Association de lalogoRégie Théâtrale  
9

Extrait

Jean-Paul Sartre par Calder
Sartre par Calder

LES MAINS SALES

 

Septième tableau, scène unique

On entend d'abord leurs voix dans la nuit et puis la lumière se fait peu à peu.

Olga : Est-ce que c'était vrai ? Est-ce que tu l'as vraiment tué à cause de Jessica ?

Hugo : Je... je l'ai tué parce que j'avais ouvert la porte. C'est tout ce que je sais. Si je n'avais pas ouvert cette porte... Il était là, il tenait Jessica dans ses bras, il avait du rouge à lèvres sur le menton. C'était trivial. Moi, je vivais depuis longtemps dans la tragédie. C'est pour sauver la tragédie que j'ai tiré.

Olga : Est-ce que tu n'étais pas jaloux ?

Hugo : Jaloux ? Peut-être. Mais pas de Jessica.

Olga : Regarde-moi et réponds-moi sincèrement, car ce que je vais te demander a beaucoup d'importance. As-tu l'orgueil de ton acte ? Est-ce que tu le revendi­ques ? Le referais-tu, s'il était à refaire ?

Hugo : Est-ce que je l'ai seulement fait ? Ce n'est pas moi qui ai tué, c'est le hasard. Si j'avais ouvert la porte deux minutes plus tôt ou deux minutes plus tard, je ne les aurais pas surpris dans les bras l'un de l'autre, je n'aurais pas tiré. (Un temps.) Je venais pour lui dire que j'acceptais son aide.

Olga : Oui.

Hugo : Le hasard a tiré trois coups de feu, comme dans les mauvais romans policiers. Avec le hasard tu peux commencer les « si » : « si j'étais resté un peu plus longtemps devant les châtaigniers, si j'avais poussé jusqu'au bout du jardin, si j'étais rentré dans le pavillon... » Mais moi. Moi, là-dedans, qu'est-ce que je deviens ? C'est un assassinat sans assassin. (Un temps.) Souvent, dans la prison, je me demandais : qu'est-ce qu'Olga me dirait, si elle était ici ? Qu'est-ce qu'elle voudrait que je pense ?

Olga, sèchement : Et alors ?

Hugo : Oh ! Je sais très bien ce que tu m'aurais dit. Tu m'aurais dit : « Sois modeste, Hugo. Tes raisons, tes motifs, on s'en moque. Nous t'avions demandé de tuer cet homme et tu l'as tué. C'est le résultat qui compte. » Je... je ne suis pas modeste, Olga. Je n'arrivais pas à séparer le meurtre de ses motifs.

Olga : J'aime mieux ça.

Hugo : Comment, tu aimes mieux ça ? C'est toi qui parles, Olga ? Toi qui m'as toujours dit...

Olga : Je t'expliquerai. Quelle heure est-il ?

Hugo, regardant son bracelet-montre : Minuit moins vingt.

Olga : Bien. Nous avons le temps. Qu'est-ce que tu me disais ? Que tu ne comprenais pas ton acte.

Hugo : Je crois plutôt que je le comprends trop. C'est une boîte qu'ouvrent toutes les clefs. Tiens, je peux me dire tout aussi bien, si ça me chante, que j'ai tué par passion politique et que la fureur qui m'a pris, quand j'ai ouvert la porte, n'était que la petite secousse qui m'a facilité l'exécution.

Olga, le dévisageant avec inquiétude.

Olga : Tu crois, Hugo ? Tu crois vraiment que tu as tiré pour de bons motifs ?

Hugo : Olga, je crois tout. J'en suis à me demander si je l'ai tué pour de vrai .

Olga : Pour de vrai ?

Hugo : Si tout était une comédie ?

Olga : Tu as vraiment appuyé sur la gâchette ?

Hugo : Oui. J'ai vraiment remué le doigt. Les acteurs aussi remuent les doigts, sur les planches. Tiens, regarde ; Je remue l'index, je te vise (Il la vise de la main droite, l'index replié.) C'est le même geste. Peut-être que ce n'est pas moi qui étais vrai. Peut-être c'était seulement la balle. Pourquoi souris-tu ?

Olga : Parce que tu me facilites beaucoup les choses.

Hugo : Je me trouvais trop jeune ; j'ai voulu m'attacher un crime au cou, comme une pierre. Et j'avais peur qu'il ne soit lourd à supporter. Quelle erreur : il est léger, horriblement léger. Il ne pèse pas. Regarde-moi : j'ai vieilli, j'ai passé deux ans en taule, je me suis séparé de Jessica et je mènerai cette drôle de vie perplexe, jusqu'à ce que les copains se chargent de me libérer. Tout ça vient de mon crime, non ? Et pourtant il ne pèse pas, je ne le sens pas. Ni à mon cou, ni sur mes épaules, ni dans mon cœur. Il est devenu mon destin, comprends-tu, il gouverne ma vie du dehors mais je ne peux ni le voir ni le toucher, il n'est pas à moi, c'est une maladie mortelle qui tue sans faire souffrir. Où est-il ? Existe-t-il ? J'ai tiré pourtant. La porte s'est ouverte... J'aimais Hoederer, Olga. Je l'aimais plus que je n'ai aimé personne au monde. J'aimais le voir et l'entendre, j'aimais ses mains et son visage et, quand j'étais avec lui, tous mes orages s'apaisaient. Ce n'est pas mon crime qui me tue, c'est sa mort. (Un temps.) Enfin voilà. Rien n'est arrivé. Rien. J'ai passé dix jours à la campagne et deux ans en prison ; je n'ai pas chan­gé ; je suis toujours aussi bavard. Les assassins devraient porter un signe distinctif. Un coquelicot à la boutonnière. (Un temps.) Bon. Alors ? Conclusion ?

Olga : Tu vas rentrer au Parti .

Hugo : Bon.

Olga : À minuit. Louis et Charles doivent revenir pour t'abattre. Je ne leur ouvrirai pas. Je leur dirai que tu es récupérable.

Hugo, il rit : Récupérable ! Quel drôle de mot. Ça se dit des ordures, n'est-ce pas ?

Olga : Tu es d'accord ?

Hugo : Pourquoi pas ?

Olga : Demain tu recevras de nouvelles consignes.

Hugo : Bien.

Olga : Ouf !

Elle se laisse tomber sur une chaise.

Hugo ; Qu'est-ce que tu as ?

Olga : Je suis contente. (Un temps.) Tu as parlé trois heures et j'ai eu peur tout le temps.

Hugo : Peur de quoi ?

Olga : De ce que je serais obligée de leur dire. Mais tout va bien. Tu reviendras parmi nous et tu vas faire du travail d'homme.

Hugo : Tu m'aideras comme autrefois ?

Olga : Oui, Hugo. Je t'aiderai.

Hugo : Je t'aime bien, Olga. Tu es restée la même. Si pure, si nette. C'est toi qui m'a appris la pureté.

Olga : J'ai vieilli ?

Hugo : Non.

Il lui prend la main.

Olga : J'ai pensé à toi tous les jours.

Hugo : Dis, Olga

Olga : Eh bien ?

Hugo : Le colis, ce n'est pas toi ?

Olga : Quel colis ?

Hugo : Les chocolats.

Olga : Non. Ce n'est pas moi. Mais je savais qu'ils allaient l'envoyer.

Hugo : Et tu les as laissés faire ?

Olga : Oui.

Hugo : Mais qu'est-ce que tu pensais en toi-même ?

Olga, montrant ses cheveux : Regarde.

Hugo : Qu'est-ce que c'est ? Des cheveux blancs ?

Olga : Ils sont venus en une nuit. Tu ne me quitteras plus. Et s'il y a des coups durs, nous les supporterons ensemble.

Hugo, souriant : Tu te rappelles : Raskolnikoff

Olga, sursautant : Raskolnikoff ?

Hugo : C'est le nom que tu m'avais choisi pour la clandestinité. Oh ! Olga, tu ne te rappelles plus.

Olga : Si. Je me rappelle.

Hugo: Je vais le reprendre.

Olga : Non.

Hugo : Pourquoi ? Je l'aimais bien. Tu disais qu'il m'allait comme un gant.

Olga : Tu es trop connu sous ce nom-là.

Hugo : Connu ? Par qui ?

Olga, soudain lasse : Quelle heure est-il ?

Hugo : Moins cinq.

Olga : Écoute, Hugo. Et ne m'interromps pas. J'ai encore quelque chose à te dire. Presque rien. Il ne faut pas y attacher d'importance. Tu... tu seras étonné d'abord mais tu comprendras peu à peu.

Hugo : Oui ?

Olga : Je... Je suis heureuse de ce que tu m'as dit, à propos de ton... de ton acte. Si tu en avais été fier ou simplement satisfait, ça t'aurait été plus difficile.

Hugo : Difficile ? Difficile de quoi faire ?

Olga : De l'oublier.

Hugo : De l'oublier ? Mais, Olga...

Olga : Hugo, iI faut que tu l'oublies. Je ne te demande pas grand-chose ; tu l'as dit toi-même : tu ne sais ni ce que tu as fait ni pourquoi tu l'as fait. Tu n'es même pas sûr d'avoir tué Hoederer. Eh bien. tu es dans le bon chemin ; il faut aller plus loin, voilà tout. Oublie-le ; c'était un cauchemar. N'en parie plus jamais ; même à moi. Ce type qui a tué Hoederer est mort. Il s'appelait Raskolnikoff ; il a été empoisonné par des chocolats aux liqueurs. (Elle lui caresse les cheveux.) Je te choisirai un autre nom.

Hugo : Qu'est-ce qui est arrivé, Olga ? Qu'est-ce que voua avez fait ?

Olga : Le parti a changé sa politique. (Hugo la regarde fixement.) Ne me regarde pas comme ça. Essaie de comprendre. Quand nous t'avons envoyé chez Hoederer, les communications avec l'U. R. S. S. étaient interrompues. Nous devions choisir seuls notre ligne. Ne me regarde pas comme ça, Hugo ! Ne me regarde pas comme ça.

Hugo : Après ?

Olga : Depuis, les liaisons sont rétablies. L'hiver dernier l'U. R. S. S. nous a fait savoir qu'elle souhaitait, pour des raisons purement militaires, que nous nous rapprochions du Régent,

Hugo : Et vous... vous avez obéi ?

Olga : Oui. Nous avons constitué un comité clandestin de six membres avec les gens du gouvernement et ceux du Pentagone.

Hugo : Six membres. Et vous avez trois voix ?

Olga : Oui. Comment le sais-tu ?

Hugo : Une idée. Continue.

Olga : Depuis ce moment les troupes ne se sont pratique­ment plus mêlées des opérations. Nous avons peut-être économisé cent mille vies humaines. Seulement, du coup, les Allemands ont envahi le pays.

Hugo : Parfait. Je suppose que les Soviets vous ont aussi fait entendre qu'ils ne souhaitaient pas donner le pouvoir au seul Parti Prolétarien ; qu'ils auraient des ennuis avec les Alliés et que, d'ailleurs, vous seriez rapidement balayés par une insurrection ?

Olga : Mais...

Hugo : II me semble que j'ai déjà entendu tout cela. Alors, Hoederer ?

Olga : Sa tentative était prématurée et il n'était pas l'homme qui convenait pour mener cette politique.

Hugo : II fallait donc le tuer : c'est lumineux. Mais je suppose que vous avez réhabilité sa mémoire ?

Olga : II fallait bien.

Hugo : II aura sa statue à la fin de la guerre, il aura des rues dans toutes nos villes et son nom dans les livres d'histoire. Ça me fait plaisir pour lui. Son assassin, qui est-ce que c'était ? Un type aux gages de l'Allemagne ?

Olga : Hugo...

Hugo : Réponds..

Olga : Les camarades savaient que tu étais do chez nous, Ils n'ont jamais cru au crime passionnel. Alors ou leur a expliqué... ce qu'on a pu.

Hugo : Vous avez menti aux camarades.

Olga : Menti, non. Mais nous... nous sommes en guerre, Hugo. On ne peut pas dire toute la vérité aux troupes.

Hugo éclate de rire.

Olga : Qu'est-ce que tu as ? Hugo ! Hugo !

Hugo se laisse tomber dans un fauteuil en riant aux larmes.

Hugo : Tout ce qu'il disait ! Tout ce qu'il disait ! C'est une farce.

Olga : Hugo !

Hugo : Attends, Olga, laisse-moi rire. Il y a dix ans que je n'ai pas ri aussi fort. Voilà un crime embarrassant : personne n'en veut. Je ne sais pas pourquoi je l'ai fait et vous ne savez qu'en faire. (Il la regarde.) Vous êtes pareils.

Olga : Hugo, je t'en prie...

Hugo : Pareils. Hoederer, Louis, toi, vous êtes de la même espèce. De la bonne espèce. Celle des durs, des conquérants, des chefs. Il n'y a que moi qui me suis trompé de porte.

Olga : Hugo, tu aimais Hoederer.

Hugo : Je crois que je ne l'ai jamais tant aimé qu'à cette minute.

Olga : Alors il faut nous aider à poursuivre son œuvre. (Il la regarde. Elle recule.) Hugo !

Hugo, doucement : N'aie pas peur, Olga. Je ne te ferai pas de mal. Seulement il faut te taire. Une minute, juste une minute pour que je mette mes idées en ordre. Bon. Alors, moi, je suis récupérable. Parfait. Mais tout seul, tout nu, sans bagages. À la condition de changer de peau — et si je pouvais devenir amnésique, ça serait encore mieux. Le crime, on ne le récupère pas, hein ? C'était une erreur sans importance. On le laisse où il est, dans la poubelle. Quant à moi, je change de nom dès demain, je m'appellerai Julien Sorel ou Rastignac ou Muichkine et je travaillerai la main dans la main avec les types du Pentagone.

Olga : Je vais...

Hugo : Tais-toi, Olga. Je t'en supplie, ne dis pas un mot. (Il réfléchit un moment.) C'est non.

Olga. : Quoi ?

Hugo : C'est non. Je ne travaillerai pas avec vous.

Olga : Hugo, tu n'as donc pas compris ? Ils vont venir avec leurs revolvers...

Hugo : Je sais. Ils sont même en retard.

Olga : Tu ne vas pas te laisser tuer comme un chien. Tu ne vas pas accepter de mourir pour rien Nous te ferons confiance, Hugo. Tu verras, tu seras pour de bon notre camarade, tu as fait tes preuves...

Une auto. Bruit de moteur.

Hugo : Les voilà.

Olga : Hugo, ce serait criminel ! Le Parti...

Hugo : Pas de grands mots, Olga ! Il y a eu trop de grands mots dans cette histoire et ils ont fait beaucoup de mal. (L'auto passe.) Ce n'est pas leur voiture. J'ai le temps de t'expliquer. Écoute : Je ne sais pas pourquoi j'ai tué Hoederer mais je sais pourquoi j'aurais dû le tuer : parce qu'il faisait de mauvaise politique, parce qu'il mentait à ses camarades et parce qu'il risquait de pourrir le parti, parce qu'il mentait à ses camarades et parce qu'il risquait de pourrir le Parti. Si j'avais eu le courage de tirer quand j'étais seul avec lui dans le bureau, il serait mort à cause de cela et je pourrais penser à moi sans honte. J'ai honte de moi parce que je l'ai tué... après. Et vous, vous me demandez d'avoir encore plus honte et de décider que je l'ai tué pour rien. Olga, ce que je pensais sur la politique d'Hoederer je continue à le penser. Quand j'étais en prison, je croyais que vous étiez d'accord avec moi et ça me soutenait ; je sais à présent que je suis seul de mon opinion mais je ne changerai pas d'avis.

Bruit de moteur.

Olga : Cette fois les voilà. Écoute, je ne peux pas... prends ce revolver, sors par la porte de ma chambre et tente ta chance.

Hugo, sans prendre le revolver : Vous avez fait d'Hoederer un grand homme. Mais je l'ai aimé plus que vous ne l'aimerez jamais. Si je reniais mon acte, il deviendrait un cadavre anonyme, un déchet du Parti. (L'auto s'arrête.) Tué par hasard. Tué pour une femme.

Olga. : Va-t'en.

Hugo : Un type comme Hoederer ne meurt pas par hasard. Il meurt pour ses idées, pour sa politique ; il est respon- sable de sa mort. Si je revendique mon crime devant tous, si je réclame mon nom de Raskolnikoff et si j'accepte de payer le prix qu'il faut, alors il aura eu la mort qui lui convient.

On frappe à la porte.

Olga : Hugo, je...

Hugo, marchant vers la porte : Je n'ai pas encore tué Hoederer, Olga. Pas encore. C'est à présent que je vais le tuer et moi avec.

On frappe de nouveau.

Olga , criant. Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Hugo ouvre la porte d'un coup de pied.

Hugo, il crie : Non récupérable.

Rideau.

Haut de page

retour table des matières
 

la mémoire du théâtre