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« Jacques Noël – Décors et dessins de Théâtre »

par Nancy HUSTON, Geneviève LATOUR et Victor HAÏM - Ed. Actes-Sud, 2007 et avec la participation de l'A.R.T.

De la Belle-Époque à la drôle de guerre.
Jacques Noël, la scène est un monde

Je ne l’aurais jamais cru : on peut donc côtoyer un artiste des années durant sans le savoir exceptionnel.
Il est vrai que, moins tonitruant, moins bombeur de torse que Jacques Noël, je doute que cela existe.

Il partage sa vie avec des chats, et aussi avec une femme du nom de Hazel Karr, qui est anglaise et française, comédienne et peintre. Moi, je suis allergique aux chats mais j’aime beaucoup Hazel Karr, je la fréquente depuis un petit quart de siècle et du coup je fréquente Jacques Noël aussi, il est pres­que toujours à la maison quand je passe prendre le thé avec Hazel.
Je savais que c’était un décorateur doué et respecté dans le milieu du théâ­tre; parfois il me montrait les maquettes sur lesquelles il travaillait et je poussais des oh et des ah parfaitement sincères car ces maquettes étaient toujours réalisées avec un soin bouleversant (j’ai toujours trouvé boulever­sant le soin) et comportaient presque toujours une astuce (l’utilisation de miroirs ou de fausses perspectives, par exemple, pour créer l’illusion de vas­tes espaces sur la scène).
D’autre part, j’avais assisté à plusieurs spectacles pour lesquels Jacques avait fait le décor : Les Chaises et La Leçon de Ionesco, qui se jouent depuis 1957 sans interruption au Théâtre de la Huchette; L’Idiot de Dostoïevski, inou­bliable en raison du gigantesque Christ mort gisant au-dessus de la chemi­née dans la maison du prince Mychkine ; plusieurs pièces mises en scène par Jacques Mauclair dans le minuscule Théâtre du Marais… ou encore, un de mes préférés, le merveilleux Chapeau melon du mime Marceau. Je savais que Ionesco et Marceau n’avaient pour ainsi dire jamais travaillé avec un autre décorateur que Noël. J’étais même allée, en 1993, voir la belle exposition-hommage organisée pour lui par Danielle Mathieu à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, où j’avais admiré une centaine de ses maquet­tes, représentatives de toutes les époques de son travail.

Malgré tout cela, malgré cette si longue fréquentation de Jacques Noël et de ses décors, ou peut-être justement à cause de la banalisation et de la fausse familiarité que peut induire une telle fréquentation, je ne me rendais pas compte de l’envergure de cet artiste. Il a fallu que, venue un jour prendre le thé comme d’habitude, affectant comme d’habitude d’ignorer que trois énormes chats aux poils très longs et très présents se prélassaient ou serpentaient sur la table parmi les affaires du thé, je sois invitée par Hazel à regarder sur l’écran de l’ordinateur son inventaire photographique de l’œuvre de Jacques Noël.

Là, je dois dire que je suis tombée en arrêt. La simple quantité de ces décors me stupéfiait : Hazel avait fait pas loin de deux mille photos, correspondant à environ trois cents spectacles auxquels Noël avait collaboré sur une soixantaine d’années, de 1946 à 2006. (C’est pas mal finalement, me suis-je dit, de vivre longtemps. Quoi qu’en disent les romantiques suicidaires de vingt-trois ans et demi, c’est quand même mieux de vivre vieux, quand on peut, que de mourir jeune, car on arrive à faire nettement plus de choses.)

Mais, plus je contemplais ces images, plus je me suis sentie en présence d’au­tre chose que d’un « simple » décorateur : d’un artiste à plein titre, un artiste que j’avais méconnu et qui semblait se méconnaître lui-même. Alors que les décors sont parfois considérés comme de simples supports – importants, certes, mais tout de même secondaires par rapport à l’action qui s’y déroule -, j’ai réalisé alors qu’ils étaient magnifiques… en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Que, protégé en quelque sorte par les exigences et contraintes qu’imposaient les textes, auteurs, metteurs en scène, acteurs, salles de théâtre… Jacques Noël avait exprimé aussi sa propre intériorité. En un mot, qu’il était peintre.
Tout en collaborant avec des metteurs en scène très divers, sur des pièces de toutes les époques depuis l’Antiquité jusqu’à avant-hier, écrites dans une douzaine de pays différents, il avait élaboré – patiemment, passionnément, avec une inventivité sans cesse renouvelée, un univers à lui. Objets fétiches proliférants (cornes ou chaises de Ionesco, chapeaux melons de Marceau) ; fausses perspectives à la Piranèse ; corps humains grimés costumés bariolés volant s’élançant se fondant se confondant ; reflets et répétitions ; gouffres et cosmos ; machineries hallucinantes ; effrois et allégresses ; fantasmes bucoliques ou cataclysmiques, rues sombres suintant l’angoisse et paysages lunai­res miroitants…
À Noël, il est clair, la scène a fourni le rectangle magique du peintre, dont les métamorphoses possibles – subtiles ou spectaculaires – sont littéralement innombrables. Si Shakespeare avait raison de dire que le monde est une scène, Jacques Noël nous prouve que l’inverse est également vrai : la scène est un monde.

Il me semblait indispensable que ces images soient publiées. Elles sont cer­tes la mémoire d’une trajectoire tout à fait remarquable à travers le ciel du théâtre français de ce dernier demi-siècle. Mais elles sont aussi, je pense que vous en conviendrez, belles tout court. Et pleines de mystère, comme tout grand art.
Elles sont accompagnées des commentaires truculents et complices de Victor Haïm, ami de Jacques et dramaturge lui-même. Et, pour clore le volume : un récit du parcours de Jacques Noël par l’historienne de théâtre Geneviève Latour.

Nancy Huston
août 2007