnase. La pièce fut fort applaudie, et Marie Bell, pour sa part, connut un grand succès : «  Mme Marie Bell joue Paméla avec brio, avec mordant, avec autorité et, quand il le faut, avec une émotion presque tragique ». (10)

(1)  Guy Verdot Théâtre de France N° 3 1953
(2) et (3)  et (9) c/f Quelques pièces
(4) Paris-Presse 11 octobre 1957
(5) Georges Neveux Le Nouvel observateur 3 octobre 1957
(6) Jean-Jacques Gautier Le Figaro 4 octobre 1957
(7) Robert Kemp Le Monde 4 octobre 1957
(8) Les mystères de l’amour éditions Nouvelle Revue Française
(10) Paul Gordeaux France-Soir

 4. Les Déceptions

Au Théâtre du Vieux-Colombier, le rideau se leva le 4 mars 1967 sur Et moi aussi j’existe ! dans une mise en scène de Bernard Jenny, inspirée à la fois de L’Idiot et de Crime et châtiment de Dostoïevski. On reprochait à Neveu sa tirade du début du spectacle qui durait plus d’une heure dix. En dépit de l’avertissement de Maurice Clavel soutenant l’auteur : « Si Neveux qui sait si bien dialoguer, monologue, c’est qu’il a quelque chose à dire, écoutons d’abord, quitte à critiquer après », la pièce ne remporta aucun succès et fut retirée de l’affiche au bout d’un mois. Cet échec était une fois de plus la preuve que la transposition d’une œuvre, d’un genre à l’autre, en l’occurrence du roman à la pièce de théâtre, était un grand danger.
Et Moi aussi j’existe fut la dernière pièce de Georges Neveux, jouée sur la scène d’un théâtre.

L’œuvre suivante signée Georges Neveux s’intitulait : La Roulette et le souterrain, inspirée une fois de plus de Dostoïevsky. Elle ne trouva pas preneur parmi les directeurs de théâtre et ne fut éditée qu’en janvier 1967 dans la collection Le Manteau d’Arlequin.

C’est alors que Neveux composa plusieurs courtes pièces pour la radiodiffusion française : J‘ai un beau château programmé en 1948, puis : Le Vampire de Bougival diffusé sur les ondes le 7 juin 1959, un acte qui aurait pu avoir pour sous-titre Le Mieux est l’ennemi du bien. Dans une pension de famille de Bougival, un client M. Fleurion était si généreux, si bon, ne désirant que le bonheur des autres hommes, qu’il en devenait exaspérant et finissait par inspirer des idées de meurtre à ses concitoyens.

Mais le plus grand succès O.R.T.F de Georges Neveux furent les treize émissions des Aventures de Vidocq, réalisées par Marcel Bluwal et retransmises sur les ondes le samedi soir à 20h30 du 7 janvier 1967 à la fin 1973. Grâce à cette diffusion, le nom de Georges Neveux fut connut de la France entière.

Outre l’écriture de ses propres pièces et de la mise sur scène du roman d’Anne Franck, Georges Neveux s’attaqua aux œuvres d’auteurs étrangers. En 1945, ce fut l’adaptation du Songe d’une nuit d’été au théâtre Edouard VII, en 1949, celle d’Othello à la Comédie-Française, puis la même année du Sourire de la Joconde de son beau-frère d’Aldous Huxley au Théâtre de l’Œuvre. En 1953 Neveux adapta La Cerisaie de Tchekov pour la Cie Renaud-Barrault. En 1956, Neveux traduisit La Profession de Madame Warren de George Bernard Shaw, jouée au Théâtre de l’Œuvre, puis du même auteur la Sainte-Jeanne en 1964 montée au Théâtre Montparnasse et reprise au Théâtre National de Belgique.

À ses nombreuses occupations de dramaturge et d’adaptateur, Georges Neveux ajouta celles de critique de théâtre. On pourrait s’étonner qu’un auteur dramatique ait pu se permettre de juger les pièces des autres, mais Georges Neveux, aimant passionnément le théâtre ne pouvait s’en passer. Il lui fallait sa dose chaque soir et ses articles lui en donnaient l’occasion.

Il devint l’un des critiques attitrés de la nouvelle revue hebdomadaire Arts. Il se montra cruel envers Les Fous de Dieu de Friedrich Dürrenmatt, assez aimable pour Île aux chèvres d’Ugo Betti, dubitatif face au Capitaine Bada de Jean Vauthier, admiratif quant à Fin de Partie de Beckett et à Lazare d’André Obey, explicatif envers L’Alouette de Jean Anouilh. C’est alors qu’il devint l’ami du célèbre critique Max Favalelli. (1) On peut supposer que leur connivence l’influença parfois dans ses jugements. Ainsi s’agissant de Pauvre Bitos de Jean Anouilh, Favalelli avait écrit : «  Je me souviens. Georges Neveux et moi avions vu la pièce. Ensemble, nous avions souffert de la terrible ambiance de la générale ».

Le temps s’écoulait… Passé soixante-dix ans, Georges Neveux ralentit ses activités. Néanmoins, il continua à faire partie du jury du Prix U, récompense accordée à la meilleure œuvre théâtrale de la saison. Puis, de 1974 à 1978, il écrivit plusieurs pièces destinées à la radiodiffusion et la télévision françaises. Ainsi, furent retransmises une adaptation de Madame Bovary et celle du bandit imaginaire Robert Macaire. En outre, il signa, en 1978, une comédie, Les Fantômes du Palais d’hiver, inspirée de la conspiration ourdie contre la grande Catherine de Russie, avec Michel Bouquet dans le rôle du grand duc Paul Ier.

En décembre 1975, Georges Neveux eut le plaisir de voir représenter son adaptation du Sourire de la Joconde d’ Aldous Huxley au Théâtre Marigny, dans le cadre des célèbres émissions : Au Théâtre ce soir.

Après n’avoir jamais cessé de penser que « la vie est trop tragique pour qu’on la prenne au sérieux », terrassé par une crise cardiaque, entouré des siens, Georges, décéda sans souffrance, au lendemain, de son quatre-vingt deuxième anniversaire le 27 août 1982. Ses amis lui restèrent très attachés et très fidèles, ainsi en fut-il pour Claude Roy : « C’était pour moi, depuis 1941, un personnage des comédies de Shakespeare, enfant, clown, d’une originalité d’esprit et d’une bizarrerie extrêmes. Un « exquis » poète  (exquis et trop mal connu ces temps-ci) et un ami imprévisible et sûr à la fois ».(2) 

(1) Max Favalelli Valeurs Actuelles 28 septembre 1967
(2) Claude Roy Permis de Séjour 1977-1982 édition Folio

 

5. Quelques pièces

                                                                LE SYSTÈME DEUX

Comédie en un acte créée le 7 mars 1955 au Théâtre de la Gaîté-Montparnasse, interprétée par Brigitte Auber, Madeleine Silvain, Gaétan Jor, Orbal, Jacques Provins, Sophie Laurence, Jacques Morel et René Clermont, mise en scène par René Clermont, décors de Roger Dornès.

Analyse
L’action se situe aux environs de Paris, chez un couple sans histoire. Leur vie va être bouleversée quand le mari, atteint d’un mal mystérieux, se dédouble. L’épouse se retrouve donc avec deux maris identiques, celui qu’elle connaît timoré et un peu terne et l’autre fantaisiste, cocasse et entreprenant. Il s’ensuit une série de gags non dépourvus de philosophie. Appelé en consultation le médecin ne sait que penser lorsque la maladie s’en prend à toute la famille.

Critiques
« Nous savions bien que Neveux n’avait jamais perdu de sa période surréaliste le goût de ce double qui fut le succès de Système deux ».
Jean Bouret Franc Tireur

«  Quelle jolie petite pièce que ce Système Deux  ! Gaie, vive et qui ne se prend pas au sérieux, tout en traitant un sujet grave. Extravagante, il va sans dire, puisqu’elle est de G. Neveux. Mais en surface seulement : en réalité cette histoire d’un homme qui se dédouble, c’est notre histoire à tous. Et chacun de nous lutte comme il peut pour concilier en lui les deux « moi » antagonistes ».
Renée Saurel Les Lettres Françaises

« J’ai un goût vif pour le théâtre de Georges Neveux. C’est très intelligent, mais ce n’est pas seulement intelligent. Métaphysique, poésie et comédie y forment un mélange bien dosé. René Clair, avec qui je passe l’entracte, dit : Pirandello plus Duvernoy ».(1)
André Maurois Carrefour

« Le thème, on le connaît bien .L’antique slogan : « homo duplex »… Et puis le moi refoulé sur le moi visible. L’inconscient , soubassement du conscient… etc. Mais Monsieur Neveux a trop d’esprit pour prendre un ton pédant. Il joue, il invente des jeux « scéniques » invinciblement drôles. Sur le papier et réduit aux os cela ne veut rien dire. Mais sur la scène, c’est très amusant ».
Robert Kemp ‘’Le Monde’’

                                                      LE CHIEN DU JARDINIER

Pièce en trois actes, d’après Lope de Vega, créée le 7 décembre 1955 au Théâtre Marigny, interprétée par Jean-Louis Barrault, Jean-Pierre Granval, Madeleine Renaud, Jean Pommier, Georges Cusin, Simone Valère, Nathalie Nerval, Fernand Ledoux, André Jobin, Régis Outin, Émile Noël, Jean Lancelot, Jean Juillard, Pierre Bertin, Jean Gaillard, Loïs Masson, Gérard Dournet, mise en scène Jean-Louis Barrault, décors Jean-Denis Malclès.

Analyse
Après son veuvage, la comtesse Diane de Belfort s’est éprise de son secrétaire, Théodore , mais son rang lui interdit de l’épouser. Très amoureuse et jalouse de surcroît, elle refuse qu’il se marie avec une autre . Bientôt Théodore apprend de son vieux père, qu’enfant il fut enlevé par les sbires d’Ali Pacha et qu’en fait lui aussi est noble. Ainsi tout est bien qui finit bien.

Critiques
« Georges Neveux n’a qu’à toucher du bout de sa plume les héros de Lope de Vega pour qu’ils se réveillent reprennent leur dialogue libre et savoureux et l’enrichissent de cette fine tendresse inséparable chez l’auteur des situations les plus comiques ».
Jacques Lemarchand Le Figaro Littéraire

« C’est un spectacle qui, de tous les points de vue, est entièrement satisfaisant. La pièce en elle-même est un enchantement de fraîcheur, de rythme et de grâce légère.
Jean Guignebert Libération

« Voici le plus réjouissant des spectacles. Le Chien du Jardinier est une comédie d’une fraicheur, d’une jeunesse et d’une vivacité ravissantes ».
Paul Gordeaux France-Soir

« Le Chien du Jardinier c’est du théâtre. Pas de colifichets littéraires. Du mouvement, de l’action, des personnages bouffons pour assaisonner l’histoire. Moins de rubans, de rosettes et de gaufré que dans Marivaux. Chaque mot est de l’action . Pas de littérature ».
Robert Kemp Le Monde

« Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault font monter la perfection sur la scène. Il était impossible de jouer plus juste, plus sûrement, plus efficacement. Chaque geste, chaque signe, chaque indication vient à l’instant espéré. Chaque mot ouvre une perspective. La note est limpide, elle enchante l’oreille ».
Pierre Marcabru Arts

                                                                LA VOLEUSE DE LONDRES

Pièce en deux actes, créée le 28 novembre 1960, au Théâtre du Gymnase, interprétée par Marie Bell, Claire Versane, Germaine Kerjean, Carmen Debarre , Raymond Gérôme, René Clermont, Jean Tissier, Henri Crémieux, Hubert Noël , Jean Jullard, Stéphane Ariel, Bernard Musson, Tristani, Robdert Legran, Edy Nicolas, Jacques d’Herville, André Chazel, Jacques Tessier, Daniel Vatranges, André Roulland, James Olivier, Charles Level, mise en scène de Raymond Gérôme, décors de Jacques Dupont.

Analyse

«  Pamela, ma voleuse , a beau se consacrer au vol , elle n’en garde pas moins un cœur parfaitement pur. Honnête avec elle-même, elle accepte franchement la condition de voleuse que les circonstances lui imposent et qu’elle abandonnera par prudence dès qu’elle aura atteint son but qui est de conquérir l’homme qu’elle aime. En face d’elle, j’ai posé un personnage que le désir de voler tourmente jour et nuit, qui rêve de subtiliser les portefeuilles et de se glisser dans les coffres-forts mais il n’ose jamais voler réellement. Il tremble à la vue d’un policeman, il tremble même tout seul dans sa chambre, parce qu’il se sent d’avance coupable donc perpétuellement surveillé ».(2) 

Critiques
« Le spectacle se recommande par son charme, le goût dont il témoigne, son faste aussi. On a bien fait les choses. Trop bien peut-être. Je me demande, en effet, si les délicates variations de Georges Neveux sur un thème aussi enlevé que celui du vol méritait si riche, si lourde orchestration. Vous connaissez sa manière. Elle est d’un poète. Fine, impalpable, infiniment pudique, elle ne souligne jamais, elle suggère. Le rire, elle ne l’impose pas, elle le propose discrètement à notre attention. Il faut sauter sur l’occasion. Le style, ici, est parfaitement accordé au sujet traité . C’est ce qui fait l’œuvre d’art ».
Claude Sarraute France Observateur

« J’ai souvent dit en quelle estime je tiens le talent et le caractère de M. Georges Neveux. Si je parle de son caractère, c’est qu’il est un des rares auteurs dramatiques contemporains qui n’aient jamais flatté une clientèle ou sacrifié à une mode. Il est toujours lui-même et cela pace qu’il est essentiellement poète. C’est ce don ou cette vocation poétique qu’il manifeste dans La Voleuse de Londres ».
Gabriel Marcel Les Nouvelles littéraires

« Un conte gris et rose qui a les contours de la brume et la consistance d’un songe. Cette croqueuse de diamants dévore aussi les cœurs ».
Max Favalelli Paris-Presse

« L’histoire de ces deux filous mâle et femelle, rivés l’un à l’autre par l’amour du risque et l’amour tout court, nous plonge dans une sorte d’enchantement, et que c’est un spectacle d’une qualité théâtrale et poétique, dont il faut bien dire, hélas ! qu’elle devient de jour en jour plus rare. Le dialogue a la grâce, dans la gravité comme dans l’ironie, qui est la marque, elle, de Georges Neveux. Il nous ravit ».
Marcelle Capron Combat

« La Voleuse de Londres est faite pour plaire… et fort certainement plaira. De quoi rêver du côté d’une Musidora (3)dans les brumes, parmi les personnages d’un Opéra de Quat’ sous avec sa musique à la cantonade ».
Elsa Triolet Les Lettres francaises

(1)  Auteur dramatique 1875-1931
(2) Texte de Georges Neveux L’Avant-Scène N° 239 15 mars 1961
(3)  Musidora (1889-1957) actrice excentrique, muse des Surréalistes.

6. Œuvres dramatiques

1919 L’Atroce vérité Théâtre des deux Masques
1930 Juliette ou la clé des Songes Théâtre de l’Avenue
1943 Le Voyage de Thésée Théâtre des Mathurins
1947 Plainte contre inconnu Théâtre Gramont
1953 Zamore Théâtre de l’Atelier
1955 Le Système deux Théâtre Edouard VII
1957 Ma Chance et ma chanson Théâtre du Ranelagh
1960 La Voleuse de Londres Théâtre du Gymnase
1967 Et moi aussi j’existe Théâtre du Vieux Colombier
1967 La Roulette et le souterrain (non représentée)

7.  Extrait : « Zamore »

Nous sommes en Haute Provence, dans une petite ville construite à flanc de coteau. Une place, quelques platanes. Au fond, l’auberge de la Mule noire. À gauche, des maisons qui s’érigent en gradins. À droite, une terrasse qui surplombe les bas quartiers. Devant l’auberge, des tables, des chaises, un vieux fauteuil à bascule. Sous les platanes, un banc. Sur la terrasse, un lampadaire.

Le soir tombe. C’est la fin de l’été. Sur un fil de fer : du linge qui sèche. La scène est vide. Charles-Auguste, qui porte deux lourdes valises, arrive tout seul par la terrasse. Il se retourne et crie :

Charles-Auguste : Eh bien; Clarisse, je t’attends !

Voix de clarisse : J’arrive.

Charles-Auguste : Tu t’arrête à chaque portail. Nous visiterons le pays plus tard.

(Il pose ses valises et va jusqu’à l’auberge. L’aubergiste, Mme Angèle, qui l’épiait sans doute, parait à sa porte.)

Charles-Auguste : Bonjours. Madame. Vous êtes sans doute la patronne de cette auberge ?

Mme Angèle : Hélas ! oui, Monsieur. Je ne me suis pas remariée. Oh ! bien sûr, j’aurai dû. Mais voilà, en été il y a trop de monde, en hiver il n’y a personne. Et je me sens toute bête quand j’épluche mes oignons pour moi toute seule. Oui, vous avez raison, j’aurais dû me remarier. Vous êtes avec une dame, n’est-ce pas ? Je vous ai entendu lui parler. J’aurai une jolie chambre tout à l’heure. La seule qui me reste, toute fraîche, avec l’eau cou­rante et vue sur la place. Tenez, cette fenêtre-là. Justement les clients font leurs valises. Les vôtres, de valises, vous pouvez les laisser ici, je les ferai prendre. En attendant, vous pourriez vous installer dans la salle, ou faire un tour dans le pays. Mais dites donc, comment êtes-vous arrivés ? Par la patache ? Ou bien est-ce que vous avez une voiture ?

Charles-Auguste : Ni l’un ni l’autre. Par le train.

Mme Angèle : Par le train ? Mais alors, c’est tout nouveau ! Voilà dix ans qu’il ne s’arrête plus, le train !

Charles-Auguste : C’est-à-dire qu’il s’est arrêté en pleine campagne. Alors nous sommes descendus,
nous avons longé la voie…

Mme Angèle : Et vous veniez ici ?

Charles-Auguste : Non, nous allions plus loin, mais nous nous sommes dit : « Mon Dieu ! pourquoi pas ici ? »

Mme Angèle : Mais oui, au fait. pourquoi pas ? Seulement c’était risqué. Dame ! Le train aurait pu repartir avant que vous ayez descendu vos bagages. (Elle l’observe. Puis.) Vous êtes peut-être en voyage de noces ?

Charles-Auguste : Non.

Mme Angèle : Vous êtes peut-être artiste-peintre ?

Charles-Auguste : Pourquoi cette question ?

Mme Angèle : Les artistes-peintres, eux non plus, ne font jamais les choses comme tout le monde. J’en ai justement un, tenez, en ce moment. Un tout jeune, pas connu encore. Et il me peint de grandes images sur le mur : Les Voyages du Capitaine Cook, avec des nègres et des palmiers. C’est comme ça qu’il me paye sa dernière note. Je ne devrais pas vous le dire, mais c’est le vent d’est… Quand il va souffler, je ne sais plus ce qui me prend : je parle, je parle, je parle trop. D’ailleurs vous n’êtes pas artiste-peintre, vous. Vous auriez le chevalet.

Charles-Auguste : Non, je suis dans les assurances, tout simplement.

Mme Angèle : Dans les assurances ? Alors je me demande pourquoi vous avez sauté du train. On est plus sérieux que ça dans les assurances.

Charles-Auguste : Écoutez, il  n’y a aucune raison pour que je vous cache quelque chose. Nous voulions nous débarrasser d’un ami, qui s’obstinait à voyager avec nous. Il y avait deux solutions : le jeter par la portière… (Elle fait un geste d’effroi.) Rassurez-vous, je ne l’ai pas fait. Ou descendre du train sans qu’il s’en aperçoive. Il s’était un peu assoupi, le train venait de s’arrêter. Nous avons sauté à terre le plus doucement possible, pris le premier chemin qui s’offrait à nous, et nous voici. Vous voyez qu’on n’est pas toujours sérieux dans les assurances.

Mme Angèle : Et dire qu’on vous confie notre argent ! (Avec un soupir.) … enfin ! Allons, là, entre nous, vous faites bien un petit voyage d’amoureux, n’est-ce pas ?… Excusez-moi, c’est le vent d’est qui approche, et il rend curieux comme il rend bavard. Vous ne répondez pas, et vous avez raison. En tout cas, laissez-moi vous donner un conseil : mariez-vous, mais le plus tard possible.

Charles-Auguste : Et qui vous a dit que nous ne sommes pas mariés ?

Mme Angèle : Les gens mariés ne tombent pas du train.

Charles-Auguste reprenant ses valises : Et qu’est-ce que ça peut vous faire que nous ne soyons pas mariés ?

Mme Angèle : Ne reprenez pas vos valises. Il n’y a pas d’autre auberge dans le pays. (Il repose ses valises.) Et puis, ça me plaît que vous soyez des amoureux, ça me changera des autres. (Elle montre la fenêtre ouverte.) Tenez ! Écoutez-le !

(On entend un grand bruit de meubles déplacés etc.)

Une voix d’homme : À genoux ! À genoux ! Cette fois tu me demanderas pardon à genoux !

Une voix de femme : Mon chéri, je te jure que je ne lui ai rien dit. Je ne l’ai même pas regardé.

Mme Angèle : Et voilà une semaine que ça dure. Que ça boit et que ça se bat jour et nuit.

Charles-Auguste : Qui est-ce ?

Mme Angèle : Un cocu qui reste enfermé toute la journée à farfouiller dans ses souvenirs. D’ailleurs, il n’est même plus cocu. Sa femme n’a plus la temps, vous pensez, avec la vie qu’il lui fait mener !

La voix d’homme : J’ai dit : à genoux !

Une autre voix d’homme : Mais puisqu’elle te jure qu’elle ne m’a pas regardé ! Tu ne vas pas recommencer, bourreau ! tortionnaire !

Charles-Auguste : Mais ils sont trois !

Mme Angèle : Oui. Le troisième dort dans un réduit à côté. Si on peut appeler ça dormir. On les entend crier toute la nuit. Les assiettes, les verres, tout y passe, parce qu’ils se sont fait monter à manger dans leur chambre naturellement. (Bruit de vaisselle cassée.) Là, ça y est ! Ils m’ont encore cassé quelque chose. Les dégoûtants !

(Elle disparaît dans l’auberge. Charles-Auguste est resté seul sur la place. On entend encore : )

Première voix d’homme : Ah ! Tu ne veux pas te mettre à genoux, non ? (Bruit d’assiettes cassées.) Non ? (Encore une assiette cassée.) Non ?

Deuxième voix d’homme : Elle ne peut tout de même pas se mettre à genoux sur de la vaisselle cassée ! Sois logique, tout de même !

Première voix d’homme : Alors, ramasse-la toi-même, cette vaisselle cassée, espèce de Don Juan !

(La fenêtre se referme. On n’entend plus rien. Clarisse paraît sur la terrasse. Elle est accompagnée d’un jeune homme qui la suit et porte deux valises légères.)

CHARLES-AUGUSTE, CLARISSE, RODOLPHE

Charles-Auguste : Tu as mis longtemps.

Clarisse : J’étais à bout de souffle. Tu sais, il y a un portail du dix-septième. (Se tournant vers le jeune homme.) N’est-ce pas ?

Le jeune homme : Du dix-huitième, madame.

Clarisse : C’est vrai, du dix-huitième. (Elle lui sourit.)

Charles-Auguste : Mon ami, vous avez bien voulu nous aider à porter nos bagages, laissez-moi vous remercier. (Il fouille dans sa poche.)

Le jeune homme : Excusez-moi de remettre les choses au point. Je n’ai pas porté vos bagages, monsieur. Je me suis offert à porter les valises de madame, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Charles-Auguste : Bien sûr, bien sûr…, mais tout de même… (Il continue à se fouiller.)

Clarisse, à mi-voix : Allons ! Allons ! Ne faites pas de bêtise. Ce jeune homme n’est pas un commissionnaire. (À haute voix.) Laissez-moi vous présenter : Monsieur Charles-Auguste Rinchard… Monsieur Rodolphe… (Elle cherche le nom.)

Rodolphe : C’est à la fois mon prénom et mon nom. Je m’appelle Rodolphe Rodolphe.

Clarisse : Ce n’est pas un nom, c’est un écho.

Rodolphe : C’est un écho qui voudrait bien devenir un nom… enfin, plus tard.

Clarisse : M. Rodolphe est peintre. Il adore faire des portraits. (À Rodolphe : ) N’est-ce pas ?

Rodolphe, souriant : Oui, mais, pour l’instant,  je suis plutôt peintre en bâtiment.

Clarisse : Vous ne m’aviez pas dit ça.

Rodolphe : Je ne vous ai pas dit non plus que je travaille dans cette auberge. C’est une surprise que je voulais vous faire.

Charles-Auguste : Les Voyages du Capitaine Cook.

Rodolphe : Vous avez déjà regardé ma fresque ?

Charles-Auguste : Pas encore.

Rodolphe : Tant mieux. Il faut que je recommence le roi nègre. Je vous en prie, ne regardez pas encore ma fresque. Madame, vous me le promettez ?

Clarisse : Je vous le promets.

Rodolphe : Et maintenant, je retourne à mes Voyages.

Charles-Auguste, agacé : C’est ça, c’est ça, bon voyage.

Rodolphe, qui a du mal à se séparer de Clarisse : Tout de même je ne suis pas à cinq minutes près.

Charles-Auguste : II ne faut pas vous mettre en retard.

Rodolphe : Et puis… je voudrais m’occuper de vous, prévenir la patronne.

Charles-Auguste : C’est fait. Nous aurons une chambre dans un instant.

Rodolphe : Bon. (Tristement.) Je vois que je ne peux plus vous servir à rien… Tant pis. (Il va jusqu’à la porte de l’auberge, et se retourne vers Clarisse.) Je travaillerai toute la nuit, s’il le faut, et demain, vous verrez… vous verrez…

Clarisse, souriant : Bon voyage.

(Rodolphe est entré dans l’auberge. Clarisse et Charles-Auguste seuls. Léger silence, puis 🙂

Clarisse : II m’avait porté mes valises. Je lui devais un peu de conversation.

Charles-Auguste : Je ne te reproche rien.

Clarisse : Seulement, désormais je te demanderai de lui parler le moins possible. C’est la première fois que nous sommes vraiment seuls, tous les deux, profitons-en.

Charles-Auguste : Clarisse! (Il la prend dans ses bras.)

Clarisse : D’autant que je le vois venir. Il me proposera de faire mon portrait. Eh bien ! Il aura beau insister…

Charles-Auguste : … Tu diras non.

Clarisse : … Je dirai non. (On entend le sifflement d’un train.) Charles-Auguste… tu entends ? Le train !

Charles-Auguste : Et il s’éloigne… il s’éloigne… On ne l’entend presque plus. Pourquoi ris-tu ? (En effet, Clarisse rit.) Oui, tu penses à ton mari. Le sifflement du train a dû le réveiller en sursaut, et il regarde avec stupeur le compartiment vide.

Clarisse : II n’y a plus, en face de lui, que cette ridicule petite boîte en carton qu’il a achetée au buffet de Valence et qui lui sert de valise depuis une semaine.

Charles-Auguste souriant, mais avec reproche : Clarisse !

Clarisse : Je ne lui en veux pas de transporter cette boîte en carton. Je lui en veux d’être parti.

Charles-Auguste : C’est à cause de ta lettre d’adieu. Il l’a reçue deux heures trop tôt.

Clarisse : J’avais pourtant tout calculé. Mais quand la bonne a vu sur l’enveloppe que la lettre était pour mon mari, elle la lui a remise, tout simplement, au lieu de la porter à la poste, comme je lui avais dit. Et tout ça pour économiser un timbre. Ah ! il nous coûte cher, ce timbre-là ! Quand j’ai vu Zamore courir sur le quai de la gare de Lyon et sauter dans le train qui partait, j’ai bien compris que nos malheurs allaient commencer.

Charles-Auguste : Nos malheurs sont finis puisqu’il est loin. N’en parlons plus.

Clarisse : Tu as raison, n’en parlons plus. N’empêche que voilà huit jours qu’il n’arrête pas de nous suivre. De descendre aux mêmes hôtels, de s’installer au même étage, et de faire le guet, la nuit, dans les couloirs. Et encore s’il nous faisait des reproches ! Mais il ne dit rien. Il nous regarde d’un air triste, et il boit. Ce n’est plus mon mari, c’est le fantôme de mon mari, c’est un cauchemar qui a pris la figure de mon mari… D’ailleurs, je t’ai beaucoup admiré. Toi, si violent avec tout le monde, tu as été avec lui, pendant ces huit jours, d’un calme presque exagéré, d’un calme à faire peur…

Charles-Auguste : Qu’est-ce que tu veux ? C’est ton mari !

Clarisse : Pendant huit jours tu as fait comme si tu ne le voyais même pas.

Charles-Auguste : Si. Une fois tout de même. Rappelle-toi, au wagon-restaurant quand il m’a passé la corbeille à pain.

Clarisse : II a dû se croire encore chez lui, quand nous t’invitions à déjeuner.

Charles-Auguste : J’ai accepté la corbeille à pain.

Clarisse : Mon chéri, j’ai trouvé ton geste très élégant. Je connais peu d’hommes qui auraient accepté la corbeille à pain.

Charles-Auguste : Je te répète que c’est ton mari.

Clarisse : Mais tu t’es bien rattrapé avec les autres. Aussitôt qu’un inconnu osait lever les yeux sur moi, tu le remettais à sa place. Tu as pris la mouche onze fois.

Charles-Auguste : Tu les as comptées ?

Clarisse, avec extase : Onze fois !

Charles-Auguste : Et tu m’en veux ?

Clarisse : Moi ? (Avec un soupir de soulagement.) Enfin, j’ai un homme jaloux, quelle chance !

Charles-Auguste : Jaloux… jaloux…

Clarisse : Mais si ! On sait que vous êtes un despote, monsieur, un pacha comme dans Les Mille et une nuits.

Charles-Auguste : N’exagérons rien.

Clarisse : Il paraît que vous faites à vos maîtresses des scènes épouvantables.

Charles-Auguste : Moi ?

Clarisse : Vous oubliez cette jeune fille sur qui vous avez tiré deux coups de revolver une nuit, chez vous.

Charles-Auguste : Qui t’a si bien renseignée ?

Clarisse : Peu importe. Et cette jeune mariée que vous avez lâchée toute nue dans votre escalier. Est-ce que ce sont des manières ? Vous devriez. avoir honte, monsieur !

Charles-Auguste : Je veux savoir de qui tu tiens toutes ces précisions.

Clarisse : De qui ? Mais de mon mari, voyons ! Il n’a jamais rien pu me cacher (Avec un tendre mépris.) Tu le connais.

Charles-Auguste : Ce pauvre Zamore !

Clarisse : Ah non ! Tu ne vas pas dire… (L’imitant.) « Ce pauvre Zamore ! » Un homme qui m’a rendue si malheureuse.

Charles-Auguste, vague : Je sais.

Clarisse : Qui m’a fait vivre l’enfer…

Charles-Auguste , sceptique : L’enfer… L’enfer…

Clarisse : Mais si ! Où que j’aille, je le retrouvais devant moi, toujours inquiet et toujours riant. Il aurait traversé les murs pour me rejoindre. Il prévenait mes désirs, au point que je n’osais plus rien désirer. Il tremblait pour ma santé, il me réveillait dix fois par nuit pour me faire prendre des gouttes. Et pas moyen de lui échapper. L’enfer, je te dis, l’enfer ! Tiens ! quand j’essaie de me rappeler ce qu’il a bien pu me dire pendant notre voyage de noces, je ne retrouve plus rien que :« Excusez-moi. »

Charles-Auguste : II a passé sa vie à s’excuser.

Clarisse : Et même cette semaine dans les trains, chaque fois qu’il s’asseyait à côté de nous, il nous disait…

Charles-Auguste : « Excusez-moi ».

Clarisse : Et voilà l’homme avec qui j’ai vécu pendant six ans.

Charles-Auguste : Clarisse, on  a décidé de ne plus jamais parler de Zamore

Clarisse : Tu as raison. Je te promets que demain je l’aurai oublié.

Charles-Auguste : J’aimerais mieux que tu l’oublies dès ce soir. Tiens ! J’ai connu un professeur qui travaillait à l’envers.

Clarisse : À l’envers ?

Charles-Auguste : On allait chez lui quand on voulait désapprendre quelque chose.

Clarisse : Comment faisait-il ?

Charles-Auguste : Comme ceci. (Il va derrière elle et lui met la main sur les yeux.) – Imagine que tu es à l’école et que tu as devant toi le tableau noir. Sur le tableau noir, il y a un Zamore géant, dessiné à la craie. Tu prends l’épon­ge… Allez, prends-la… (Elle fait semblant de prendre une éponge.) Et tu l’effaces. (Elle fait semblant d’éponger le tableau noir.) Tu l’effaces dans le train…, tu l’effaces dans ta maison…, tu l’effaces partout… Nous n’avons jamais voyagé avec Zamore.

Clarisse : Je n’ai jamais été mariée avec Zamore.

Charles-Auguste : Et maintenant, qui est-ce, Zamore ? Une marque de savon ? Un air d’opéra ? Un jeu de loto ? Même pas ! Il n’y a jamais eu de Zamore.

Clarisse : Jamais.

(Ils rient. Elle se dégage. Mais son rire, à elle, s’achève dans une toux.)

Charles-Auguste : Tu as froid ?

Clarisse : Non.

Charles-Auguste : Si, tu frissonnes. Ouvre ton sac, et prends ton foulard rouge.

Clarisse, qui a ouvert son sac : II n’y est pas. J’ai dû le glisser dans ma valise.

(Zamore entre. Il tient d’une main une petite boîte en carton et de l’autre un foulard rouge.)

CLARISSE, CHARLES-AUGUSTE, ZAMORE

Zamore : Excusez-moi. (À Clarisse 🙂 Clarisse, je te rapporte ton foulard. Tu l’as encore oublié dans le train.

(Il y a un silence, puis.)

Clarisse, serrant les poings : Charles-Auguste, dis-lui qu’il s’en aille… (Un silence.) Qu’il s’en aille tout de suite.

Charles-Auguste : Vous avez entendu ?

Zamore, doucement : Mes enfants, vous n’êtes pas sérieux.

Clarisse : Alors ça, c’est le comble. C’est lui qui nous poursuit, et c’est nous qui ne sommes pas sérieux. (Elle tousse.)

Zamore, lui tendant le foulard : Clarisse, fais-moi plaisir… (Elle hausse les épaules. Il se tourne vers Charles-Auguste.) Vous ne voyez donc pas qu’elle va s’enrhumer ? Dites-lui de mettre un foulard !

Charles-Auguste : Tu pourrais mettre ce foulard tout de même.

Zamore, à Clarisse : Ça ne t’engage à rien.

Charles-Auguste : II a raison, ça ne t’engage à rien.

Clarisse : Alors tu prends son parti, maintenant ? Non, je n’enroulerai pas autour de mon cou un foulard apporté par mon mari.

Zamore : Je suis revenu exprès.

Clarisse : Raison de plus.

Zamore : Clarisse, ne sois donc pas si têtue ! (Avec un soupir.) Ah ! tu n’as pas beaucoup changé.

Clarisse : Charles-Auguste, s’il me parle encore, je deviens folle.

Charles-Auguste : Elle a raison. Si vous avez une réclamation à présenter, veuillez vous adresser à moi.

Zamore, toujours tourné vers Clarisse : Je ne demande pas mieux. Ça ne vaut rien, à Clarisse, de s’agiter.

Charles-Auguste : Et, pour commencer, tour­nez-vous vers moi.

Zamore, se tournant vers Charles-Auguste : D’ailleurs, d’une façon générale, c’est à vous seul que j’aurai affaire dans l’avenir.

Charles-Auguste : Vous avez l’intention de vous occuper de nous encore longtemps ?

Zamore : Forcément. Le temps qu’il faudra.

Charles-Auguste : Je vous conseille de ne pas prolonger cette plaisanterie.

Zamore : Ce n’est pas une plaisanterie.

Charles-Auguste : Et de profiter du calme que j’ai encore, oui, mais plus pour très longtemps. Je vous préviens que votre obstination à nous suivre agace prodigieusement Clarisse. Plus vous courez après nous, plus vous vous perdez dans son esprit.

Zamore : Peu importe. La question n’est pas là.

Charles-Auguste : Pardon, la question est là. Vous voulez reprendre Clarisse. Eh bien ! Vous ne la reprendrez pas.

Zamore : Moi. ? Mais je ne cherche nullement à reprendre Clarisse. Si elle est amoureuse de vous, il faut qu’elle reste avec vous. Seulement l’amour n’est pas tout. Il y a aussi la santé, la sécurité, le bien-être. Voilà six ans que je m’occupe d’elle régulièrement, et il n’y a aucune raison pour que je m’interrompe aujourd’hui. Je n’ai peut-être pas une conception très sentimentale des choses. Que voulez-vous ? Je ne suis pas sentimental. Mais j’ai des habitudes.

Charles-Auguste : Des habitudes ?

Zamore : Bien entendu, il n’est pas question pour moi de loger chez vous. Mais il y a, en face de votre maison, une mansarde à louer, d’où j’aurai une vue plongeante dans votre appartement.

Charles-Auguste : Et c’est pendant ce voyage que vous avez pu découvrir cette mansarde ?

Zamore : II y a trois semaines que je suis au courant de votre liaison. D’ailleurs, dès votre pre­mière visite, j’ai compris que c’était inévitable. » Alors je n’ai pas traîné. J’ai tout de suite com­mencé les recherches.

Charles-Auguste : Et vous passerez votre vie à nous regarder ? Mes compliments. Il ne voua faut pas grand-chose.

Zamore : Vous pouvez ricaner. Je ne vous dispute pas les sentiments de Clarisse. Mais, par ma lucarne, je pourrai vérifier, primo, sa santé, et secundo, votre comportement.

Charles-Auguste : Mon comportement ?

Zamore : Je désire que Clarisse ne soit pas jetée dans votre escalier toute nue, et qu’elle ne reçoive jamais de coups de revolver. Bref, je veux être à même, le cas échéant, de me porter sur les lieux.

Charles-Auguste : Pour la reprendre, par la même occasion.

Zamore : Je vous rappelle qu’en principe je ne ferai rien pour la reprendre. Je serai un témoin, oui, mais un témoin presque invisible. Je ne sorti­rai jamais de chez moi aux mêmes heures que vous. Sauf, bien entendu, si l’intérêt de Clarisse ne m’oblige à m’attacher à vos pas.

Charles-Auguste : Alors c’est pour surveiller mon comportement comme vous dites, que vous vous attachez à nos pas depuis la gare de Lyon ?

Zamore : Non. C’est votre premier voyage avec elle, ce sont vos débuts, si j’ose dire, et je suis persuadé que Clarisse n’aura pas à se plaindre de vous. Enfin, pas encore. Non, si gare, de Lyon j’ai sauté dans le train moi aussi, c’est pour garder le contact.

Clarisse : Charles-Auguste, je te trouve d’une patience révoltante.

Charles-Auguste : Clarisse, je t’en prie, ne complique pas la situation.

Clarisse : Tout à l’heure tu l’effaçais comme ça, hop ! sur le tableau noir. Et maintenant, c’est le contraire.

Charles-Auguste : Clarisse !

Clarisse : C’est lui qui est en train d’effacer nos projets, nos souvenirs, tout. Et tu le laisses faire ! –

Charles-Auguste : Mais non ! Et d’abord je te demande de ne pas intervenir.

Clarisse : J’interviendrai si je veux.

Zamore : Allons ! Allons ! Mes enfants, ne vous disputez pas. Je ne suis pas venu semer la zizanie entre vous. D’ailleurs, en ce moment – excuse-moi, Clarisse – Charles-Auguste a raison. (À Charles-Auguste 🙂 II faudra que je vous donne des conseils, à vous.

Charles-Auguste : Ce n’est pas le moment.

Zamore : Vous avez raison : nous en reparle­rons mieux à Paris, dès notre retour.

Charles-Auguste : Notre retour ?

Zamore : Mais bien sûr. Vous n’avez tout de même pas la prétention de nous faire voyager indéfiniment.

Charles-Auguste : Écoutez-moi. Il m’a fallu un certain héroïsme, ces huit derniers jours, pour ne pas vous envoyer mon poing dans la figure. Mais je vous conseille de ne pas trop insister, mon petit monsieur.

Zamore : En m’appelant votre petit monsieur vous ne me vexez nullement, pour la bonne raison que je suis un peu plus fort que. vous. Et vous le savez très bien. Quand nous sommes allés tous les trois à la fête à, Neuilly, nous avons essayé nos muscles sur un manomètre. Avec moi, l’appareil est monté à 19 et, avec vous, à 18…

Charles-Auguste : À 18 ?

Clarisse, à Charles-Auguste : Mais oui,. mais oui, rappelle-toi. À 18 seulement.

Charles-Auguste : Peut-être, mais au pistolet j’ai placé les six balles dans le rouge,

Zamore : Au pistolet, le plus fort c’est vous, mais au coup de poing, c’est moi. D’ailleurs, vous savez très bien que je ne vous ferai jamais la moindre égratignure. (Montrant Clarisse.) Le médecin lui a interdit les émotions. N’est-ce pas, Clarisse? Pas d’émotions.

Clarisse : Charles-Auguste, je n’en peux plus.

Charles-Auguste : Tu sais bien qu’il ne s’en ira pas.

Clarisse : C’est donc nous qui partirons. Je vais me mettre en quête d’une voiture. (À Charles-Auguste qui fait un pas vers elle.) Non, reste ici, avec lui, et empêche-le de me suivre.

ZAMORE, CHARLES-AUGUSTE

Zamore : Je ne suis pas fâché de me trouver tête à tête avec vous. Nous allons pouvoir causer tranquillement. J’ai d’abord quelques petits repro­ches à vous faire. À Aix-en-Provence, vous vous êtes arrangés pour dîner dans votre chambre. Je pourrais vous dire votre menu puisque je vous ai accompagnés pendant vos achats : du pain, des sardines, une pomme. C’est trop peu pour elle. Le matin vous ne prenez pas de petit déjeuner. Or il lui faut du thé, des toasts, des œufs brouillés, du jambon et de la confiture. Vous visitez les villes à pied : les longues promenades la fatiguent. Je veux que vous preniez une voiture. A cinq heures, j’exige le goûter.

Charles-Auguste : Vous exigez… vous exigez… Mais c’est le monde à l’envers !

Zamore : Je n’ai pas beaucoup d’argent sur moi… (Il tire son portefeuille, l’ouvre, compte les billets.) Vous savez que je ne m’attendais pas à ce voyage. Mais voici la moitié de ce qui me reste. Prenez ! (Il tend les billets à Charles-Auguste qui ne les prend pas.)

Charles-Auguste : Mais j’ai de l’argent, monsieur !

Zamore : Pas assez à mon gré, monsieur. J’exige que vous dépensiez davantage, que vous descendiez dans les meilleurs hôtel ; bref, que vous voyagiez plus grandement.

Charles-Auguste : Vous oubliez qu’en ce moment elle voyage avec moi, et non avec vous.

Zamore : Erreur ! Quand elle se réveille, je suis sûr qu’elle pense au plateau en bois des îles sur lequel je la voyais boire son thé, à petites gorgées, dans son lit. Je ne dis pas qu’elle le regrette, je dis qu’elle y pense. Et ainsi de suite toute la journée. Que voulez-vous ? Ne pouvant lui inspirer de grand amour- je lui ai donné de petites habitudes. Vous souriez, vous trouvez encore que je me con­tente de peu. Détrompez-vous : les petites habitudes sont bien plus fortes que les grandes passions. Mon cher Charles-Auguste, prenez-en votre parti, Clarisse m’appartient autant qu’à vous. Allons ! Un bon mouvement. (Charles-Auguste hausse les épaules et tourne le dos à Zamore.) Allons ! Prenez ! D’ailleurs, vous ne pourrez pas faire autrement.

Charles-Auguste : Et pourquoi ne pourrai-je pas faire autrement ?

Zamore : Charle-Auguste dans votre vie il y a une fausse note.

Charles-Auguste : Une fausse note. Laquelle ? (Il y a un silence, puis 🙂

Zamore : Casablanca.

Charles-Auguste : Quoi ?

Zamore : Casablanca… la Villa Bleue…

Charles-Auguste : Qui vous a raconté… ?

Zamore : Si Clarisse apprenait que vous étiez alors le secrétaire d’une dame fort riche, et qui aurait pu être votre mère…

Charles-Auguste : Mensonges.

Zamore : D’ailleurs cette dame-là n’était pas la première. Rappelez-vous l’hiver précédent…

Charles-Auguste : Calomnie.

Zamore : Tout cela s’est passé il y a dix ans. Vous étiez fort jeune, et tout le monde aujourd’hui vous excuserait, tout le monde, sauf Clarisse…

Charles-Auguste : Pardon ! Vous oubliez…

Zamore : Je sais. Vous avez changé d’existence, et les renseignements que j’ai sur les années suivantes sont bons. Heureusement, car je ne vous aurais pas laissé poursuivre votre voyage. Mais vous connaissez Clarisse…

Charles-Auguste : Enfin, vous démasquez vos batteries. Ne niez plus, vous voulez la reprendre.

Zamore : Non. Je crois que, pour l’instant, son bonheur est d’être avec vous. Mais, je précise, avec vous dirigé par moi. Allons ! Acceptez donc ! Vous me rembourserez à Paris. Et même très facilement… Oui, la veille de notre départ, j’ai rendu visite à votre directeur, qui, vous le savez, est en affaires avec nous. On va doubler votre rayon d’action.

Charles-Auguste : Je refuserai.

Zamore : On ne vous demandera pas votre avis. Et, d’ailleurs, il ne s’agit pas de vous, mais de Clarisse. Il faut que nous allions à La Bourboule l’été prochain.

Charles-Auguste : Que nous allions ?

Zamore : Je vous en parlerai le moment venu. Je vous en prie, ne mélangeons pas les choses.

Charles-Auguste : C’est que tout s’embrouille dans ma tête. (Éclatant.) Car enfin, c’est incroyable ! Vous allez, vous venez, vous décidez ! Vous n’oubliez qu’un détail : c’est que, dans quelques mois, je serai le mari de Clarisse.

Zamore : Non. Dans deux ans.

Charles-Auguste : Pourquoi : deux ans ?

Zamore : Je veux d’abord être sûr que vous lui convenez.

Charles-Auguste, ricanant : Vous me prenez à l’essai ?

Zamore : Dans un an je pourrai déjà vous dire si vous avez des chances. Vous voyez que vos rap­ports avec moi seront d’une grande simplicité. C’est pourquoi je me permets d’insister encore. Prenez… Allons ! Prenez donc ! Sans façon ! (Charles-Auguste s’éloigne. Zamore remet soigneusement les billets dans son portefeuille.) Vous refusez ? Tant pis. Vous regretterez votre refus. Oui, vous le regretterez dans quelques instants, dès que je pourrai parler à Clarisse.

Charles-Auguste : J’ai l’impression d’être pris dans une espèce de souricière… (Soudain 🙂 Mais que je suis bête ! J’oubliais que nous repartons ce soir, et, cette fois, sans vous. Votre petit chantage va vous rester sur les bras. Bien sûr, nous nous retrouverons à Paris, mais, d’ici là… d’ici là…

Zamore : Que ferez-vous d’ici là ?

Charles-Auguste : Je ne sais pas encore, mais je trouverai quelque chose. On trouve toujours quelque chose.

(Clarisse revient.)