Association de lalogoRégie Théâtrale
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Extrait

LA SOIRÉE DES PROVERBES


Avant le lever du rideau, on entend une voix :

Ils furent plusieurs qui assistèrent à cette soirée et qui maintenant sont morts ! Le temps a jeté leurs âges par la fenêtre ; l'eau et le gazon ont pourri leurs corps. Si la mélodie peut survivre dans l'âme d'un enfant, si tout ce qui fut esprit demeure, je vais raconter l'histoire d'une nuit merveilleuse.

Le rideau se lève.

SCÈNE 1

Le Président Domino, Argengeorge, Rosine, L'Écolière Follètte, Esfantian.

L'intérieur d'une auberge. Le Président Domino, très empressé auprès de Rosine, examine avec elle des marmites sur une étagere. En face, sur une autre étagère, sont alignées cinq lanternes. Argengeorge, assis à une table, lit. L' Écolière Folllète rêve. Esfantian l'aubergiste, à la fenêtre, regarde la nuit. Le Président Domino porte une robe violette de magistrat ou d'universitaire, avec une hermine.

Le Président Domino, à Rosine : Vous allez me montrer toute la batterie et même les gros chaudrons. J'ai grande estime pour ces choses... les marmites au repos.

Rosine : Monsieur Domino !

Le Président Domino : Président Domino. Ces ustensiles ont bonne figure... Le cuivre en est beau... Comment se comportent vos casseroles à la cuisson ? Ont-elles des ratés par la base ?

Rosine : Ma foi, elles sont ce qu'elles sont : utiles et, comme qui dirait, nécessaires.

Le Président Domino : Elles n'en méritent que davantage notre attention. Et puis, quelle leçon pour cette soirée qui s'annonce... Marmites pétillantes de raison, il faudrait vous bâtir un temple. Turban de sagesse !

Rosine : Monsieur Domino !

Le Président Domino : Président Domino. ( Il regarde Rosine tendrement dans les yeux ) Des yeux aussi Jolis que la tristesse du matin... ( Puis, revenant aux marmites ) Mamelles du devoir !

Esfantian, hébété, en quittant la fenêtre : Je viens de voir le Jour et la Nuit !... Oh ! D'un côté : le Jour ! De l'autre : la Nuit ! Le Jour et la Nuit dans les champs, ensemble. ( Il presse sa main sur son cœur ) Oh !... Ça n'a duré qu'un instant.

Le Président Domino, à Rosine : Cet homme est votre mari ? Il est simple.

Rosine : Le Jour et la Nuit, à la fois ? C'est arrivé déjà dans le pays. Je l'ai entendu dire, il y a longtemps, quand j'étais servante.

Esfantian : Oui, mes yeux ont bien vu. Oh !

Le Président Domino : Dehors, il doit faire nuit sombre. ( Il montre à Esfantian la lampe suspendue au plafond ) Cette lampe est là... pour vous éclairer.

Argengeorge, à Esfantian. : Ce que vous dites, monsieur, me plaît beaucoup. Rapportez-moi ce que vous avez vu.

Esfantian : J'étais à la fenêtre... ( S'adressant au Président Domino ) Vous parliez de marmites, je crois...

Le Président Domino : Je louais leur sagesse au bon moment.

Esfantian : Tout à coup, j'ai vu le Jour et la Nuit, séparés... et ensemble. ( Allant à la fenêtre ) Toutes les choses du jour ici : l'artichaut et l'œillet, un cheval, le puits, les arbres verts comme dans le matin. Là : la nuit, avec ses cornes noires, le ciel noir et les étoiles comme des puces blanches... La Nuit et le Jour, quoi ! avec toutes leurs garanties. Oh !

Le Président Domino : Avec toutes leurs apparences... Si vous aviez réellement vu le Jour et la Nuit, à la fois, cela signifierait, Monsieur, la fin du monde. ( À Rosine ) Versez-lui un verre de vin. Ce brave homme a des frénésies.

Argengeorge : Et pourquoi pas la fin du monde ?

Le Président Domino : Puisque vous avez la civilité de me parler, je vais vous répondre. En deux ou trois temps, sui­vant votre insistance. La Nuit et le Jour sont des éléments premiers, ou, si vous préférez, les plateaux d'une même balance ; les voir ensemble, c'est fausser le balancier et ravir à l'idée de justice son équilibre le plus pur.

Esfantian : Je n'ai point vu de balance.

Le Président Domino, à Rosine : Faut-il expliquer à votre époux le point de vue de Galilée ?

Argengeorge : N'en faites rien, monsieur, le silence est d'or.

L'Écolière Follètte, au Président Domino, moqueuse : Avez-vous un trébuchet ?

Le Président Domino : Tiens ! Voilà la petite qui entre dans la danse.

Argengeorge : C'est de son âge, monsieur.

Le Président Domino, reprenant : Président Domino !

Esfantian : Président de quoi ?

Le Président Domino, à Esfantian : Cela est mon affaire. Mais revenons à nos mou­tons. Pour en finir avec votre extravagance, et tenant compte de la présence d'une femme charmante ( II montre Rosine ) , nous allons penser que vous n'avez rien vu. Ou si vous insistez, un tout petit météore, sans gravité pour les oscillations de votre esprit. Voilà qui est juste, galant et bon.

L'Écolière Follètte : Et surtout ordinaire !

Le Président Domino : Cette petite a un toupet !

Esfantian, humant l'air : Ça sent le basilic.

Esfantian reprend son travail. Follète rêve. Argengeorge se remet à lire.

Le Président Domino, prenant Rosine à l'écart, à voix basse, en montrant Argengeorge : Vous le connaissez ?

Rosine : Non.

Le Président Domino : II est là depuis longtemps ?

Rosine : Depuis le coucher du soleil.

Le Président Domino : Et l'autre, la petite qui se jette dans mes jambes ?

Rosine : C'est la première fois qu'elle vient ici.

Le Président Domino : Avec le jeune homme ?

Rosine : Non, elle est arrivée avant lui. ( À voix basse ) Elle en est à son quatrième sirop.

Le Président Domino : Essayez de connaître le nom de celui qui lit.

Rosine : Je vais le demander à mon mari.

Le Président Domino : Laissez donc votre mari. Il hume le basilic, alors qu'il n'y a pas de fleurs ici. ( Il se dirige vers la table d'Argengeorge ) Puis-je m'asseoir près de vous, monsieur ? Cet endroit est public.

Argengeorge : Faites.

Le Président Domino : À qui ai-je... l'indiscrétion de parler ?

Argengeorge : À quelqu'un qui s'intéresse très peu aux autres, et qui vous prie de le laisser poursuivre sa lecture. ( Il regarde un instant le Président Domino ) Je m'appelle Argengeorge.

Le Président Domino : C'est un nom de guerre ? Vous êtes spahi ?

Argengeorge, sans lever les yeux de son livre : Non, isocèle ! Oisif isocèle : c'est mon métier.

Le Président Domino : Vous êtes rentier ?

Argengeorge, les yeux toujours dans son livre : Je suis mon propre employé. ( Il lit à haute voix, comme s'il était seul )
« Dans ces pays qui ont des astres et des amis »
« Alors que les vivants passent avec leurs ombres »
« J'appris des oiseaux la perte de la vue... »

Le Président Domino : Ce sont des vers ?

 

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