Pourquoi Cyrano, encore et toujours ?
Les secrets d'une pièce miracle.
Communication de Serge Bouillon et Danielle Mathieu-Bouillon
Colloques de Cerisy 2 Octobre 2014
Le théâtre est, à l'image de la vie, un art mystérieux.
Qui aurait pu penser en ce mois de décembre 1897 que s'élaborait, au Théâtre de la Porte
Saint-Martin, Cyrano de Bergerac, un spectacle, hors normes, qui allait défier, toutes les prévisions, toutes les règles,
toutes les idées préconçues ?
Il ne serait pas surprenant que l'enfance de son auteur, Edmond Rostand, né en 1868, à Marseille,
dans une famille aisée, deux ans avant la guerre de 1870, ait été bercée des échos d'une nation vaincue, mais fière de ses soldats.
Sans doute chantait-on encore les chansons de Bérenger, qui avaient marqué leur époque, par ses couplets héroïques et romantiques à la
fois.

Edmond Rostand
(photo DR)
Rostand, résolument poète, héritier d'une culture classique, très attiré par Corneille, son
héroïsme et sa poésie, a beaucoup lu.
Jeune homme de constitution délicate, il a quitté sa ville natale de Marseille pour des études au
Collège Stanislas, et, semblant s'ennuyer à faire son droit, il annonce très tôt une vocation littéraire. Lors de ses cours de
rhétorique,
il a déjà lu l’œuvre de Cyrano de Bergerac dans l'édition préfacée par Bibliophile Jacob , qui révélait de nombreux éléments biographiques, sur cet auteur atypique.
Dès l'âge de 19 ans fervent de la littérature précieuse du début du XVIIème, il obtient un prix de
l'Académie de Marseille pour un mémoire sur un sujet de concours : « Deux romanciers de Provence : Honoré d'Urfé et Émile Zola » ; il
y analyse le roman précieux par excellence, L'Astrée, avec une grande pertinence. Il est déjà manifeste qu'il connaît
parfaitement cette époque ; il a rencontré le vrai Cyrano, en qui il a découvert un personnage haut en couleurs, fougueusement anti
conformiste et auquel il porte immédiatement un immense intérêt, sans savoir où cela le conduira. À vingt et un ans, il co-écrit avec
le demi-frère de sa fiancée, un vaudeville, Le Gant Rouge qui lui vaut l'éreintement du redoutable Francisque Sarcey, puis
publie un recueil de poésie au tirage modeste, Les Musardises,
avant d'obtenir une sorte de notoriété, en 1894, avec La Princesse Lointaine, fable médiévale, laquelle doit tout à l'immense
Sarah Bernhardt, qui lui demeurera à jamais fidèle, en dépit de l'argent perdu dans la production. Elle jouera ensuite La
Samaritaine, avril 1897, durant la semaine sainte, soit huit mois avant que n'éclate la bombe Cyrano.

Le Gant rouge
Revenons sur cette année 1897 : Tout le monde croit que le romantisme est mort en 1843 avec l'échec
des Burgraves de Victor Hugo.
Le drame historique, ni la comédie de cape et d'épée ne sont plus guère à la mode depuis
l'adaptation théâtrale du roman de Paul Féval, Le Bossu.
Après Labiche, Offenbach, Sardou, on a voulu du neuf et on en a eu : André Antoine avec son Théâtre
Libre, franchement naturaliste s'oriente sur des tranches de vies de personnages livrés au quotidien, Paul Fort et son Théâtre d'Art,
se nourrit de symbolisme, Lugné Poe révèle, dans sa Maison de l'Œuvre Pelléas et Mélisande de Maeterlinck et plusieurs auteurs
nordiques, dont Strindberg et Ibsen, et un an avant, un an seulement avant Cyrano, Alfred Jarry, provoque une sorte de
révolution avec le « MERDRE » sonore de son Ubu roi.
Et pourtant qui ose prétendre dans ces temps douloureux de l'après-guerre de 70, au moment où la
traîtrise d'état est dans l'air, dans une société française déchirée par l'affaire Dreyfus, quelques jours avant que ne résonne le
célèbre « J’accuse » d’Émile Zola,
que le romantisme, que la fibre romantique soit définitivement morte ? Rostand va le démontrer face au monde et face à la postérité en
présentant un drame en vers et en cinq actes, avec une distribution pléthorique comme on n'en n'avait plus fait depuis longtemps.
Le personnage de Cyrano l'intéresse depuis longtemps, on l'a vu. Quand on sait comment
« fonctionnent » les auteurs, pour les avoir pratiqués, nous pourrions dire qu'il se le garde en réserve.
Mais le courage et les extravagances de Cyrano ne suffisent pas encore au dramaturge pour lui
consacrer une pièce. Il lui faut ajouter à son caractère héroïque, des éléments capables de créer une situation dramatique. Une
aventure, relatée souvent depuis,
lui en aurait fourni le thème : Alors qu'il était en vacances à Luchon, l'été 1895, un jeune homme de ses amis, amoureux d'une jeune
fille, avait avoué à Rostand que cette dernière trouvait qu'il ne s'exprimait pas assez bien, qu'il ne savait que lui dire qu'il
l'aimait et que cela ne suffisait pas à sa belle.
Je cite les conseils prodigués au jeune Amédée par Edmond Rostand :
« Quand elle vous aimera, cela suffira, mais maintenant, il lui faut autre chose. Je la connais:
elle est pédante, précieuse, elle est même snob. Il lui faut des phrases, des paradoxes. Avant que, simplifiée par l'amour, elle n'ait
besoin que d'un mot, il lui faut beaucoup de mot. »
Très vite, le jeune Amédée en question, profite des multiples leçons de Rostand, lequel se prend à
son propre jeu et est enchanté d'entendre la jeune fille en question, dire qu'elle est définitivement séduite, grâce à ses mots... : « Amédée
que j'avais jugé si quelconque, est prodigieux :c'est un savant, c'est un penseur, c'est une poète ! »
Pour Rostand, le fil romanesque est trouvé. il ne lui reste plus qu'à reprendre le ressort bien
connu du théâtre classique, en matière d'intrigue amoureuse : un homme qui aime une femme, qui en aime un autre.
Il tient désormais son héros. Les croisements avec les biographies du Cyrano original, les
témoignages de ses contemporains, vont l'aider à construire les autres personnages.
Il ne lui reste plus qu'à écrire la pièce.
Il commence après l'été, dans son hôtel particulier de la rue Fortuny. Le soir, il lit à son épouse
le résultat de son travail.
Le destin est en marche.
Sa bonne fée Sarah Bernhardt convie son ami Constant Coquelin à la première lecture de La
Princesse lointaine : « Viens, » lui dit-elle « tu ne regretteras pas ».
La rencontre des deux hommes a lieu et Coquelin, charmé parce qu'il vient d'entendre lui demande de
lui écrire une pièce. Rostand lance alors son idée de Cyrano. On est au début de l'année 1897. Il semble que Coquelin soit
immédiatement séduit et, dès lors, on ne parle plus que de Cyrano.

Edmond Rostant, Rosemonde Gérard, Sarah Bernhardt, Coquelin cadet et Coquelin aîné
(photo DR)
Collections A.R.T.
Jean Coquelin, le fils de Constant se souvient :
« Bientôt Cyrano fut en tiers dans toutes leurs conversations. L’œuvre prenait corps avec une
rapidité prodigieuse. La facilité du travail d'Edmond Rostand tient du miracle. Je me rappelle qu'un jour, en déjeunant dans la villa
où il villégiaturait, avec sa femme et ses enfants à Boissy Saint-Léger, le poète nous conta toute une scène qu'il avait dans la tête,
celle du troisième acte entre de Guiche et Cyrano, la scène du voyage. Quand nous revîmes dîner le soir, la scène était écrite. Elle a
250 vers ! »
Il est toujours tentant pour le lecteur, ou le spectateur d'essayer de comprendre comment a
fonctionné le processus d’écriture de l'auteur. Nous ne parlons ni des critiques ni des exégètes, ayant eu trop souvent l'occasion de
parler à des auteurs, pour comprendre que, la plupart du temps, on se perd dans des conjectures qui n'ont rien à voir avec la réalité.
N'y-a-t-il pas un contexte, un environnement sensible qui touche l'écrivain, dans lesquels il va
puiser, selon sa propre sensibilité, ce qui va lui dicter son œuvre.
Nous disons bien : dicter. Rostand, est un auteur inspiré ; il l'a confirmé plus tard, il ne
construisait pas ce qu'il allait écrire, il se lançait dans l'écriture intuitive, émotionnelle, portée par la situation dramatique de
ses personnages. Ce n'est qu'après - il l'avouait lui-même - qu'il travaillait, souvent comme un forcené, pour trouver ce qu'il
appelait « ses jointures » entre toutes ses textes d'inspiration et d'émotion pure.
Citons les souvenirs de son épouse Rosemonde Gérard, elle aussi poétesse :
(…) C'était
un
homme qui rentrait sans parler, s'asseyait sans y penser, regardait les journaux sans les lire et tournait indéfiniment sa moustache
avec les yeux fixés sur un mur où la tenture figurait, je crois, d'immenses feuilles de marronnier. C'était une main pâle écrivant
fébrilement beaucoup de lignes d'une toute petite écriture et beaucoup de papiers déchirés sévèrement dans une corbeille. C'étaient
des repas silencieux, des plaisirs renoncés, des désespoirs modestes et des recommencements courageux. Que de fois n'a-t-on pas vu
Edmond Rostand quittant brusquement une conversation, un spectacle ou une fête en disant simplement, devenu soudain plus pâle : « Je
rentre... Je suis fatigué... ». Il partait, en effet, avec cet air exténué que l'on a après quelque effort physique de voyage ou de
grand air. L'effort physique pour lui, c'était la distraction, quelle qu'elle fût. Il ne voulait pas se distraire. Il ne voulait pas
de minutes agréables ou inutiles. Ils les voulait toutes pour son œuvre. Il rentrait alors très vite, comme appelé, et, au lieu de
se jeter, sur son lit ou sur un fauteuil, c'était vers sa table qu'il se précipitait, en saisissant alors la plume et les papiers
comme les seuls remèdes pressés à un mal que l'on connaît.... Et il se jetait dans son rêve comme dans un fleuve bienfaisant, car ce
dont il avait besoin, c'était « le repos du repos » et pour vite le guérir de la fatigue du plaisir, la merveilleuse vacance du
travail.
Rostand est donc un poète, porté par son inspiration. Citons son fils Maurice Rostand :
« Le poète lit à sa compagne les vers écrits dans la journée... En telle sorte que la pièce
achevée, Rosemonde Gérard savait par cœur, sut de tout son cœur, cette pièce, qui, bientôt, allait être célèbre ».
Création de la pièce au Théâtre de la Porte Saint-Martin
Et le montage a lieu. Coquelin et la Porte Saint-Martin annoncent la pièce, dont la teneur, un
héros inconnu, cinq actes en vers, cinq décors différents, quarante cinq rôles, des multiples costumes, affolent bientôt le tout Paris
qui bruisse autour de la création des spectacles. Les risques financiers sont si grands que les Directeurs demandent des garanties
acceptées par l'auteur. Tandis que le matin Coquelin répète, avec un maître d'armes,le duel, de manière à ce qu'il soit crédible et
accompagne bien le texte, une sorte de découragement semble saisir les interprètes.
« André Antoine raconte dans son journal que quelques jours avant la générale, l'acteur qui tenait le rôle de Le Bret
avait répondu à un camarade qu'il lui demandait ce qu'il augurait de la pièce, par ce seul mot : « ...Noir ! » ne prenant pas la
peine de prononcer le mot « four », tant cela allait de soi (…) Et Jules Renard rapporte de son côté, que, la veille de la
répétition, Coquelin, désespéré, prenant sa pauvre vieille tête dans les mains, disait : « Qu'est-ce que je vais jouer dans dix
jours ? »
Les décors sont en retard. Rostand qui a repris en mains la mise en scène s'affole. Le soir des
couturières, Maria Legault (Roxane) a une extinction de voix. Elle non plus ne croit pas en la pièce. Il faut que Rosemonde Gérard la
remplace au pied levé pour qu'elle retrouve sa voix. Rosemonde Gérard va acheter des victuailles chez un traiteur du quartier pour que
les scènes de la Rôtisserie de Ragueneau soient plus crédibles. Les figurants manquent d'entrain, Edmond Rostand se costume et se
glisse au milieux d'eux pour animer les mouvements de foule. Le matin de la répétition générale, celle où la critique sera présente,
Rostand, désespéré, prévoit le four de l'année. Le soir même, avant son entrée en scène, il supplie son ami Coquelin de le pardonner
de l'avoir entraîné vers un échec aussi prévisible.
Et pourtant, ce public des générales, qui rassemble, outre des spectateurs lambda, les critiques
les plus fameux de l'époque et souvent les plus féroces, des courriéristes aussi, dont certains escomptent bien finir la soirée à
minuit dans un cabaret montmartrois, des amis de l'auteur, quelques invités de choix comme le Ministre de l'Instruction publique et
même Jules Mélines, le Président du Conseil, ce public attend et voit enfin le rideau se lever, sur le premier acte de l'Hôtel de
Bourgogne.

Coquelin aîné
(photo DR)
Collections A.R.T.
Et c'est le miracle : Le public entre dans le jeu, adopte d'emblée Cyrano. Car, dans son génie,
Rostand n'a pas fait de son premier acte qu'un acte d'exposition, tous les personnages sont déjà en place, sans que l'on sache
exactement les liens qui vont les réunir. Il dépeint avec une grande justesse l'ambiance d'un théâtre sous le règne de Louis XIII. Il
y affirme sa fantaisie, son rythme, sa virtuosité. Quant à Coquelin, rompu à toutes les ficelles de ce métier, il caracole allègrement
emportant l'enthousiasme de la salle et, à l'instant de la fameuse tirade des Nez, qu'une amie de Rosemonde Gérard avait supplié de
supprimer, tant elle en redoutait le ridicule, la salle croule sous les applaudissements ; la verve du théâtre héroïco-romantique
reprend sa place sur la scène de la porte Saint-Martin.

Cyrano de Bergerac - in Le Photo-Programme illustré n°33 1897
1er Acte
Collections A.R.T.
Au deuxième acte, chez Ragueneau, alternance habile de scènes de comédie, de drôlerie et d'émotion.
On s'aperçoit que Rostand, même s'il se défendra toujours de construire ses pièces, se montre un admirable scénariste. Rien n'est
inutile, des clefs sont habilement glissées : ainsi, la lettre d'amour que Cyrano écrit à Roxane, tandis que Ragueneau nourrit
généreusement ses poètes affamés, il ne la signe pas, puisqu'il va la remettre lui-même. L'arrivée de Roxane, en dépit de sa tendresse
teintée d'opportunisme, lui permet très vite de découvrir sa méprise. Elle en aime un autre, Christian, qu'elle lui fait promettre de
protéger. Le sacrifice est aussi généreux qu'immédiat, puisqu'il va tolérer que le Christian en question, qu'il découvre, se montre
très provocateur, par des attaques qui sidèrent tous les cadets réunis. Cyrano fait sortir tout le monde. Chacun s'attend à une
tuerie. Or, Cyrano se présente comme le presque frère de Roxane. Une fois l'amitié conclue entre Cyrano et Christian, lequel avoue sa
maladresse face au langage amoureux et se déclare incapable de séduire Roxane, dans ce domaine. Cyrano lui propose une sorte de pacte
et le convainc de faire à « eux deux un héros de roman ». Il donne à Christian la lettre qu'il a écrite pour Roxane – non signée - «
Tu verras, elle est bien. » Première lettre de cette supercherie amoureuse qui va conduire où l'on sait. Exemple de précision dans le
scénario, habileté dans l'écriture, mutation intéressante de la psychologie des personnages qui vont évoluer tout au long de l’œuvre.

Cyrano de Bergerac - in Le Photo-Programme illustré n°33 1897
2ème Acte
Collections A.R.T.
Les clefs.... Rostand en met partout.
Le troisième acte du balcon alterne encore comédie et tendresse, émotion, Cyrano se laisse aller à
faire parler directement son cœur, profitant de l'ombre du balcon. Le mystère de la voix qui change et que Roxane remarque ne
s’éclaircira qu'au dernier acte. Toujours ces fameuses clefs ...

Cyrano de Bergerac - in Le Photo-Programme illustré n°33 1897
3ème Acte
Collections A.R.T.
En ce 27 décembre 1897, la pièce se poursuit. Les témoins racontent que le succès ne fait
qu'augmenter d'acte en acte. Comme toujours, on redoute le quatrième, souvent le plus faible dans les constructions de théâtre
romantique, mais le tableau d'Arras, magistral de novation, de bravoure, enrichi d'une intéressante évolution des caractères,
transporte encore davantage le public.
Avant que le spectacle ne soit achevé, la nouvelle se répand déjà dans les théâtres voisins. Les
gens accourent. Sarah Bernhard, voisine arrivera elle aussi, depuis La Renaissance, pour embrasser ses héros.
Au cinquième acte, la mort de Cyrano, debout contre son arbre, guerroyant contre des ennemis
invisibles, dans cette vie ratée, mais « c'est tellement plus beau lorsque c'est inutile » emporte dans les larmes et l'émotion un
public abasourdi et enthousiaste qui ne voudra plus quitter le théâtre.

Cyrano de Bergerac - in Le Photo-Programme illustré n°33 1897
5ème Acte
Collections A.R.T.
Les rappels se succèdent, Coquelin tend la main vers les coulisses pour faire venir sur le plateau
Edmond Rostand, trop ému pour aller saluer cette salle qui l'acclame.Quarante rappels. Catulle Mendès pleure en évoquant Ruy Blas,
Jules Renard, parle, les lèvres pincées, de génie. Le public ne veut plus quitter la salle. C'est ce miracle de la communion d'amour
que donne parfois le Théâtre, ce sentiment que l'on va marcher désormais avec des petites ailes sous les pieds. Le bonheur transcendé
dans l'apothéose d'un moment d'union exceptionnel entre une œuvre représentée et son public. L'un des officiels retire sa propre
légion d'honneur pour l'accrocher à la veste du jeune auteur, lequel l'obtiendra officiellement dans la promotion du 1er janvier 1898.
Citons Henry Bauer :
(...) Edmond Rostand dépasse toute prévision. Il s'élève d'un merveilleux coup d'ailes et plane
sur notre admiration. Quel triomphe en une soirée ! Il a l'idée frappée dans le métal sonore de l'expression ! il a l'imagination et
l'image qui s'envole comme un oiseau vernicolore ; il a l'art dont les délicats sont ravis et charmés ; il a la force et la
sensibilité, l'abondance et la variété, la fantaisie et l'esprit, le panache et la petite fleur bleue. Il a la flamme, l'action et
la virtuosité... Il a vingt neuf ans ! »
Les principales reprise du spectacle
Les éloges fusent, même si quelques notes discordantes , de ci-delà, celles qui
donneront, plus tard, la part belle aux gens sérieux, à quelques beaux esprits, de bouder leur plaisir faisant de cette pièce un œuvre
mineure. Le succès populaire est là, immense, absolu, total. La Porte Saint-Martin ne désemplira pas durant quatre cents
représentations et battra tous les records de recettes, tandis que l'édition chez Fasquelles, avec sa couverture vert pâle, se vendra
immédiatement à plus de cent cinquante mille exemplaires et sera bientôt traduite et jouée dans le monde entier. Elle sera reprise en
1900, 1902, 1903 toujours à la Porte Saint-Martin avec Constant Coquelin. De 1904 à 1907, la pièce émigre à la Gaîté dont Coquelin a
pris la Direction, avec de nouveaux décors. Il la jouera encore à la Porte Saint-Martin en 1908, au mois de décembre, soit dix ans
après la création. Il meurt en janvier 1909, sans jamais avoir atteint la millième, laquelle sera célébrée, avec un autre acteur dans
le rôle, Le Bargy, qui l'avait joué en tournée dès 1912, sera l'artisan de cette 1000 ème célébrée, en 1913, par une représentation
gratuite ornée d'un texte spécialement conçu lors de la scène des cadets pour rendre hommage à Constant Coquelin.

Le Bargy en 1913
Collections A.R.T.
Il est intéressant de constater que les tournées avaient commencé dès 1898, sous le patronage
officiel de la Porte Saint-Martin. Les premières furent organisées par les tournées Montcharmonet Luguet . On estimait que lors de la
célébration de la millième parisienne en avril 1913, les tournées avaient donné quelques deux mille représentations de l’œuvre.

Affiche des tournées Moncharmont et Luguet
Collections A.R.T.
Entre temps, représentations en Belgique, Suisse et même à New-York pour 3 représentations en 1900
et à Londres, en 1901, avec Sarah Bernhardt en Roxane et Coquelin en Cyrano, sans omettre les traductions produites tant à
Londres, qu'à Anvers, ou à New-York dès les années 1898. La pièce sera au début du XXème siècle traduite dans une vingtaine de
langues.
Dans ce contexte valeureux il est intéressant de noter les multiples reprises lors de la guerre de
14-18 où Cyrano remontait le moral des troupes à l'arrière avec même des représentations gratuites pour les blessés revenus du front.
Nous l'avons vu, une sorte de tradition s'était installée autour de
Cyrano et plusieurs des relevés de mise en scène dont nous disposons dans le fonds ART de la BHVP sont des copies de la mise en
scène originale, avec le même dispositif, en dépit des modifications des décors, qui conservent la même plantation. Tradition
surveillée par l'auteur , puis, ses ayant droit et Jean Coquelin.

Relevé de mise en scène original de Cyrano de Bergerac
Collections A.R.T.
Même l'âge de l'acteur qui joue Cyrano ne change pas. Coquelin à 56 ans quand il le crée et,
longtemps, cet aspect mature du personnage va prévaloir. Il faut attendre 1926, avec Victor Francen, mais surtout 1928, pour la
reprise donnée au Théâtre Sarah Bernhardt, avec Pierre Fresnay, durant 180 représentations, pour avoir enfin un Cyrano jeune.
Dans l'Information du 14 Octobre 1928, André Antoine lui consacre un long article racontant les péripéties que connaît l'acteur avec
la Comédie Française, laquelle, selon ses règles, veut l'empêcher de jouer hors ses murs. Pourtant ce jeune Cyrano, dont la
taille petite, souvenons-nous, cadre mal avec le héros de Rostand, semble convaincre le grand Antoine. Il parle de sa voix admirable
et insiste sur sa prestation à partir du 3ème acte : Citons « Il devait complètement triompher au troisième acte, à la scène du
Balcon, où il retrouvait l'emploi de ses qualités de jeune premier et enlever le Voyage dans la lune avec un brio et un pittoresque
que ne réalisèrent pas toujours ses prédécesseurs. Dès lors, la bataille était gagnée et ce ne fut plus qu'un jeu des couplets du
Camp d'Arras.
Mais ce vif succès allait se changer en triomphe au dernier tableau ; avec une force, un lyrisme
inattendus, Fresnay a égalé et même à mon avis, dépassé Coquelin aîné et Le Bargy. (...) Il conclut son papier :
L'ensemble n'est peut-être pas mené avec autant de verve truculence que jadis, et la mise en
scène paraît, à l'heure actuelle, un peu maigre. Cette reprise est encadrée dans des décors un peu usés par un long emploi, mais ce
sont là inconvénients assez minces et le seul plaisir d'entendre Fresnay suffira à maintenir l'enthousiasme du public vers l'un des
plus authentiques chefs d’œuvre du répertoire français. »

Pierre Fresnay
photo (DR)
Collections A.R.T.
Cet extrait de la critique d'André Antoine est intéressante à plus d'un titre. Il admet que l'on
donne à Cyrano son âge véritable qui est celui de Roxane et de Christian, même, si jusqu'alors, la tradition l'a jugé autrement. De
plus, il reconnaît toujours le chef d’œuvre.
On apprendra plus tard, lors d'une interview donnée par Pierre Fresnay en 1955, que c'est ce
dernier qui en avait fait, sans la signer, la mise en scène.
De 1929 à 1932, la pièce fut reprise tous les ans à la Porte Saint-Martin. Nous souhaitons citer
ici une anecdote peu connue des historiens, que nous tenons de notre ami Jacques Crépineau :
« En 1935, las d'une série d'échecs en tout genre, ne trouvant vraiment jamais le style
souhaité à la Porte Saint-Martin, Maurice Lehmann, à bout de patience proposa à… Sacha Guitry de jouer Cyrano… Il
fallait que, si grand directeur qu'il fut, Lehmann n'ait plus d'idée. Nous publions ici, pour la première fois, la réponse de Sacha
Guitry, tout emplie d'un bon sens pertinent :
« Mon Cher Ami,
Les quarante-huit heures de réflexion que je vous avais demandées n'ont pas été favorables au projet que nous caressions. Pour
plusieurs raisons, je dois renoncer au plaisir de jouer Cyrano de Bergerac. Certes, c'était périlleux pour moi, mais c'était très
tentant. Mon médecin, formellement, me le déconseille vocalement. Il m'a fait observer, très justement d'ailleurs, que le rôle de
Cyrano est un rôle de ténor et que je suis, moi, baryton. Pour vous donner une idée de ma scrupuleuse honnêteté, j'ai fait, dans la
journée d'avant-hier, cinq disques de Cyrano et je me suis rendu compte de l'erreur que nous étions sur le point de commettre.
Remarquez bien que s'il s'agissait d'une œuvre mal accueillie jadis et à laquelle l'appoint de ma notoriété pourrait rendre une
sorte de vie nouvelle, j'hésiterais sans doute et je compromettrais peut-être un peu de ma santé pour elle. Mais Cyrano de
Bergerac est un chef-d'œuvre qui n'a besoin de personne. Son merveilleux passé est un sûr garant de son magnifique avenir – et
c'est sans remords, mais non pas sans un certain chagrin que je vous écris ces mots tandis que je vous tends très amicalement les
mains. »
Sacha Guitry
Création de la pièce à la Comédie Française en 1938
La reprise majeure à laquelle nous nous intéressons désormais, c'est
l'entrée de la pièce à la Comédie-Française en 1938, dans une mise en scène signée Pierre Dux, des décors et costumes de Christian
Bérard, avec André Brunot dans le rôle titre. Autour de lui, Marie Bell est Roxane, Jean Martinelli, Christian, Escande De Guiche et
Fernand Ledoux, Carbon de Castel Jaloux.

Cyrano de Bergerac 1938 - Les Cadets de Gascogne
4ème Acte
Marie Bell au centre in L'Illustration
Collections A.R.T.
André Brunot qui a joué le rôle depuis 1924, en tournée, a perdu, en cette année 1938, sa jeunesse
et sa fougue et semble jouer le spectacle « en sourdine ». La Comédie-Française aurait-elle voulu tramer le brillant de l’œuvre, pour
la rendre plus conforme au sérieux de la grande maison ?

André Brunot
Collections A.R.T.
Visiblement Robert Kemp
dans son article regrette cette vision d'un Cyrano un peu éteint, manquant de fougue. Citons :
« (…) Des décors gris, mouchetés , des costumes brillants éclaboussés de rouges soyeux ; des
silhouettes cavalières ou voluptueuses, beaucoup plus belles qu'à la Porte Saint-Martin... Que manque-t-il ? Une musique mieux
marquée, plus gaillarde de rimes et de rythmes... Délices des vers et du verbe... Et puis il faudrait un Cyrano. »
Il rejoint plus loin dans ce long papier fort argumenté ce que nous pensons :
« Rostand est sain. Corneille est sain. Que voulez-vous, il en faut de ces naïfs, pour nous
changer des autres. Il y a des moments où le conformisme devient une fraîcheur ; et l'héroïsme réconcilie. »
« Marie Bell est la plus ravissante Roxane qu'on ait vue. (...) Elle a ennobli une figure un peu
pâle dont tant d'autres ont fait une écervelée. »
Remarquons la grande clairvoyance du journaliste qui reconnaît en Fernand Ledoux un admirable
Carbon de Castel Jaloux, saluant ainsi deux magnifiques acteurs du Français, qui feront la carrière que l'on sait, tant au cinéma
qu'au Théâtre.
Il convient de noter que lors des différentes reprises de cette production de 1939 à 1953, le rôle
de Cyrano sera tenu par Yonnel, Pierre Dux, Jean Martinelli et que la maison de Molière cessera alors de jouer la pièce, jusqu'à la
grande reprise de 1964.
Nouvelle présentation au Théâtre Sarah Bernhardt
Nous avions annoncé que nous évoquerions cette dernière bien
évidemment ainsi que celle très marquante en 1956 dans la mise en scène de Raymond Rouleau au Théâtre Sarah Bernhardt.

Raymond Rouleau
in Programme original du Théâtre Sarah Bernhardt
(photo DR)
Collections A.R.T.
Dès 1953, Rouleau avait monté la pièce à Milan, en italien avec l'acteur célébrissime à l'époque
Gino Cervi, le « Pépone » de Dom Camillo. Dans des décors, unanimement loués de sa fidèle complice et amie fraternelle Lila de
Nobili, le spectacle avait fait l'ouverture, en 1953, du Festival International de Paris - futur Théâtre des Nations animé par A.M.
Julien - avec un triomphe mérité.

Gino Cervi à gauche
(photo DR)
Collections A.R.T.
En 1956, Raymond Rouleau y remonte le spectacle, en Français, avec son ami Pierre Dux dans le rôle
titre et l'exquise Françoise Christophe dans Roxane.

Cyrano au Théâtre Français, mise en scène de Raymond Rouleau
Pierre Dux au centre
(photo DR)
Collections A.R.T.
Raymond Rouleau que nous avons bien connu, qui vient de monter, sur cette même scène, Les
Sorcières de Salem du cérébral Arthur Miller avec Montand et Signoret est souvent pris à parti, car Cyrano est mal vu
par les intellectuels à la mode. C'est avec son cœur, comme toujours, que ce grand metteur en scène va prendre en main cet énorme
spectacle qui va griser la critique et enthousiasmer le tout Paris. Rouleau est aussi peintre et musicien, il va adjoindre musiques et
ombres chinoises enrichissant à la fois la transition de la fin du premier acte et le siège d'Arras, les unissant alors aux vrais
combattants de la scène dans des tableaux empreints d'une vision poétique qui enthousiasmera le redoutable Jean-Jacques Gauthier du
Figaro qui trouvera Pierre Dux tout à fait remarquable dans Cyrano.
C'est en 1964 que Jacques Charron remontera la pièce, cette fois au
Français dans des décors impressionnistes de Jacques Dupont
, avec Jean Piat, irrésistible, et Geneviève Casile. Trois soirées de gala avec le Ministre Malraux, qui avoue qu'il aurait aimé jouer
Cyrano qu'il compare à
Carmen (sic). Parmi le tout Paris enthousiaste, François Mauriac ne boude pas son plaisir : une première publique avec 41
rappels (contre 40 en 1897). Le pari est gagné, la Comédie-Française n'a pas lésiné sur les moyens et a du augmenter le prix des
places.

Jean Piat
(photo DR)
Collections A.R.T.
Conclusion :
Il est difficile d'estimer à ce jour les multiples productions de cette pièce à travers le monde,
depuis sa création. Nous pourrions les évaluer aux alentours de 800.
Opéras, ballets, comédies musicales, films, télévision, cette œuvre a séduit tous les genres sur
les cinq continents. De multiples grand comédiens du monde on souhaité s'y atteler, citons au hasard Sir Derek Jacoby, Richard
Chamberlain, Christopher Plummer... On rencontre Cyrano chanté à l'opéra par Placido Domingo ou par Roberto Alagna... des
films multiples, depuis l'époque du muet jusqu'au récent avec Depardieu, en passant par l'excellent film de Michael Gordon avec José
Ferrer. Impossible de les citer tous.
Nous ferons une exception pour une réalisation télévisée exemplaire qui fit le plus beau des
cadeaux Noël du monde à la France de 1960 : la superbe réalisation de Claude Barma avec Daniel Sorano dans le rôle titre.
Personnellement j'ai, enfant, découvert la pièce à cette occasion.

Daniel Sorano
(photo DR)
Collections A.R.T.
Dans le titre de cette communication nous posions la question, Pourquoi Cyrano, encore et
toujours ?
Parce que cette pièce on l'a vu, est écrite avec le cœur. Elle rejoint les grands thèmes
romantiques. Comment ne pas penser à Notre Dame de Paris où Quasimodo, laid, difforme, grotesque vole la vedette à tous les
autres, grâce à la grandeur et à la beauté de son âme. Les studios Disney ne s'y sont pas trompés en nommant leur adaptation Le
Bossu de notre dame.
Les bons sentiments ne sont certes plus à la mode. Faut-il s'en louer ? Mais ce qui est
réconfortant, c'est que nous pouvons en dépit de la laideur qui nous entoure parfois, laideur volontaire, souvent placée tel un masque
derrière lequel une jeunesse un peu perdue se dissimule, il y a souvent un cœur qui bat, prêt à s'enthousiasmer pour la réussite d'un
héros. Et, à chaque représentation, Cyrano emporte la majorité des cœurs derrière lui peut-être parce qu'il nous laisse entrevoir le
meilleur de nous-mêmes.
Redonnons pour conclure la parole à Rostand : Dans son discours de réception à l'Académie Française, où il fait l'éloge à son
prédécesseur Henri de Bornier, auteur de La Fille de Roland, il dit que ce dernier « avait gardé son âme de nuit de Noël ».
Rostand était pareil, à la fois candide et poétique, capable de s'émouvoir, lui aussi, comme un enfant ! Citons :
« Le véritable esprit est celui qui donne des ailes à l’enthousiasme. L'éclat de rire est une
gamme montante. Ce qui est léger, c'est l’âme. Et voilà pourquoi il faut un théâtre où, exaltant avec du lyrisme, moralisant avec de
la beauté, consolant avec de la grâce, les poètes, sans le faire exprès, donnent des leçons d’âme! Voilà pourquoi il faut un théâtre
poétique, et même héroïque ! (...) « Eh bien ! les personnages de théâtre sont les correspondants chargés de nous faire sortir de
cet éternel collège qu'est la Vie - sortir pour nous donner le courage de rentrer ! et sans médire de ceux qui, dans notre intérêt,
nous gâtent un peu nos dimanches, celui qui nous fait encore le mieux sortir, c'est un héros ! »
Voilà pourquoi Serge Bouillon et moi-même, sommes venus vous dire ce soir que nous aimions Cyrano,
comédie héroïque en vers et incontestable triomphe populaire depuis sa création.

Illustration à l'occasion de la réception d'Edmond Rostand à l'Académie Française
Collections A.R.T.
Cerisy 2 Octobre 2014
Les archives de la mise en scène hypermédialités du théâtre - ouvrage collectif
sous la direction de Jean-Marc Larrue et Giusy Pisano
( Édition Presses universitaires Septentrion - Colloque de Cerisy 2014 )
Serge Bouillon et Danielle Mathieu-Bouillon