( Directeur du Théâtre de la Michodière de 1981 à 2015et historien du Théâtre, cet ancien journaliste depuis 1952, devient, à partir de 1958, le Secrétaire général des plus importants théâtres parisiens. Il anime de nombreuses émissions de radio dont les célèbres Cinglés du Music hall. Il est l’auteur d’articles et de livres qui font référence, parmi lesquels : Grandes heures du Théâtre à Paris (Perrin -1964) Moulin Rouge (1989) Folies-Bergère (1990 Prix du Boulevard), et plus récemment Mistinguett. Il collabore régulièrement à la revue d’Art Happy Few et est l’un des plus célèbres collectionneurs en matière de spectacle. Il est membre de l'A.R.T. et fait partie du jury depuis 1981. ( voir rubrique donateurs )

Aimer Cyrano, c'est aimer la France. Certes, on a tout reproché, et l'on reproche toujours tout à l'œuvre d'Edmond Rostand.
Mais 20 000 représentations de l'ouvrage en 112 ans, partout en France, prouvent assez ses vertus. Aimer Cyrano de Bergerac c'est aimer la France : Francisque Sarcey ne s'est pas trompé, écrivant au lendemain de la première répétition générale : « Cet auteur dramatique est de veine française… il estaisé, il est clair, il a le mouvement et la mesure, toutes les qualités qui distinguent notre race. Quel bonheur ! Quel bonheur ! ».
Dans leur enthousiasme commun, les critiques se nuançaient quand même : le très classique Emile Faguet était rassuré d'avoir découvert un nouvel auteur qui serait la gloire du prochain XXe siècle, tandis que Jules Lemaître constatait fort lucidement que le triomphe de Cyrano de Bergerac n'était pas le début d'une nouvelle ère, mais plutôt la fin d'une autre : c'est-à-dire qu'avant de disparaître, le siècle du Romantisme trouvait enfin son chef-d'œuvre en un dernier souffle lyrique. Et c'est bien là le paradoxe de l'œuvre d'Edmond Rostand.
Cyrano de Bergerac est l'accomplissement du drame romantique… soixante-dix ans après le Romantisme ! On ne joue guère (hélas) les drames d'Alexandre Dumas. Quant aux Lorenzaccio variés dont on nous assomme, il est permis de se demander ce qu'en penserait Musset aujourd'hui, lui qui ne voulut jamais que ce long verbiage divergeant fut représenté…
La Maréchale d'Ancre et Chatterton de Vigny restent au musée d'où personne ne songerait à les déloger. On sait qu'ils existent et ça suffit… Au musée !
Là-même où personne n'oserait mettre le Toussaint-Louverture de Lamartine. Et ce n'est pas Frédéric Soulié, Henri de Latouche ou le prolifique Eugène Scribe qui relèvent le genre. Heureusement Ruy Blas est là ! Hugo y atteint au sublime, mais Ruy Blas, ce n'est pas Cyrano. La cote d'amour est inférieure. La preuve, Ruy Blas n'est même pas cité dans les sondages qui donnent en tête : Cyrano de Bergerac, Jean Valjean et d'Artagnan comme personnages les plus populaires. Non seulement Cyrano est le type achevé du drame romantique, mais il est aussi dans la tradition de préciosité qui, dans notre littérature, va de Charles d'Orléans à Giraudoux. Eh oui ! Malgré les remontrances jalouses d'Emile Magne qui a publié un livre entier pour démolir Cyrano de Bergerac, le héros de Rostand est ce qu'il y a de plus profond, de plus authentiquement français.
C'est par cette réussite unique que Rostand est passé à la postérité de façon irrémédiable. De la trilogie dont on se souvient, seul Cyrano est intemporel. Il ne s'agit pas de dénigrer systématiquement le grand poète, mais reconnaître que l'Aiglon a plutôt les ailes brisées n'est pas médire. La mode était à Buonaparte. Pour combien de Plus que Reine, de Retour de l'Ile d'Elbe, de Cent Jours et des titres nominés par dizaine, à toutes les sauces, seul l'Aiglon suivit. Et uniquement par le style de Rostand qui écrivait une langue dramatique, à effets, mieux que ses rivaux. Car enfin, les malheurs du Duc de Reichstag sont d'un ridicule accompli. On l'oublie grâce à quelques scènes foudroyantes qui nous font prendre pour l'éclat du diamant la lumière blafarde des fausses pierreries. Et que c'est long ! Trois heures et demie ! Cinq actes ! Déjà en enlevant le quatrième, Wagram, on pourrait se réveiller… Mais c'était la mode. Buonaparte était dans l'air du temps…
Quant à Chantecler, seules les salles polies et respectueuses des gloires nationales se retiennent de céder à une franche rigolade. Et cependant, à la création, la pièce ne fut pas l'échec qu'entretient une légende tenace. Certes on est très loin du triomphe de Cyrano, mais les roucoulades du coq gaulois, bien le plus stupide de tous les animaux, attirèrent les spectateurs pendant de longs mois. Le malentendu autour de la pièce vient de sa facture essentiellement symboliste (là encore c'est à la mode), et qu'elle fut mise en scène, représentée de la façon la plus réaliste (influence néfaste d'Antoine et son Théâtre libre ?). Quinze ans après sa création Chantecler fut repris à la Porte Saint-Martin sous la direction avisée de Maurice Lehmann qui, à sa manière, révéla le vrai sens de la pièce (sic) en la présentant dans une production symboliste, avec décors et costumes de Fernand Osché, un brillant décorateur de music-hall qui suggéra par ses visions animées et allégées les personnages et situations de Théâtre. Seul de nos jours au Théâtre de Chaillot, Jérôme Savary en pratiquant de sombres coupures, se hasarde à remonter Chantecler. Ecoutons Lucien Guitry qui écrivait à un ami, bien qu'il créa la pièce :« Quant à Chantecler, c'est une conne… ». Sans commentaire.
Ce vagabondage dans le Théâtre de Rostand ne peut que confirmer notre admiration pour Cyrano de Bergerac.
Et qu'importe si le Cyrano mis en scène n'est pas celui de l'histoire. Qui se soucie aujourd'hui du vrai Cyrano, né à Paris en 1619, disciple de Gassendi, brave au combat et galant dans la vie, auteur dramatique du Pédant joué dont Molière s'inspira pour ses Fourberies et que Corneille pilla dans sa Mort d'Agrippine ? Un ouvrage de lui le fait toujours citer : Histoire comique des Etats et Empire du Soleil et de la Lune qui en fait un étonnant précurseur pour l'époque. Les inimitiés que lui valurent sa verve de polémiste et son esprit libre empêchent de savoir si la bûche de bois qu'il reçut sur la tête fut un accident ou un attentat. A la fin de sa vie il rencontra sa cousine Madeleine Robineau (Roxane dans la pièce), jeune veuve du baron de Neuvilette, qui mena une vie pieuse et retirée. Comme il est mort à 35 ans après avoir participé au siège d'Arras parmi les Cadets de la Compagnie de Carbon de Castel Jaloux et qu'il se battit réellement à un contre cent à la porte de Nesles pour défendre son ami de Lignières, on voit combien Rostand respecta les temps forts de la vie de son héros pour les transposer de façon magistrale sur scène.

Scène du Balcon Acte III Scène 7
Collection A.R.T.
Telle est à peu près la trame que Rostand raconta à Coquelin pendant un entracte de Thermidor que l'illustre comédien venait de créer à la Porte Saint-Martin, Théâtre qu'il dirigeait. Sitôt Coquelin séduit par le personnage et le sujet, l'auteur se mit au travail avec enthousiasme. Cyrano de Bergerac devait lui apporter une gloire universelle, mais Edmond Rostand n'était pas un inconnu. Né le 1er avril 1868 à Marseille, il vint terminer ses études au Collège Stanislas à Paris. Il commença à suivre des cours de Droit mais taquinant la muse, Rostand publia un recueil de vers passés inaperçus en même temps qu'il faisait jouer au Théâtre Cluny sa première œuvre, un vaudeville en quatre actes : Le Gant rouge. Mais c'est le 21 mars 1893 que la Comédie Française créant Les Romanesques le sortit de l'ombre. Dès l'année suivante Sarah Bernhardt, directrice de la Renaissance, montait et jouait La Princesse lointaine, pièce tout empreinte du symbolisme ambiant. De tendres sentiments se nouaient à ce moment là entre l'interprète et son auteur, qui ne devaient se briser que peu de temps avant la mort de celui-ci, quand il rencontra Mary Marquet.
Une parabole biblique scella cette entente : La Samaritaine qui, une fois encore, pour être un succès d'estime, n'atteignit pas le grand public. Malgré la mode actuelle qui prétend qu'il n'écrivit pas seul Cyrano, le ton et l'esprit en étant « féministe » comme Corneille écrivit les pièces de Molière… sans doute ?
Le jeune auteur était porté, transporté par son sujet. Tout lui semblait facile, dans la construction comme dans l'écriture. On eu dit que ceux qu'il représenterait plus tard dans Chantecler sous les traits des crapauds, pressentaient la grande aventure. Car dès la mise en répétition de la pièce, leur fiel se répandit sous la forme d'une campagne de presse désobligeante. On lui reprochait d'abord d'être riche et de participer aux frais de ses propres pièces. Sans que l'on reprochât la même année à André Gide d'avoir publié Les Nourritures terrestres à compte d'auteur !… Mais surtout, n'oublions pas que la France était encore partagée en deux par « l'Affaire », et Rostand n'avait jamais caché ses convictions en faveur du capitaine Dreyfus. Et ce présomptueux qui avait la prétention d'imposer un drame en cinq actes et en vers ! Alors que triomphait le naturalisme d'Antoine, non loin de là, boulevard de Strasbourg. Mais la pérennité de Cyrano est justement la revanche sur le naturalisme !
Ainsi présenté, le climat des répétions n'était pas bon. Les deux directeurs peu confiants rognaient sur toutes les dépenses de mise en scène : Maria Legault, la créatrice de Roxanne, engagée pour la « durée de la pièce » car on escomptait une semaine de représentations !!!
Et ces indiscrets à qui l'on ne demandait rien, qui venaient compter le nombre de pieds de vers. Et la tristesse du décor de la rôtisserie pour lequel, la veille de la générale, la femme de l'auteur fit l'achat de saucissons et de jambons pour le rendre vivant. Et ce comédien de la troupe qui lança à un journaliste en sortant de la dernière répétition : « Noir ! » comme s'il lui paraissait superflu de parler du four… Et Rostand se précipitant en larmes un quart d'heure avant le lever du rideau dans les bras de Coquelin et l'adjurant : « Pardonnez-moi mon ami, de vous avoir entraîné dans cette désastreuse aventure ».
Ce qu'à été le soir du 28 décembre 1897 à la Porte Saint-Martin, nul ne peut se le figurer aujourd'hui. Dans l'histoire moderne du théâtre on ne cite que quatre événements d'un tel retentissement, quatre premières : celles du Cid, du Mariage de Figaro, d'Antony et celle de Cyrano.

Coquelin ainé dans Cyrano de Bergerac
Collection Jacques Crépineau
Après un démarrage glacé, l'entrée en scène de Coquelin, Cyrano est applaudi, le ton est donné : le premier acte est enlevé avec brio et obtient neuf rappels. Rostand se détend un peu sans être rassuré mais le second acte le rassure très vite. Après le troisième acte, c'est du délire. Déjà ! Rostand est obligé de venir saluer en scène comme si, déjà, la pièce était finie. Après le quatrième acte, pendant que l'auteur surveille la plantation du décor du dernier tableau, on vient le chercher pour le conduire à la loge officielle. Et là, M. Cochery, Ministre des Finances, dégraffe de son habit sa Légion d'Honneur et, s'adressant à Rostand, lui dit : « Monsieur, au nom du Président de la République dont je suis ici le représentant, je vous fais Chevalier de la Légion d'Honneur ». Le récipiendaire en reste bouche bée aux côtés de son épouse Rosemonde Gérard et de Sarah Bernhardt accourue en voisine depuis la Renaissance, sitôt le rideau baissé.
Le dernier acte est sans cesse coupé par les acclamations. Sitôt les derniers mots lancés par Coquelin « mon panache » la salle de la Porte Saint-Martin sembla s'écrouler sous les ovations. Au bout de quarante rappels on devait laisser le rideau levé. Longtemps après, personne n'a encore évacué la salle. Les inconnus s'embrassent en pleurant, les ennemis irréductibles tombent dans les bras les uns des autres, l'événement déborde les portes du théâtre et se répand sur le boulevard où les passants entrent dans l'allégresse générale qui se propage dans Paris.
Bien d'autres répétitions générales ont découvert ou consacré des auteurs. Jamais, jamais nulle part, on ne revécut un pareil moment. Depuis, le tirage en librairie a dépassé un million et demi d'exemplaires, seulement en langue française. Après Coquelin en version muette, Claude Dauphin et José Ferrer incarnèrent Cyrano de Bergerac à l'écran, avant que Gérard Depardieu ne recrée le personnage génialement dans le dernier opus.
En Italie, Franco Alfano le mit en musique et Cirano di Bergerac fut créé à l'Opéra de Rome en 1935, avant sa version française par Henri Cain à l'Opéra-Comique en mai 1936. Dès le 18 septembre 1899, Broadway s'emparait de Cyrano pour en présenter une version musicale de Victor Herbert avec Francis Wilson qui ne connut que vingt-huit représentations au Knickerbocker Theater. Il y a une trentaine d'années, Chritopher Plummer joua à travers les U.S.A. une nouvelle adaptation musicale avec grand succès. Tous les morceaux de bravoure s'y trouvent. Pour des raisons obscures, la production ne vint jamais à Broadway. Roland Petit à l'Alhambra en fit un merveilleux ballet où planait l'esprit d'Edmond Rostand.
Les théâtres du monde entier le représentent régulièrement sur leur scène, traduit dans toutes les langues. Les plus grands comédiens français comme les plus inattendus s'identifièrent, voire s'affrontèrent au personnage, le plus lourd de tout le répertoire avec 1 400 vers.
Je puis maintenant révéler un événement qu'historiens du Théâtre et amis de Sacha Guitry ont ignoré. En 1935, las d'une série d'échecs en tout genre, ne trouvant vraiment jamais le style souhaité à la Porte Saint-Martin, Maurice Lehmann, à bout de patience proposa à… Sacha Guitry de jouer Cyrano… Il fallait que, si grand directeur qu'il fut, Lehmann n'ait plus d'idée. Nous publions ici, pour la première fois, la réponse de Sacha Guitry, tout emplie d'un bon sens pertinent :
"Mon Cher Ami,
Les quarante-huit heures de réflexion que je vous avais demandées n'ont pas été favorables au projet que nous caressions. Pour plusieurs raisons, je dois renoncer au plaisir de jouer Cyrano de Bergerac. Certes, c'était périlleux pour moi, mais c'était très tentant. Mon médecin, formellement, me le déconseille vocalement. Il m'a fait observer, très justement d'ailleurs, que le rôle de Cyrano est un rôle de ténor et que je suis, moi, baryton. Pour vous donner une idée de ma scrupuleuse honnêteté, j'ai fait, dans la journée d'avant-hier, cinq disques de Cyrano et je me suis rendu compte de l'erreur que nous étions sur le point de commettre. Remarquez bien que s'il s'agissait d'une œuvre mal accueillie jadis et à laquelle l'appoint de ma notoriété pourrait rendre une sorte de vie nouvelle, j'hésiterais sans doute et je compromettrais peut-être un peu de ma santé pour elle. Mais Cyrano de Bergerac est un chef-d'œuvre qui n'a besoin de personne. Son merveilleux passé est un sûr garant de son magnifique avenir – et c'est sans remords, mais non pas sans un certain chagrin que je vous écris ces mots tandis que je vous tends très amicalement les mains."
Sacha Guitry
Mais à mon sens, j'apprécie le jugement d'un grand écrivain, qui ne faisait pas profession de critique et qui a écrit les choses les plus pertinentes hier comme aujourd'hui, d'une brûlante actualité sur Cyrano de Bergerac. Il s'agit de Rémy de Gourmont, « Rompant heureusement avec la manie des pièces à thèse, celle-ci ne veut rien prouver du tout : elle dessine un caractère et raconte des aventures. Depuis vingt ans et plus, quand on nous convie au théâtre, c'est pour entendre discuter sur un beau cas de divorce, sur le droit des enfants, le droit de l'Etat, l'avenir des sociétés, la cité future, sur le régimes des Hôpitaux ou celui des prisons. Devant l'esprit et la bravoure de Cyrano, les spectateurs défiants se sont sentis renaître : au lieu des côtés dégoûtants de la vie, on leur en montrait les faces les plus brillantes. Il était enfin question d'amour, d'héroïsme et de beauté ».
Comme l'histoire officielle, l'histoire du théâtre serait-elle un perpétuel recommencement ? Ce qui est certain, c'est que les caractères de Cyrano en font, pour le bonheur des spectateurs, l'archétype du théâtre populaire. Hier comme aujourd'hui et moins que demain.
Amen !
Jacques Crépineau
Avec l'aimable autorisation de Monsieur Guy Couloubrier, revue Happy Few