Écrire une pièce ne demande à son auteur que du talent, la mettre en scène est une autre affaire !
Sans argent, A. Artaud s’adresse au docteur Allendy, directeur à la Sorbonne du Groupe philosophique et scientifique pour l’examen des tendances nouvelles. Ce dernier n’a pas de fortune, mais il est très intéressé par les projets de son ami et promet de remuer ciel et terre pour lui obtenir les capitaux nécessaires.
Le premier spectacle prévu pour le 15 janvier 1926, au Théâtre du Vieux-Colombier, avait pour programme deux œuvres d’Alfred Jarry : La Peur de l’amour et Le Vieux de la Montagne ainsi qu’une pièce de Roger Vitrac : Les Mystères de l’Amour. Malheureusement, il ne put avoir lieu, les fonds recueillis pour le montage étaient insuffisants.
Le docteur Allendy et son épouse décidèrent alors de créer une association de soutien au théâtre Alfred-Jarry. En avril 1927, ils eurent réunis plus de 3.000 frs, somme confortable. On décida alors d’un commun accord de tenter l’aventure au théâtre de Grenelle, théâtre de quartier, sis au 53 rue de la rue Croix-Nivert. Charles Dullin prêta son théâtre de l’Atelier, l’après-midi, pour que les comédiens Genica Athanasiou, Jacqueline Hopstein, Edmond Beauchamp, Raymond Rouleau,et Raymond Lefèbvre puissent répéter.

Le Théâtre de Grenelle en 1909
Collections A.R.T.
Les 1er et 2 juin 1927, deux pièces furent représentées. Il s’agissait de Le Ventre Brulé ou la mère folle d’Antonin Artaud et de Les Mystères de l’amour de Roger Vitrac
Les Mysteres de l’amour, pièce provocatrice, aux trente-huit personnages, inspirée de Dada et des Surréalistes, exprimait à la fois l’inquiétude, la peur de la solitude, les fantasmes et jusqu’aux pulsions criminelles de l’Homme enfouies au fond de lui-même. Mais c’était aussi l’œuvre d’un Vitrac amoureux de vingt-cinq ans en proie à la passion dévorante pour la jeune femme qu’il aimait.
Dispersés dans la salle, des comédiens pseudo-spectateurs, ne cessaient de commenter les répliques, de s’indigner, de protester à haute voix, d’interpeler les acteurs. Ne se sentant pas très à l’aise, le public ne savait quoi penser. Les uns assistaient à l’œuvre d’un esthète abscons, les autres à une pièce de boulevard ratée. Quant aux critiques, de peur sans doute de passer pour des béotiens, ils ne furent pas franchement sévères : « ( C’est ) un essai de photographie mentale des ravages connus depuis Adam et Eve… À la scène tout cela donne, si je puis dire, un pot-pourri qui tient du cinéma, du music-hall et de la farce de collège » écrivait Marcel Sauvage dans Cœmedia du 6 juin 1927
La seconde pièce de Roger Vitrac, mise en scène par Antonin Artaud, affichée le 24 décembre 1928 au théâtre de la Comédie des Champs-Élysées, fut Victor ou les enfants au pouvoir, quatrième spectacle monté sous l’égide du Théâtre Alfred-Jarry.

Collections A.R.T.
L’auteur présentait ainsi son ouvrage : « Victor est le type de la pièce humoristique, si nous laissons au mot humour toute sa force corrosive, toutes ses possibilités « décurantes ». Dans un temps exact où la vie s’écoule – le temps chronométré par une horloge sur la scène – deux familles bourgeoises françaises reçoivent, mangent, se couchent et parlent suivant les rites établis, entre quatre murs bien clos… ».
En effet, dès le début de la pièce, le public assiste au dialogue d’un enfant de neuf ans, Victor - Victor, Vitrac, un anagramme approximatif ! – et de sa petite camarade de trois ans plus jeune.
En ce début de pièce, Vitrac joue avec le quotidien le plus banal… encore que le spectateur devrait se méfier, le garçonnet mesure 1 mètre 80. Puis apparaît bientôt une belle inconnue, personnage étrange : « Le rôle principal de femme, c’est celui d’une dame qui… d’une dame que… - comment dirais-je ? Enfin cette dame est affligée d’une infirmité plus ridicule que douloureuse. A chacune de ses entrées, elle fait entendre, sinon sentir, la maladie secrète qui l’atteint. On me comprend… ».
En un mot, la dame, Ida Mortemart, est une pétomane. Dès son apparition en scène, un décalage, tout d’abord insensible, puis ensuite total, intervenait dans la pièce et en bouleversait le déroulement. Le spectateur était entrainé, malgré lui, vers le drame inévitable, selon les explications de R. Vitrac dans les colonnes du Figaro : « Qui est Victor ? Un mythe, le mythe de l’enfance précoce. La promesse caricaturale de l’enfant génial. On dit de tel enfant précoce qui meurt trop tôt : « Il ne pouvait pas vivre , voyez-vous, il était trop intelligent ».
Jacques Hébertot, directeur de la Comédie des Champs-Élysées, avait convoqué un important service d’ordre devant le théâtre. Il avait en mémoire les pugilats qui avaient accompagné les deux précédents spectacles du Théâtre Alfred-Jarry.
Le second était consacré à l’œuvre d’un « auteur notoire », sans précision de nom. En fait il s’agissait du dernier acte du Partage de Midi massacré volontairement et qui déclencha dans le monde littéraire un véritable scandale après l’annonce faite par A. Artaud au baisser de rideau : « La pièce que nous venons de jouer devant vous est de M. Paul Claudel, ambassadeur et traître ».
Le troisième spectacle eut lieu au théâtre de l’Avenue, les 2 et 9 juin 1928. À l’affiche Le Songe de l’auteur suédois August Strinberg. Afin de rentabiliser le montage de la pièce, le Docteur Allendy s’était efforcé de vendre, à l’Ambassade de Suède, les meilleures places pour la soirée de gala. À la fin de la représentation, Antonin Artaud s’avança à l’avant-scène et déclara : « Strindberg est un révolté comme Jarry, comme Lautréamont, comme Breton, comme Vitrac, comme moi. Nous représentons cette pièce en tant que vomissement contre sa patrie, contre toutes les patries, contre la société ! À bas la France ! À bas la Suède ! ». Les spectateurs suédois furieux se levèrent et sortirent en faisant claquer les strapontins.
Ce départ fut le signal d’un chahut monstre de la part des surréalistes. Ils tenaient la preuve qu’Artaud avait reçu de l’argent de l’Ambassade de Suède et qu’il était donc « acheté ». Prévoyant le pire, Robert Aron alerta la police. Le commissariat dépêcha un car entier d’agents qui opérèrent à la fois dans la salle et dans la rue du Colisée. Quatorze personnes furent interpelées dont André Breton. Ce dernier, bien que Roger Vitrac n’ait pris aucune part aux décisions d’Artaud d’alerter les forces de police, l’inclura dans ses reproches : « M. Vitrac, véritable souillon d’idées ( … ) pauvre hère dont l’ingénuité à toute épreuve a été jusqu’à confesser que son idéal en tant qu’homme de théâtre, idéal qui est aussi naturellement celui de M.Artaud, était d’organiser des spectacles qui puissent rivaliser en beautés avec les rafles de police ».
Les craintes de Jacques Hébertot, au soir de la première représentation de Victor ou les enfants au pouvoir, furent vaines. A. Breton et ses amis avaient décidé de ne pas assister au spectacle. La salle fut néanmoins bondée. On reconnaissait parmi le public André Gide qui « avait l’air de s’amuser beaucoup » , Jules Supervielle, Arthur Honneger, Giorgio de Chirico, Abel Gance, etc. Un seul incident troubla à plusieurs reprises la représentation. Tandis qu’à chaque réplique d’Ida Mortemart, un trombone résonnait en coulisse, quelques plaisantins jetèrent des boules puantes dans la salle. On accusa Antonin Artaud et Roger Vitrac d’être les auteurs de ces jets malodorants. Artaud s’en défendit avec force jusqu’à prétendre connaître les noms des perturbateurs, sans toutefois les révéler. En dépit de cette protestation, la presse prit un malin plaisir à s’attarder sur les pets musicaux. Un critique anonyme eut même le courage de se fâcher : « Que vous ayez jeté les boules puantes ou que vous n’en ayez pas jeté, cela ne change rien à la médiocrité de votre spectacle. Mais cela montre tout de même qu’il ne faut pas trop d’indulgence pour les mauvaises plaisanteries – et que vous êtes un mauvais plaisant - qu’en parler leur donne une importance qu’elles n’ont pas et le mieux est de faire, sur elles, le silence. Il y a mieux à faire que de s’occuper des incapables et des curiosités sans talent. Je ne parlerai plus d’aucune manifestation du Théâtre Alfred Jarry ».
En juillet 1929, Artaud et Vitrac font éditer un tract par lequel ils annoncent leurs nouvelles productions : une reprise d’ Ubu Roi d’Alfred Jarry et la création inédite du Coup de Trafalgar de Roger Vitrac. Malheureusement ces projets resteront sans suite. En dépit de l’intérêt suscité par les quatre premiers spectacles du Théâtre Alfred-Jarry, Antonin Artaud dut reconnaître l’échec pécuniaire de son entreprise. Les conditions de travail étaient trop difficiles, sans moyens financiers, sans troupe, ni lieu fixe, il dut mettre en veilleuse pour un temps ses projets. En réalité c’en était finit du théâtre Alfred-Jarry.

Le Théâtre Alfred-Jarry
Roger Vitrac
photomontage de Eli Lotar
fonds Roger Vitrac
Collections A.R.T.
cf : Quelques pièces
Pierre Lazareff Paris-Midi 18 décembre 1928
André Breton Second manifeste du surréalisme décembre 1929
Comœdia 28décembre 1928
XXX… L’Ami du peuple 26 décembre 1928