( Président d'honneur de l'Association de la Régie Théâtrale, ancien élève de Charles Dullin, Serge Bouillon a consacré sa vie entière au spectacle, tour à tour comédien, régisseur, directeur de scène, metteur en scène, puis administrateur (directeur administratif et financier). Du Théâtre Hébertot à celui du Vieux Colombier, des Mathurins à Bobino puis au TEP de Guy Rétoré, Serge Bouillon dirigea de 1980 à 1996 le Centre de formation Professionnelle des Techniciens du Spectacle qu'il avait installé à Bagnolet et dont il fit la référence européenne. Il fut, de 1952 à 1970, le collaborateur direct de Jacques Hébertot, dont il est aujourd’hui « l’ayant droit ». Il est aussi le gérant de la société de production théâtrale Fondation Hébertot, et l’un des principaux actionnaires de la Société Immobilière Batignolles-Monceau, propriétaire du Théâtre )
Lire l'article sur Serge Bouillon, dans les donateurs de l'A.R.T.
En cette fin d'hiver 1953, En attendant Godot au Théâtre de Babylone, avait déjà fait couler beaucoup d'encre.
Si la critique était, dans l'ensemble, élogieuse, elle soulignait la rupture de ton avec le théâtre tel que le public d'alors l'appréhendait, tel aussi que, dans leur grande majorité, les professionnels du spectacle le cultivaient.
On savait que Roger Blin, dont personne ne mettait en doute le talent, la compétence et l'honnêteté, manifestait une prédilection pour le théâtre d'avant-garde : Adamov, Vauthier, Ionesco, Tardieu, Pichette et Henri Michaux avaient connu le succès dans de toutes petites salles à l'audience naturellement réduite.
On savait que la pièce avait été refusée par plusieurs Directeurs, dont certains n'hésitaient pas à dire qu'elle était incompréhensible.
On savait que fin janvier, un semblant d'émeute avait éclaté au Théâtre Babylone de Jean-Marie Serreau, au cours de laquelle la pièce de Beckett avait essuyé sifflets et injures.
On savait que Jean Anouilh, un tenant du théâtre narratif, avait prononcé cette phrase ( dont on voulait ignorer qu'elle n'avait rien, dans sa bouche, de péjoratif ) : « Godot ou le sketch des Pensées de Pascal traité par les Fratelini ».
Et voici que le théâtre de Babylone organise, son jour de relâche, ce qu'on appelle une corporative et qui n'est rien d'autre qu'une représentation réservée aux professionnels du spectacle qui, présents toute la semaine sur leurs plateaux respectifs, n'ont pu venir « voir » En attendant Godot.
J'étais alors Directeur de la scène du Théâtre Hébertot qui affichait Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos et la curiosité l'emportant sur l'appréhension ( nous savions aussi qu'un des personnages de la pièce avait cette réflexion désabusée : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s'en va, c'est terrible. » ), nous nous retrouvons tous au Théâtre de Babylone et pouvons vérifier, pendant le premier acte qu'en effet « rien ne se passe, c'est terrible ».
L'émotion pourtant était palpable, le tragique de l'attente vaine rendue plus tragique et plus vaine encore par un dialogue fait de répliques courtes et apparemment anodines nous étreignait, tandis que les bouffonneries des personnages nous invitaient au rire, au rire tragique, lui aussi.
Mais, nous étions bien loin du théâtre psychologique et narratif et l'angoisse qui allait devenir évidente à l'entracte était celle de n'avoir pas su comprendre où l'auteur voulait en venir et, bien entendu, de ne pouvoir commenter entre nous la première partie de la pièce, sans risquer de passer pour un béotien. Alors, de groupe en groupe on entendait des réflexions, ô combien engagées, dont l'une des plus significatives fut : « Il existe une véritable originalité dans les intentions... » sic.
Beckett venait d'offrir à nos yeux de professionnels habitués à la pièce qui raconte une histoire de laquelle doit naître l'émotion, une non-histoire, dans laquelle l'attente vaine est tellement présente, tellement vivante, tellement concrète, que, sans rien faire d'autre que se perpétuer, elle engendre une émotion existentielle que nous ne pouvions pas ne pas reconnaître, puisqu'elle est notre lot commun.
Nous savions en tous cas ce jour là que nous venions de vivre une date charnière, celle au-delà de laquelle le théâtre d'avant avait pris un terrible coup de vieux.
En juin 1956, En attendant Godot était repris sur la scène du Théâtre Hébertot et je fis la connaissance de ce personnage énigmatique qui s'appelait Samuel Beckett.
Il avait l'aspect indestructible et pourtant fragile d'un interminable arbre sec. Tout en lui était d'une rousseur déjà hivernale. Extrêmement courtois, fort gentil, fort humain, il était la rigueur même, aussi avare de ses mots qu'il l'était de ses répliques.
La distribution d'alors, Pierre Latour, Lucien Raimbourg, Jean Martin, Albert Rémy et l'enfant Didier Bouillon ( mon fils ), était, bien entendu, de plain pied avec l'orchestration de Roger Blin qui mettait Beckett en scène, mais l'auteur gardait cette espèce de distance qui lui donnait l'apparence d'être venu d'ailleurs.
Seul Roger Blin le déridait un peu avec qui il avait des rapports de complicité de nature et d'intelligence.
« L'esprit de la pièce ( écrira l'auteur à son metteur en scène au terme de la première représentation) dans la mesure où elle en a, c'est que rien n'est plus grotesque que le tragique et il faut l'exprimer jusqu'à la fin, et surtout à la fin. »
Ce fut, avec les deux suivantes, les seules indications données à son metteur en scène :
« Un constat, je n'ai rien à dire, mais je suis le seul à pouvoir dire à quel point je n'ai rien à dire, et cela, je suis obligé de le dire. »
Et encore :
« Tout ce dont je suis sûr, c'est qu'ils portent des chapeaux melons. »
Serge Bouillon
Président d'honneur de l'A.R.T.

Lucien Raimbourg, Samuel Beckett, Pierre Latour, Didier Bouillon, Jean Martin, Roger Blin et Albert Rémy
Reprise au Théâtre Hébertot en 1956
( photo Roger-Viollet )
À propos de la reprise de Godot en juin 1956, ultimes propos de Serge Bouillon :
Une quinzaine de jours avant sa disparition brutale, tandis que nous déjeunions tranquillement dans un restaurant de Chinon, la conversation s’orienta sur son fils Didier, son aîné tant aimé, et pour lequel notre inquiétude grandissait face à la progression de son cancer. J’évoquais alors sa prestation dans la reprise de la célèbre pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot.
J’ai toujours un petit carnet dans mon sac, ce qui me permit de noter les réponses, toujours précises de Serge.
Depuis leur mort à tous les deux, j’avais vainement recherché ce carnet égaré dans cette douloureuse tourmente. Je viens de le retrouver et pense que ce qu’il comportait pourra intéresser les lecteurs de son témoignage sur la corporative de Godot. Je livre ses propos, verbatim.
« À la création, l’enfant était moins poétique. Didier éclairait la pièce ; Roger Blin était très content de lui, il le protégeait beaucoup et l’entourait.
Quant à Didier, l’expérience l’amusait ; pour autant, il n’a jamais demandé la moindre invitation pour l’un de ses copains de classe.
Godot provoquait une sorte d’envoûtement, par la qualité des comédiens : Pierre Latour, Lucien Raimbourg, puis Roger Blin et Jean Martin, à la fois obscurs et déroutants.
Le texte était aussi vague que possible, totalement abscons – volontairement, entièrement abscons – mais il s’en dégageait une sorte de charme.
Nous avions senti qu’il y avait là quelque chose de révolutionnaire et d’exceptionnel. La sagesse, à ce moment là, était de ne pas commenter, afin de ne pas dire de sottise.
Beckett et Blin se sont emballés pour Didier, car il était l’antithèse de la pièce : il avait l’air d’un ange, à la fois angélique et humain, face à cette déchéance extraordinaire.
Jacques Hébertot était comme tout le monde, persuadé que c’était une véritable rupture. Beckett lui échappait ; comme à nous tous, mais il était convaincu de la qualité de son inspiration et de son travail.
Samuel Beckett, était présent dans sa tête ; le corps ne participait pas. Il était campé sur ses deux pieds. Sa tête était entr’ouverte de temps en temps. Il livrait alors une de ses pensées, le plus souvent, négative.
Quand Blin l’interrogeait, il répondait : « Je ne sais pas. »
Serge Bouillon est mort le 31 juillet 2014
Didier Bouillon est mort le 22 Octobre 2014
Leur souvenir demeure.

Didier et Serge Bouillon,
juin 2012
Danielle Mathieu-Bouillon