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Guillaume Hanoteau

par Geneviève LATOUR

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Guillaume Hanoteau

ou 

L’Heureux indépendant

« Je ne suis pas un philosophe, ni même un auteur. Mettons que j’écris parce que je crains l’ennui comme la peste… Les bergers se taillent des roseaux, les soldats ouvragent des cannes et je bricole des personnages pour me garder de cet l’ennui. Bref, c’est à peu près ça. En tout cas je suis le contraire des hommes de lettres qui accouchent de leurs œuvres dans la douleur. J’écris en sifflotant. »

1945, la Libération de Paris, la joie de vivre retrouvée, l’explosion de bonheur, les caves de Saint-Germain des Près, qui mieux que Guillaume Hanoteau en connut les plaisirs ? Foin de l’esprit de famille, du respect des grandes Ecoles et des corps constitués… Afin de livrer les sentiments anarchiques qui le taraudaient, il en fit le sujet de certaines de ses pièces.

1. Un jeune homme de bonne famille
2. Une vocation privilégiée
3. Un artiste complet
4. Analyses et critiques de quelques pièces
5. Oeuvres dramatiques
6. Extrait : La Tour Eiffel qui tue

 

1. Un jeune homme de bonne famille

Le 29 avril 1908, alors qu’au théâtre des Nouveautés triomphait depuis quelques semaines Occupe-toi d’Amélie du vaudevilliste Georges Feydeau, naissait à Paris le petits-fils d’un général de brigade, Adolphe Hanoteau et fils de l’ historien Jean Hanoteau, ancien polytechnicien, attaché au cabinet du Président du Conseil, Georges Clémenceau. On prénomma le nouveau-né  Guillaume. Rien ne pouvait laisser présager que cet enfant deviendrait lui aussi un auteur de théâtre d’une drôlerie irrésistible, farfelue, à la limite parfois de l’anarchisme.

Pour parfaire la bonne éducation qui lui avait été donnée lors de sa première enfance, l’adolescent fut inscrit aux lycées Montaigne, Louis le Grand, au Collège Sainte-Barbe et à la faculté de Droit de Paris.

Jeune homme « bien comme il faut », docteur en droit, avocat stagiaire, il épousa religieusement en septembre 1935 Melle Monique Hugot. L’un des témoins du marié fut Maître Maurice Garçon, avocat à la Cour de Paris, dont Guillaume était le secrétaire depuis plus d’un an.

Lorsque la guerre de 1939 éclata, Guillaume fut naturellement réquisitionné pour défendre la patrie. Capitaine au 235ème régiment d’infanterie, il fut fait prisonnier et libéré lors de l’Armistice. Il rejoignit alors la Résistance et prit pour pseudonyme le nom de Lombard. Cela ne l’empêcha pas de fréquenter le quartier de Saint-Germain des Près, et de s’acoquiner avec tout un chacun. Dans son livre de souvenirs, Henri Charbonneau se rappelle : «  Guillaume Hanoteau trinque gentiment avec les plus compromis de la collaboration, parfois même à la table où le ministre Darnand prend, sans façon, l’apéritif avec Boubal, patron du Flore ». (1)  Toutefois à la Libération de Paris, Guillaume Hanoteau fut nommé capitaine FFI. (2)

Au cours de l’Occupation, Guillaume fit la connaissance de l’extravagante Alice Sapritch, comédienne au turban et au long fume-cigarettes. Elle était alors la compagne du collaborateur, l’écrivain Robert Brasillach. Fort des confidences de quelques amis dissidents, Guillaume Hanoteau lui annonça « que ce dernier n’avait rien à espérer de la Résistance, si ce n’est la mort aussitôt que la Libération serait acquise ». Ce qui s’avéra exact. Et Guillaume tomba bientôt amoureux d’Alice.

Peu de temps après la fin du conflit, le 2 Décembre 1945, l’éditeur Robert Denoël, ancien collaborateur notoire, fut assassiné d’une balle de révolver, alors qu’il descendait de sa voiture au coin du boulevard des Invalides et de la rue de Grenelle. Un dossier relatif à la défense de son attitude pendant la guerre et une valise contenant des lingots d’or avaient disparu. Guillaume et son ami Roland Lévy, directeur du cabinet du ministre du travail, se trouvant sur place au moment de l’assassinat, furent soupçonnés, puis innocentés après moult interrogatoires. Mais cela n’empêcha pas que maître Guillaume Hanoteau fut radié du barreau. Il n’en n’était pas vraiment désolé. N’avait-il pas embrassé la carrière d’avocat par esprit de famille ?

(1)  Henri Charbonneau, neveu de Joseph Darnand, Les Mémoires de Porthos
(2) FFI : Forces Françaises de l’Intérieur


2. U
ne vocation privilégiée

Sans se décourager le moins du monde, Guillaume se tourna vers le journalisme. Il signa des articles pour Marie- FranceLe Paris des ParisiennesTélé 7 jours et surtout pour Paris-Match dont il était devenu l’un des principaux rédacteurs. De plus il assumait régulièrement des émissions à Radio Luxembourg.
Bientôt, il divorça pour épouser en 1950 l’excentrique Alice Sapritch,  de quatorze ans sa cadette.

L’année précédente, Guillaume avait rencontré un comédien-metteur en scène débutant, Michel de Ré. Petit-fils du Maréchal Galliéni dont il porta le nom jusqu’au jour où ses parents voulurent de toute force en faire, lui aussi, un officier. Reprenant alors les paroles de Boris Vian, le jeune révolté s’écria : « Je ne suis pas sur terre pour tuer de pauvres gens ! »(1) mais, ajouta-t-il, « pour les distraire ».
Michel renia alors sa famille, échangea le glorieux nom de Galliéni pour celui de de Ré en hommage à l’île qu’il appréciait beaucoup.

La première pièce de Guillaume Hanoteau fut mise en scène par Michel de Ré et créée le 18 juin 1949 au Théâtre du Vieux-Colombier. Elle s’intitulait : La Tour Eiffel qui tue, (2) une charge sévère contre les élèves de l’X, l’Ecole polytechnique.N’oublions pas que le grand-père et le père de Guillaume avaient été de brillants élèves de cette école. On pouvait comprendre alors que Michel de Ré ait été attiré vers cet auteur, de dix-sept ans son aîné, dont la devise était, à n ‘en point douter, la même que la sienne : « Famille, je vous hais ! » (3)

Avant de reprendre La Tour Eiffel qui tue le 5 mai 1953 au théâtre du Quartier Latin dont il était devenu le directeur, Michel de Ré avait monté : Treize pièces à louer, réunissant sur la même affiche treize sketches de sept auteurs différents dont Henri Duvernois, Steve Passeur… et bien évidemment, Guillaume Hanoteau faisait partie du lot. Trois de ces pièces en un acte : Le Grand comédienLa Postérité et La Vue noire furent mises en scène. Le public s’amusa beaucoup et la critique ne manqua pas d’éloge envers ce curieux spectacle qui, selon Pierre Berger « demandait à être loué » et ajouta « … et voilà qui est fait ». (4)

Entre-temps, accompagné de son épouse Alice, Guillaume fréquentait régulièrement le quartier Saint-Germain des Près, ses boîtes de jazz et ses bistrots célèbres. Tous deux étaient devenus des familiers de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Juliette Greco, Mouloudji, Boris Vian, Les Frères Jacques…

En 1950, Guillaume Hanoteau composa une comédie musicale Les Nuits de Saint-Germain des Près sur des airs de Georges Van Parys, et un accompagnement de Boris Vian. Bientôt se sentant une âme d’écrivain, il éprouva le besoin de partager ses joyeux souvenirs. Il écrivit un délicieux petit livre, d’une soixantaine de pages, intitulé L’Âge d’Or de Saint-Germain des Près. illustré de nombreuses photos. Certes il ne manquait pas d’ouvrages sur le sujet, mais celui-ci exprimait une chaleur, un plaisir tels que le lecteur, qui avait fréquenté les bars et les caves du quartier, retrouvait ses sensations d’alors et que celui, qui n’avait pas vécu cette heureuse période, regrettait fort de ne pas l’avoir connue.
Puis, en 1951, l’auteur dramatique se remit au travail pour la scène et créa : La Belle Rombière en collaboration avec le dramaturge Jean Clervers. La comédie affichée au théâtre de l’Œuvre sera reprise sous le titre Les Enfants du pirate au théâtre de Renard puis au théâtre du Gymnase par une jeune compagnie théâtrale.

Viendra en 1952  la comédie La Grande Roue qu’accompagnait, une fois encore, une musique originale de G. Van Parys. Le spectacle fut applaudi au Théâtre Saint-Georges, de même que La Grande Oreille, affiché, l’année suivante, dans le même théâtre.

Le 25 octobre 1955 fut montée au théâtre Gramont Le Quai Conti (5), une nouvelle satire, quelque peu burlesque, signée Guillaume Hanoteau. Cette pièce fustigeait l’Académie française. On ne pouvait oublier que l’aïeul de l’auteur en avait été un membre correspondant. Encore un camouflet de Guillaume à sa famille… En dépit de son insolence, la pièce reçut le Prix Molière 1956.
En 1957, Véra Korène, ancienne sociétaire de la Comédie-Française, mit en scène dans son théâtre de la Renaissance Les Voyageurs égarés. (6) L’année suivante, le Théâtre des Arts afficha De sept heures à sept heures signée de Guillaume Hanoteau et Philipe Georges. Il s’agissait d’une comédie inspirée de l’auteur britannique Robert Cedric Sherriff.

Enfin, sollicité par Pierre Sabagh, responsable de la célèbre émission Au Théâtre ce soir, Guillaume Hanoteau composa : Jérôme dans les nuages que Jacques Mauclair mit en scène. (7) Depuis quelque temps, le couple Hanoteau-Sapritch ne s’entendait plus. Ils divorcèrent en 1970. Alice se montra alors malheureuse et très jalouse d’Amarande, cette charmante, pétillante et jeune comédienne dont son époux s’était épris.

(1)  cf Le Déserteur Chanson de Boris Vian
(2)  cf Quelques pièces
(3)  André Gide  Les Nourritures terrestres
(4) Paris-Presse – l’Intransigeant 24 avril 1951
(5)  cf Quelques pièces
(6)  cf Quelques pièces
(7) Emission retransmise le 7 juillet 1978 sur la première chaîne

3. Un artiste complet

Être un auteur dramatique quel plaisir ! Exprimer ses sentiments à travers des personnages que l’on a inventés, rien de plus enchanteur, mais pourquoi ne pas ajouter d’autres réjouissances  comme celles de devenir acteur, metteur en scène, scénariste ? Alors pourquoi ne pas signer, en 1950, les dialogues du Tampon du Capiston de Maurice Labro, puis deux ans plus tard du Crime du Bouif d’André Cerf, ne pas être, de 1962 à 1964, l’un des deux auteurs de la série télévisée : Le Commandant X, dont le rôle principal était tenu par l’ami Michel de Ré ? Pourquoi ne pas réaliser en 1977 un court métrage De la Résistance à l’Existentialisme et pourquoi ne pas tourner en temps qu’acteur dans  : La Fille d‘en face de Jean-Daniel Simonet,et avoir un rôle dans La Banquière, film à grand succès de Francis Girod, dont la vedette s’appelait Romy Schneider ? Et puis en 1983, pourquoi ne pas mettre un terme à sa carrière d’interprète sous la direction du même Francis Girod ?

Les dernières années
Malheureusement pour Guillaume, vint la vieillesse, la fatigue se fit sentir, et l’ami Michel de Ré, avec lequel il aimait tant s’entretenir, était décédé en mars 1979. Il dut ainsi dire adieu à tout ce qui faisait son bonheur de vivre.
Il se laissa mourir le 27 novembre 1985 et fut enterré, selon son désir, à côté de son père, oui, de son père, au cimetière de Decizé, petite commune de la Nièvre.

"Le Quai Conti". Maquette de Jacques Marillier. fonds Jacques Marillier Collections A.R.T.

4. Quelques pièces

LA TOUR EIFFEL QUI TUE

Pièce en douze tableaux, créée le15 juin 1949, au théâtre du Vieux-Colombier, interprétée par Solange Certain, Jeannine Grenet, Alice Sapritch, Amédée-Claude Castaing, Georges Launay, Marcel Mouloudji, Pierre Olaf, Pierre Tchernia, Michel de Ré, Fabien Loris, Monique Lénier… mise en scène de Michel de Ré, décors de Robert Luchaire et Blanche Van Parys, musique de Georges Van Parys, couplets de Jean Marsan et Boris Vian.
Reprise le 4 mai 1954, au Théâtre du Quartier Latin avec Michel de Ré, Paul Barraud, Pierre Olaf, Pascal Mazotti, Jacques Couturier, Claude Castaing, Martine Sarcey, Solange Certain, Ivan Peuck, Annie Girardot, Alice Sapritch, Paul Barraud, Georges Estebes.

Argument
Au jour de l’inauguration de la Tour Eiffel, les savants en refusent la présence comme impossible mathématiquement. Bientôt des affiches sont placardées sur les murs de la capitale portant l’inscription : La Tour Eiffel tuera. Les vieillards reçoivent des petites tours en métal et, le lendemain, ils meurent !!!

Critiques
« Il y a dans le texte de Guillaume Hanoteau une qualité littéraire, une vivacité, une fraîcheur, de l’invention, une finesse allusive et un art d’effet imprévu. J’ajoute que le Vieux-Colombier est près de l’École polytechnique, aussi les élèves de cet illustre établissement en profiteront-ils pour venir protester bruyamment contre un spectacle où ils ne sont pas traités avec une tendresse particulière. Il me semble qu’ils auraient tort de se formaliser outre mesure. M. G. Hanoteau avait envie de mettre en pièces un corps constitué, particulièrement vénérable. Il eût choisi tout aussi bien l’Académie française (1) , ou l’École des Sciences Politiques ou le Jockey Club. Ce sera d’ailleurs peut-être possible pour une autre fois. Ce qui est sûr, c’est que cette comédie bouffonne coupée par les couplets charmants de M. Jean Marsan et soutenue par une musique également charmante de  Georges Van Parys, nous fait rire à peu près sans arrêt par des moyens qui n’ont jamais rien d’attendu, ni de vulgaire. C’est une grande réussite. On reparlera et on reparlera beaucoup de Guillaume Hanoteau, écrivain de théâtre ».
Thierry Maulnier La Bataille 21 juin 1949

« Il ne faut pas confondre altitude et hiérarchie. Je ne méprise pas certains burlesques. Je dis simplement qu’il convient de mettre chaque chose à sa place et que, si l’on n’y veille, les farces d’atelier délogeront bientôt Mme Thalie, de la cinquantaine de scènes qui sont sa « nue propriété ». Les critiques n’y voient pas d’inconvénients : leur rôle est d ‘avertir les « investigateurs » que le public payant se lassera , avant celui des générales, de ce genre de production ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro 18 juin 1949.

« Ce qu’il y a de vaguement surréaliste dans ces drôleries s’attaque peut-être à la raison pure, aux illusions de l’abstrait. Vous me direz qu’on a retrouvé dans les tiroirs de Centrale un manuscrit sexagénaire et qu’on l’a légèrement vinaigré à la façon d’une salade confite… On s’en va tout content. »
Robert Kemp Le Monde juin 1949

Quelques critiques lors de la reprise :

« La Tour Eiffel qui tue fit scandale lors de sa création au Vieux-Colombier. Voici quelques raisons. L’École Polytechnique, habituée à plus de respect, s’émut des brocards dont elle était l’objet. Des manifestations eurent lieu dans la salle. Pourtant lors de la reprise au Quartier Latin récemment, on remarquait dans les premiers rangs des spectateurs une délégation de polytechniciens en grand uniforme qui applaudissaient à tout rompre. Entre-temps, la Tour Eiffel criminelle avait-elle fait amende honorable ? Pas du tout… Mais elle était devenue classique. Or chacun sait qu’une œuvre classique est au-dessus de tout soupçon ».
André Camp L’Avant Scène N°95

« Classique du cabaret. Et même un peu mieux. L’œuvre charmante de Guillaume Hanoteau, parée d’une alerte musique de Georges Van Parys et de couplets de Jean Marsan, se situe à un niveau bien supérieur à celui de ces à-propos hâtifs que l’on débite sur les tréteaux des cabarets. En tout cas, elle subit gaillardement l’épreuve du temps. Tout cela est léger, fin et possède la vertu majeure, celle qui protège du vieillissement : le style ».
Max Favalelli Paris-Presse


LE QUAI CONTI
Pièce en trois actes créée le 25 octobre 1955 au théâtre Gramont, interprétée par Annick Alane, Georges Audoubert, Yvonne Clech, Jean-Laurent Cochet, René Dupuy, Gib Grossac, René-Louis Lafforgue, Jean-Pierre Marielle, Colette Proust, Guy Pierault,
mise en scène de René Dupuy, musique de Marguerite Monnot, décors de Jacques Marillier

Argument
Quatre truands anarchistes décident de se ranger. Ils suivront les cours du soir et deviendront des académiciens. Trente ans plus tard, le meurtre d’un Immortel leur rappellera leurs souvenirs. Une lutte cornélienne opposera leur passion de l’Institut à celle de l’assassinat.

Critiques
« La verve cocasse et les dons burlesques de l’auteur se déploient sans contrainte au cours de ces trois actes où, à une fine satire du milieu que Guillaume Hanoteau connaît bien, se mêle une poésie tendre et légère, celle du regret des jours abolis et des illusions perdues, que berce, à la cantonade, la valse de Marguerite Monnot »
Gustave Joly L’Aurore

« Tout cela, bien sûr, ne tient pas debout, est excessif, ne rappelle que de fort loin L’Habit vert, la satire de l’Académie écrite avant 14 avec un humour railleur mais de bon ton par de Flers er de Caillavet… C’est joué dans un mouvement pittoresque par une troupe qui  « fait feu des quatre pieds ».
Paul Gordeaux France-Soir

« La fragilité de ce Quai Conti vient de l’esprit qui habite l’auteur, un esprit farce et anarchiste, un peu trop semblable à la simplicité des truands et à la poésie des fortifs. Il y a cependant une certaine tendresse, une émotion qui tient à un fil et le bonheur des jeux de massacre. Les académiciens tombent sous des balles bourrées de sciure avec une élégance souriante. Tout cela n’est pas méchant et ne va pas très loin ».
Pierre Marcabru Arts

«  Cette fois je serai impitoyable, Le Quai Conti est une des pires âneries que j’ai vues depuis bien longtemps ».
Gabriel Marcel (2) Les Nouvelles littéraires


LES VOYAGEURS ÉGARÉS
Pièce créée le 4 avril 1957, au Théâtre de la Renaissance, interprétée par Jacques Dumesnil, Bernard Dhéran, Margo Lion, Annie Noël, Albert Robin mise en scène Véra Korène, décors Bernard Daydé, réalisation sonore Fred Kiriloff.

Argument
Une nuit d’hiver, dans la campagne autour de Poitiers. En sortent un romancier en vogue, Luc de Breville, Prix Goncourt, et Agathe, la jeune fille d’un riche banquier qu’il vient d’enlever après avoir abandonné sa propre épouse. Ils demandent asile au propriétaire d’un château voisin. Or, à peine arrivé, Luc retrouve, dans ce château, le décor et les personnages de son futur roman. Dans son livre, une pièce de la demeure recèlera, sous son parquet, un cadavre enfoui là, depuis de nombreuses années. Luc et Agathe veulent en avoir le cœur net. Ils retirent une lame du parquet et découvrent un squelette…

Critiques
« Qu’est-ce que cet étrange amalgame d’inventions biscornues, cette accumulation d’explications abracadabrantes peuvent bien signifier ? Pièce d’épouvante comme au Grand Guignol ? Pièce ‘’poétique’’ ? Pièce humoristique ? Pièce fantastique ? Pièce qui pourrait devenir policière et cependant ne le devient pas ? C’est sans doute ce qui s’en rapprocherait le plus. Pièce qui distille un malaise, en tous cas. »
Jean-Jacques Gaultier Le Figaro

« Il y a dans cette pièce faite avec une retorse habileté de quoi rire (un peu ) et de trembler (légèrement ). »
Paul Gordeaux France-Soir

« Soyons équitable : si le début de la pièce a quelque chose d’insolent dans le conventionnel, la seconde partie possède des qualités d’insolite d’un bon suspense policier .
X… Libération

(1) cf Le Quai Conti
(2)  Gabriel Marcel, grand prix de l’Académie française en 1949, était un philosophe existentialiste chrétien


5. Œ
uvres dramatiques

1949 La Tour Eiffel qui tue Théâtre du Vieux-Colombier.
1950 Les Nuits de Saint-Germain des Près Comédie musicale
1951 La Belle rombière Théâtre de l’oeuvre
1952  La Grande roue Théâtre Saint Georges
1953 La Grande oreille Théâtre Saint Georges
1955 Le Quai Conti Théâtre Gramont
1955 Les Voyageurs égarés Théâtre de la Renaissance
1958 De sept heures à sept heures Théâtre des Arts
1973 Jérôme des Nuages Théâtre Marigny dans le cadre de l’émission Au Théâtre ce soir

6. Extrait :    LA TOUR EIFFEL QUI TUE

Prologue
À la fin de cette journée de l’été 1869, les badauds qui levaient le nez vers le ciel de Paris sentaient leur âme chatouillée par la plume d’une douce vanité, dans l’azur pâle se dressait un monument, girafe aérienne toute ruisselante de ferrailles ensoleillées, la Tour Eiffel… La Tour Eiffel que l’on venait d’inaugurer.
Les braves gens ne se doutaient pas que, quelques heures plus tard, ce monument qu’une ville entière fêtait, que l’on avait paré de drapeaux et de lampions, allait devenir un objet de terreur et d’épouvante, que le jour même de son inauguration il allait entrer dans l’énigme la plus surprenante du siècle, énigme que l’on devait baptiser Mystère du la Tour Eiffel qui tue.

Le rideau pourpre des crimes célèbres allait, en effet, s’entrouvrir sur notre capitale.

CE SOIR-LA ON DINAIT CHEZ MONSIEUR BUFFE

Une salle à manger.

Autour de la table, Cristophe, Évariste, un couvert sans personne devant, M. Buffe. Évariste est un polytechnicien.

M. Buffe, indigné : Refusé… Un Buffe a été refusé à l’École Polytechnique.

Évariste, sarcastique — Avec la moyenne zéro, virgule, zéro, zéro, un.

M. Buffe : II a fallu que mon frère meure.., que je recueille son orphelin.., que je l’héberge sous mon toit… pour que je connaisse cet affront… moi… dont tous les aïeux, depuis trois générations, sont sortis major de notre chère École.

Évariste : Soyez donc charitable!

M. Buffe, à Cristophe : Et conviens-en…, je t’ai élevé comme mon propre fils.

Évariste, perfide : Nous avons eu les mêmes professeurs.

M. Buffe : De bons professeurs.

Cristophe : Je ne sais pas.

M. Buffe : Tu ne sais pas ?

Cristophe : Je ne les écoutais pas.

M. Buffe, indigné : Vous l’entendez… Non seulement c’est un crétin, mais encore c’est un crétin cynique!

Évariste, supérieur : Papa.., ne vous fâchez pas.

M. Buffe : Tu as raison, mon fils. Il est vain de s’emporter contre l’ignorance… Il vaut mieux en rire.

Évariste : Rions.

(Ils rient d’un même ricanement.)

M. Buffe : J’ai d’ailleurs tort de me plaindre… Évariste m’a consolé de cette déception.

Évariste : Je n’ai pas à vous rappeler que j’ai été reçu premier à Polytechnique.

M. Buffe, avec fierté : Promotion 88.

Une voix sous la table : Buvons à votre santé, jeune homme.

(Une main apparaît à la place vide et lève un verre.)

M. Buffe, se penchant vers la place vide : Et soyez persuadé, mon cher Goletti, qu’Évariste profitera de votre enseignement.

Goletti, terrible : II le faut. (Ils boivent. )

Cristophe à Évariste : Mais dis-moi… au concours d’admission… un candidat te précédait ?

M. Buffe, très vite : D’un demi-point.

Évariste, de même : Qu’il m’avait volé.

M. Buffe : En copiant.

Évariste, tragique : II est aujourd’hui au bagne.

Cristophe : Pour avoir copié ?

M. Buffe : Non…, pour avoir assassiné une rentière au Vésinet.

Évariste : Fort heureusement, il a commis son crime avant d’avoir coiffé le bicorne.

M. Buffe, à Cristophe : Et, maintenant, tu contestes les mérites de ton cousin !… De mieux en mieux.

Théobule entre portant un gâteau.

Théobule, s’arrêtant sur le seuïl de la porte, il prend son souffle et il annonce. On a l’impression qu’une voix de stentor va sortir de sa poitrine, mais c’est tout bas qu’il dit : La tarte à la crème Pythagore.

Goletti : Que dit-il ?

M. Buffe : II annonce l’entremets.

Évariste : Une tarte à la vanille que nous avons baptisée Pythagore.

Goletti : Délicate intention.

Théobule, se penchant à l’oreille de M. Buffe pour lui parler bas, mais il hurle : Dois-je d’abord servir le nain ?

Goletti, terrible : Quoi ?

M. Buffe, indigné à Théobule : Apprenez… Théobule… que M. Goletti est le major de la célèbre promotion de 1853.

Évariste : Qu’il a découvert un théorème.

M. Buffe : Un théorème d’algèbre supérieur qui porte son nom.

Évariste : Le théorème Goletti.

M. Buffe : Et qu’il est aujourd’hui professeur de mécanique rationnelle à i’École Polytechnique.

Théobule. J’ai compris… Je sers un nain.

M. Buffe. découragé : Inutile de nous époumoner, Théobule est sourd.

Évariste : II n’entend même pas le son de sa voix.

M. Buffe : De là, l’accident dont vous avez été la victime, mon cher camarade.

Goletti. terrible : J’ai horreur des infirmes.

Il mange avec rage. Théobule sort après après avoir servi.

M Buffë, gêné, à Cristophe, afin de changer lu conversation : Tu vas au bal, Cristophe ?

Cristophe : Oui.

M. Buffe, ricanant : Je l’aurais parié.

Évariste de même : Au bal des bonniches.

Goletti : II y a un bal, ce soir ?… C’est donc pour cela que je me grattais.

Évariste : Des bals de carrefours.

M. BUFFE, sarcastique : La République fête la Tour Eiffel.

Goletti. terrible : Qu*est-ce que c’est que ça… la Tour Eiffel ?

Cristophe : Vous ne connaissez pas la Tour Eiffel ?… Vous devriez lire les journaux,

Goletti : II n’y a pas de Tour Eiffel.

Cristophe : Je suis désolé de vous contredire. mais aujourd’hui, pour la première fois, cent mille Parisiens ont gravi ses escaliers.

Goletti, furieux. — Mathématiquement…, Il n’y a pas de Tour Eiffel.

M. Buffe, à Cristophe, criant : Tu as compris ?… Mathématiquement…, il n’y a pas de Tour Eiffel.

Évariste, de même : Mathématiquement… cette carcasse s’est éffondrée lors de la construction de sa deuxième plate-forme.

M. Buffe : Goletti l’a démontré.

Évariste : Dans un amphi qui restera célèbre à l’École Polytechnique

Goletti : Ce ne sont pas quelques longerons de fer,..

M. Buffe. : … assemblés par un petit ingénieur…

Évariste. : … qui ne sort même pas de l’X…

Goletti : …qui vont, braver les principes immortels de la mécanique.

M. Buffe en se tournant vers Cristophe : Mais nous devons désoler ce pauvre Cristophe

Cristophe : N’en croyez rien, mon oncle. Je suis ravi de partager avec la Tour Eiflel un malheur commun.

M. Buffe, inquiet : Qu’est-ce à dire ?

Cristophe, ironique : Elle a été, elle aussi, refusée à Polytechnique.

M. Buffe, furieux et sarcastique : Mon neveu a beaucoup d’esprit.

Évariste, de même : Cristophe est un poète (Avec dédain) Il méprise le calcul intégral…. mais il aime les grenouilles.

Goletti : Les grenouilles ?

Évariste : II en élève dans sa chambre. Son pot à eau est rempli de ces batraciens.

Goletti : Des grenouilles…, ce sont bien ces petites bêtes que l’on électrise dans une expérience de physique élémentaire ?

Cristophe, ironique : On en trouve aussi à la campagne.

Goletti, rogue : Je n’en ai jamais rencontrées square Monge.

Cristophe : Parce que, pour vous, le square Monge…, c’est la campagne ?

Goletti : Je déteste la nature.

Cristophe : Les bois, les ruisseaux…

Goletti : … me font éternuer…, je reconnais cependant un charme à votre campagne.

Cristophe : Lequel ?

Goletti, terrible : On peut pisser partout,

Cristophe, ironique : Le jour de la création du monde, les fleurs et les arbres n’ont pas du recevoir l’imprimatur de l’École Polytechnique.

M.Buffe, criant : Une insolence.- Monsieur se permet une insolence.

Évariste : Alors qu’il n’a même pas été grand admissible.

M,Buffe, à Cristophe : Sortez.. (Montrant la porte du doigt) Allez rêver à votre Tour Eiffel étendue sur un lit de grenouilles.

Cristophe sort. M. Buffe se penchant vers Goletti

J’ai enfin réussi à le chasser et, désormais, nous sommes eutre nous.

Évariste, de même : Nous allons pouvoir parler,

M. Buffe : Ce défi aux équations différentielles ne peut plus rester inscrit dans le ciel de Paris.

Évariste : Prenez garde.

(Ils se taisent. Cristophe est revenu)

Cristophe, en chassant une mouche : J’ai oublié une mouche…, une mouche… pour mes grenouilles. (Cristophe sort.)

M. Buffe, se penchant à nouveau vers Goletti : Songez… Ce monument est une insulte à la raison…

Évariste, de même : … Erigé au cœur même du pays qui a donné le jour à Descartes.

Goletti, terrible : J’ai songé.

(Théobule entre furtivement et se cache derrière un rideau.)

Théobule, hurlant en croyant parler à voix basse : N’ayez crainte, Monsieur Cristophe… Pendant dix ans, j’ai été un agent secret à la solde d’une puissance ennemie… Je me cache derrière ce rideau… Je dissimule mon cornet acoustique dans ce pot de fleurs… et je ne perds pas un mot de leur conversation.

(Il cache son cornet dans un vase.)

M. Buffe, faisant signe aux autres : Pas de danger… Nous vous écoutons, mon cher Goletti.

Goletti, mystérieux : La Tour Eiffel va bientôt cesser de nous narguer.

Le rideau tombe