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Félicien Marceau

par Geneviève LATOUR

ou
Un joyeux misanthrope

S’il est un auteur que l’on trouve fort divertissant et dont la plupart des héros ne manquent pas d’une certaine cocasserie imprévue, c’est bien Félicien Marceau…

Et pourtant, ses personnages en dépit de leurs attitudes et de leurs dialogues sans grande originalité sinon celle de faire rire, sont pour la plupart des êtres malheureux qui ne trouvent en eux aucune raison de s’aimer, ni d’apprécier la vie. Quand le spectateur, après s’être bien réjoui tout au long de la représentation, rentré chez lui, se remémore le spectacle, il n’est pas très à l’aise. La pièce qu’il vient de voir n’était pas une vraie comédie, mais on pourrait lui attribuer le titre inédit de « tragédie de chambre ».

1. Une enfance dans la tourmente
2. Les Débuts d’un journaliste
3. La Disgrâce
4. Naissance d’un écrivain français : Félicien Marceau
5. L’Auteur dramatique
6 L’ Académicien Félicien Marceau
7. Quelques pièces
8. Oeuvres dramatiques
9. Extrait : « L’Oeuf »

1. Une enfance dans la tourmente

Naître le 16 septembre 1913 à Cortenberg en Belgique n’était pas un cadeau des dieux.
À peine âgé d’un an, le petit Louis Carette vit son père partir pour la guerre…

Lui et sa mère trouvèrent refuge à Louvain, chez son grand-père maternel. Malheureusement, ce dernier fut très vite déporté vers un camp de concentration après l’occupation de la ville par les Allemands. À leur tour, l’enfant et sa mère furent faits prisonniers et, au cours d’une longue marche, furent conduits jusqu’à Bruxelles. Là, ils furent enfin libérés et purent retourner à Cortenberg, ville occupée, elle aussi, par les troupes ennemies.

Ne connaissant pas les joies de la petite enfance entourée par la tendresse de ses parents, Louis vécut ses premières années dans un climat d’oppression et de tristesse. Lorsque, quatre ans plus tard, le père vêtu d’uniforme militaire rentra au foyer, son fils ne le reconnut pas…

Les années d’amour familial perdues ne se rattrapèrent jamais, et les rapports père- fils furent toujours difficiles. « Entre lui et moi, si cruel que cela soit à dire, il restait un mur ». (1)

Après la défaite allemande, le père de Louis faisant partie de la troupe d’Occupation, fut envoyé à Cologne où sa famille le suivit. Les Carette logèrent chez l’habitant. Les rapports entre Belges et Teutons furent tout d’abord difficiles, puis s’adoucirent peu à peu grâce aux enfants réunis par les jeux. Ainsi Louis devint-il l’ami de deux jeunes Allemands de douze et quatorze ans et de leur petite sœur de six ans.

En 1919, à la suite de la démobilisation générale, la famille Carette quitta l’Allemagne pour s’en retourner à Cortenberg où le père de Louis retrouva son poste de fonctionnaire au Ministère de l’Instruction publique de Bruxelles, tandis que naissait un petit frère, puis un second.

Louis avait sept ans. Il était temps pour lui d’entrer à l’école. Mais à Cortenberg, on ne parlait que le flamand, langue incompréhensible pour l’enfant, ce fut donc un précepteur qui lui donna ses premières leçons.
L’année suivante, jugé suffisamment grand, Louis, comme les autres garçons de son âge, prenait le train tous les matins pour se rendre à Bruxelles. Fils d’une famille bourgeoise et catholique, le jeune garçon fut inscrit au collège Saint-Louis dirigé par des bons pères. Tout d’abord sujet brillant, l’enfant peu à peu se relâcha et devint un élève très moyen.

Trois ans plus tard la famille quitta Cortenberg définitivement pour s’installer à Louvain. Louis entra alors au collège de la Sainte-Trinité. Ses goûts le portèrent vers la lecture. Les romans de la Comtesse de Ségur puis ceux de Jules Verne, passionnèrent l’enfant.

À douze ans, lors d’un voyage à Paris, Louis découvrit le THÉÂTRE en assistant à la Porte Saint-Martin à une représentation de Peer Gynt. Ce fut pour lui une révélation…
Du théâtre, Louis passera à la poésie et les poèmes de Claudel, de Francis Jammes, de Charles Péguy, n’auront plus de secrets pour lui.

(1) Félicien Marceau Les Années courtes éditions Gallimard 1968

2. Les Débuts d’un journaliste

Monsieur Carette souhaitant que son fils devienne avocat, Louis, bachelier à dix-huit ans, fut inscrit à la faculté de Droit à l’Université catholique de Louvain. Ceci sans grand intérêt de sa part.

Le seul plaisir de Louis fut de collaborer à un journal d’étudiants qui, grâce aux capitaux dont il ne connut jamais la source, devint bientôt un quotidien vendu dans les kiosques sous le titre alléchant d’ « Avant Garde ». Organe démocrate-chrétien de tendance pacifiste, ce journal se réclamait de la revue Esprit du philosophe français Emmanuel Mounier.

Non content de signer des articles, Louis n’hésita pas à donner quelques conférences littéraires à l’intérieur de l’Université. Passionné par l’œuvre d’André Gide, il en écrivit une étude très approfondie qui lui valut une carte de félicitation de l’auteur des Nourritures terrestres.

Certes, les habitants de Louvain n’étaient guère gâtés en fait de Théâtre. Ce ne furent pas les quelques représentations des Vignes du Seigneur des auteurs de boulevard Flers et Caillavet, données au cours d’une tournée, qui comblèrent Louis, d’admiration.

Par contre l’étudiant fut un fervent habitué du cinéma municipal et ne manqua pas de se passionner pour les films tels Le Cuirassé PotemkineLe Crime de M. Lange ou L’Opéra de quatr’sous qu’il visionnera cinq fois.

Pris par ses diverses occupations, Louis n’eut guère le temps d’ouvrir ses livres de droit. Evidemment, en fin d’année, il échoua à son examen !

Quoiqu’en ait pensé son père, Louis décida alors d’abandonner ses études sans remords et chercha une situation. Il passa un concours d’entrée à la Radiodiffusion belge et fut reçu le premier. C’en était fait, le jeune adulte avait trouvé sa voix.

S’assumant désormais financièrement, Louis quitta le domicile familial, s’installa dans un studio, se fit de nombreux amis et amies, et commença l’écriture de son premier roman : Le Péché de complication.

Malheureusement, cette heureuse vie ne dura que quelques mois. Le temps du sursis accordé à l’étudiant étant terminé, Louis fut requis par l’armée pour le service militaire d’une durée de dix-huit mois. En tant qu’élève-officier, il fut nommé sergent au Ier régiment de dragons.

Démobilisé en octobre 1938, il retrouva son poste à la radiodiffusion et se sentit à nouveau parfaitement heureux. Dix mois plus tard, hélas, ce fut la déclaration de guerre, alors que peu de temps auparavant Louis était tombé éperdument amoureux d’une jeune Italienne, une rare beauté blonde aux yeux bleus, Viviane dite Bianca. Pendant dix mois, ce fut le temps de la « drôle de guerre ». La vie alors était très facile, bientôt la « vraie » guerre commença.Tandis que Bianca regagnait son Italie natale, le 10 mai 1939 les troupes allemandes occupèrent la Belgique, puis la France. Fuyant l’ennemi, le régiment de Louis se retrouva à Dreux, puis à Poitiers, puis à Agen jusqu’à ce que soit signée l’Armistice.

Démobilisé, de retour à Bruxelles, Louis trouva une ville qui n’avait pas trop souffert, dont l’occupation allemande ne lui paraissait pas trop oppressante. Son poste de chroniqueur à la Radiodiffusion belge l’attendait et comble de bonheur, il épousait Bianca. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

3. La Disgrâce

Alors que la Radiodiffusion nationale belge était tombée sous contrôle allemand, Louis préféra abandonner son poste au département des informations pour se spécialiser dans les émissions littéraires et culturelles. Néanmoins, les semaines passant, il se sentit mal à l’aise, l’emprise de l’occupant lui devint insupportable. Il donna donc sa démission le 15 mai 1942.

Privé de son traitement, il reprit avec grand plaisir l’écriture des deux premiers romans mis en chantier depuis quelques années : Le Péché de complication et Le Cadavre exquis. Ayant trouvé des distributeurs, il devint éditeur non seulement pour ses œuvres, mais pour celles du dramaturge flamand, Michel de Ghelderode, et se disposait à étendre son catalogue aux ouvrages de Colette et d’Anatole France…

Au cours d’un voyage à Paris, il fit la connaissance d’André Gide, Henry de Montherlant et Paul Achard, tout en se rassasiant de soirées théâtrales.

L’année suivante, Louis découvrit l’Italie, patrie de son épouse. Venise, Rome l’enchantèrent au plus haut point. Il aurait aimé y vivre. Mais bientôt le débarquement des alliées en Silice l’obligea à rentrer en Belgique où la famille de sa femme était recherchée comme indésirable.
Commença alors pour Louis et Bianca le temps de la clandestinité.

En juin 44 ce fut au tour de la France et bientôt celui de la Belgique d’être libérées. Un ami résistant informa Louis qu’une dénonciation anonyme avait été lancée contre lui et que des policiers s’étaient rendus à son domicile bruxellois pour l’arrêter. Après avoir trouvé refuge chez quelques amis, le jeune ménage décida de fuir la Belgique coûte que coûte. « La frontière franco-belge, à ce moment-là, était hermétiquement close. Il ne restait qu’à foncer. Nous avions pris une petite route qui menait à un poste frontière secondaire. Un peu avant d’y arriver, la voiture a pris de la vitesse. Lancée à cent-vingt à l’heure sur la route mal pavée, elle tanguait comme un hors-bord. Dans la clarté des phares, j’ai entrevu deux douaniers qui gesticulaient, mais qui eurent l’esprit, au dernier moment, de faire un saut sur le côté. La liberté m’ouvrait la barrière ». (1)
Arrivés en France, anonymes, Louis et Bianca, se réfugièrent en Anjou, dans un vieux château, transformé en hôtel.

En Belgique, pendant ce temps, les procès politiques succédaient aux procès politiques. C’est ainsi que tous les anciens collaborateurs de la Radiodiffusion nationale belge furent condamnés par le Conseil de guerre.

Alors qu’entre juillet 1940 et mai 1942, Louis avait enregistré environ trois cents émissions, il ne lui en fut reproché que cinq :  l’interview d’un prisonnier rapatrié, deux autres révélant que certains officiers belges, déserteurs, seraient passés en France, un reportage sur la réquisition obligatoire d’ouvriers belges vers l’Allemagne et enfin, la protestation face à un bombardement par les Alliés sur un quartier populeux de Bruxelles.

Condamné par contumace, à quinze ans de travaux forcés, à la déchéance nationale et à la dégradation militaire, Louis Carette ne remettra plus jamais les pieds sur le sol belge.

(1)  Félicien Marceau Les Années courtes Éditions Gallimard 1968

4. Naissance d’un écrivain français : Félicien Marceau

En 1949, alors que l’exilé souhaitait obtenir la nationalité française, le Général de Gaulle, pourtant fort sourcilleux sur la question – n’avait-il pas refusé la grâce de Robert Brasillach ?-  après avoir étudié le dossier de l’apatride, lui accorda son soutien. Et c’est ainsi que le belge Louis Carette deviendra désormais Félicien Marceau, auteur français.

Pendant ses années noires, le jeune  écrivain n’avait cessé de produire : un roman tout d’abord Chasseneuil,  puis un essai, Casanova ou l’Anti-Don Juan.
En 1951, il mit en chantier une nouvelle. Celle-ci s’imposait à lui sous forme de dialogues, il décida d’en faire une pièce de théâtre . Et c’est ainsi que naquit L’École des Moroses, première pièce signée Félicien Marceau qui retint l’attention de Jacques Hébertot. Il s’agissait d’ un acte qui fut affiché en première partie de la tournée de Demain il fera jour d’Henry de Montherlant.

En 1952, Félicien Marceau publiait un roman : L’Homme du Roi. Le héros, Rudolf, fort amoureux de son épouse, n’hésita pas, à l’abandonner le jour où se présenta pour lui l’occasion de satisfaire sa vanité auprès de son roi. Le roman remarqué par la presse, fut récompensé par le Prix de la Fondation Del Duca.

De retour d’un voyage en Italie, la même année, Félicien Marceau se lança dans l’écriture d’une pièce en trois actes Caterina, inspirée de l’histoire de la vénitienne Caterina Cornaro, future reine de Chypre. Si dans L’Homme du Roi, Rudolf avait été la proie d’une puissance dominatrice, Caterina se laissera, elle aussi, dévorer par l’ambition. Au premier acte, à vingt ans, elle est très éprise du jeune Lorenzo Ferrari,. Mais lorsque le roi de Chypre lui offre le mariage, elle ne peut résister et n‘hésite pas à répudier son amoureux. Quand Venise et Chypre se déclareront la guerre, Caterina, trahissant sa mère patrie, choisira le camp de son nouveau royaume, même au risque d’en mourir.

Créée au théâtre de l’Atelier le 20 octobre 1954 dans une mise en scène d’André Barsacq, la pièce, reçue avec une certaine indifférence par le public, tint toutefois l’affiche jusqu’en avril 1955 et fut couronnée par le Prix Pellman du Théâtre.

Au Prix Del Duca pour le roman L’Homme du roi et au Prix Pellman de Théâtre, s’ajouta en 1955 le Prix Interallié couronnant le nouveau roman Les Élans du Cœur, signé Félicien Marceau. Afin que sa renommée fut complète, il ne restait plus à ce dernier qu’à devenir un illustre auteur dramatique. Le succès retentissant de L’Œuf arriva à point. (1)  L’originalité de la construction en faisait l’un des principaux intérêts. Il s’agissait en fait d’un long monologue entrecoupé par des scènes illustrant les événements de la vie médiocre d’Emile Maugis, petit employé insignifiant et pitoyable, qui se sentait exclu de la Société.

L’Œuf, créé le 12 décembre 1956, remporta un véritable triomphe. La pièce quitta l’affiche le 12 janvier 1959, après que fut fêtée la 600ème représentation. Et pourtant, la critique se montra souvent choquée et sévère.

Après une longue tournée en France et à l’étranger, la pièce fut inscrite au répertoire de la Comédie- Française. En 1971, Jean Herman en réalisa une version cinématographique avec Guy Bedos dans le rôle principal.
Dorénavant quelle que soit la pièce que produise Félicien Marceau, si intéressante soit-elle, il restera toujours l’auteur de L’Œuf.

(1) Félicien Marceau Les Années courtes éditions Gallimard 1968

5.  L’ Auteur dramatique

En 1958, reprenant le canevas de la construction de L’Œuf, Félicien Marceau écrivit pour Marie Bell, ancienne Sociétaire de la Comédie-Française et directrice du Théâtre du Gymnase, une pièce en trois actes : La Bonne soupe. Il s’agissait cette fois de l’histoire de Marie-Paule, femme d’une cinquantaine d’années encore belle, élégante, cynique, au passé assez mouvementé. Un soir de déprime, alors qu’elle vient jouer au casino de Monte-Carlo, terrorisée par la « peur de manquer », elle eut le besoin de se confier et prit pour confident un croupier complaisant.

Cette fois il ne s’agit pas d’un monologue mais d’un dialogue entre la Marie-Paule actuelle et celle qui fut la Marie-Paule d’autrefois, une jeune fille de vingt ans.

Alors que quelques spectateurs riaient aux éclats en écoutant certaines outrances de langage, d’autres s’en montrèrent choqués. Ainsi en fut-il du critique Jean-Jacques Gautier dans Le Figaro : «  Je ne crois pas que M. Félicien Marceau fasse exprès de déplaire, mais son obstination instinctive à choisir le motif sombre pour en dépeindre toutes les noirceurs, cet entêtement à ne voir que l’horrible, a quelque chose de déplaisant. Lucidité, me dira-t-on ? Un peu d’azur fait bien valoir les noirs ; une bouffée d’air pur de temps en temps, rend supportable la visite des égouts de l’âme humaine ».

La pièce toutefois connut un grand succès. L’affiche était alléchante. Au nom de Marie Bell était adjoint celui de la jeune vedette Jeanne Moreau qui venait de triompher au cinéma dans Les Amants de Louis Malle. Tous les soirs, au baisser de rideau, les deux comédiennes étaient ovationnées.

Alors que La Bonne soupe achevait sa carrière, la radiodiffusion française retransmettait une pièce en un acte, signée Félicien Marceau : La Mort de Néron, relatant les dernières heures de la vie du tyran, sorte d’ébauche de L’Étouffe-chrétien qui sera créé au théâtre de la Renaissance dans une mise en scène d’André Barsacq. Une fois encore, l’auteur chercha à innover. Il ne s’agissait plus d’une comédie mais d’une « tragédie burlesque » dont le personnage principal était l’empereur Néron, Néron le fou, Néron le pyromane, Néron l’assassin, en proie à ses fantasmes et à ses angoisses. Certes le tyran était omnipotent, ses ordres les plus cruels, les plus extravagants étaient exécutés, mais en revanche, il n’était entouré que de flagorneurs qui le haïssaient. Et comble de disgrâce, ce monarque absolu ne pouvait exercer son pouvoir qu’en l’absence d’Agrippine, sa mère. Dès qu’elle apparaissait, elle le dominait comme un méchant enfant. En fait, Néron était quelqu’un de très solitaire et de très malheureux.

Créé le 21 octobre 1960, le spectacle quitta l’affiche au début décembre. On ne put parler d’une véritable réussite. Les avis furent partagés. Au verdict très sévère de Max Favalelli, dans Paris-Presse : «  Rien de plus irritant que de voir un tireur mettre ses balles hors de la cible. Surtout lorsqu’il s’agit d’un tireur aussi adroit que M. Félicien Marceau », s’opposait une critique plus favorable de Robert Kanters dans L’Express : «  C’est sans doute la moins réussie des pièces de M. Félicien Marceau et, par certains côtés, la plus intéressante ».

Il fallut que la pièce soit jouée en tournée à l’étranger pour qu’elle recueille le succès souhaité par son créateur : «  L’auteur de La Bonne soupe vient de donner sa pièce la plus forte et la plus originale. La critique parisienne ne s’en aperçoit pas ? Le public déconcerté, fait la petite bouche ?… Eh bien tant pis pour la critique et pour le public. (…) Tragédie burlesque, tenant le milieu entre Ubu Roi et les Elisabéthains, L’Étouffe-chrétien diffère apparemment des précédents ouvrages de notre auteur qui ont remporté l’un des plus grands succès qu’enregistre l’histoire du théâtre. Je dis « apparemment » parce qu’en réalité, c’est une méthode semblable appliquée à un sujet nouveau, beaucoup plus profond et beaucoup plus riche ». (1) Pour Félicien Marceau L’Étouffe-chrétien restera sa pièce préférée.

Dépité par l’accueil du public français, l’auteur avait en quelque sorte besoin de narguer la critique en se revalorisant à ses propres yeux. Délaissant son petit appartement parisien, il acquit un hôtel particulier de Neuilly et engagea un valet de chambre au gilet rayé, chargé de recevoir les visiteurs. Félicien Marceau était devenu le plus théâtral de tous ses personnages

Délaissant le roman, Marceau se consacra pendant quatre années à la scène.
Ce fut d’abord Les Cailloux présentés le 21 janvier 1962 au théâtre de l’Atelier dans une mise en scène d’André Barsacq. L’action se passait à Capri, lieu de prédilection de riches inactifs qui cherchaient… savaient-ils quoi ? Ils étaient la proie de personnages douteux comme la jeune Sara qui, afin d’aider son amant hongrois et miséreux, décida de voler le roi du chocolat, ou de cette Marjorie Watson, fabulatrice insensée qui se faisait passer pour une des femmes les plus riches et les plus en vue d’Amérique, alors qu‘elle n’était qu’une simple employée de la poste dans une petite ville du Colorado, qui avait pu se rendre en Italie grâce à un concours organisé par la télévision. La présence sur l’affiche de Barbara Laage, actrice française ayant obtenu ses galons de vedette de cinéma aux Etats-Unis auprès de Kirk Douglas et de Gene Kelly, ne suffit pas à sauver la pièce qui fut un semi échec et retirée de l’affiche au bout de deux mois.

Faisant sienne la devise que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, Félicien Marceau mit en scène sa pièce suivante : La Preuve par quatre (2) au théâtre de la Michodière. «  Dans L’Œuf, je racontais l’angoisse de l’homme devant les lieux communs. Dans La Bonne soupe c’était l’angoisse de la femme devant le manque d’argent. Ici, je constate que mon héros a perdu son âme, ce qui n’est pas drôle », ainsi l’auteur présentait-il sa comédie dans le programme.

Industriel quinquagénaire vivant très confortablement, Arthur souffrait néanmoins d’inquiétude… À la question : « Qu’est-ce l’amour ? » il ne sait quoi répondre.
Cette comédie légère connut un grand succès, tant de la part du public qui s’amusa beaucoup, que de celle de la critique.

Fort de son succès de metteur en scène, Félicien Marceau décida de renouveler l’expérience au théâtre du Gymnase en septembre 1965 avec sa nouvelle pièce : Madame Princesse. Un titre nobiliaire ? Point du tout, cette dame s’appelait « Princesse » comme elle aurait pu s’appeler « Dupont » . Néanmoins elle était possédée par des idées de grandeur. Un soir, elle eut la faiblesse d’accueillir pour une nuit Nicolas, un vieil adolescent qui venait de se trouver mal devant son pavillon de la rue de Vaugirard. Naturellement, le jeune homme s’incrusta – la place était bonne – et Nicolas finit par faire admettre à Madame Princesse qu’il pourrait devenir « son homme de compagnie ». Après avoir accepté, Madame Princesse dut avouer qu’elle tirait ses revenus de divers larcins. Nicolas fut enchanté. À eux deux, ils allaient devenir les escrocs du siècle. Comment ? En opérant tout simplement le kidnapping de femmes du monde. Mais les résultats n’étaient pas ceux espérés. Certains maris, désireux de se débarrasser de leurs épouses, refusaient de payer la rançon. À l’opposé certaines femmes voulant retrouver leur liberté, ne souhaitaient pas que leur époux cherche à les récupérer. Alors que faire ? Survint une idée géniale : pourquoi ne pas transformer le pavillon de Vaugirard en lupanar. Cette solution fut la bonne et la richesse du couple fut assurée…

Félicien Marceau avait écrit le personnage de Nicolas en pensant à Serge Reggiani ; Marie Bell qui tenait le rôle de Mme Princesse lui préféra Jean-Claude Brialy qu’elle trouvait plus vif et plus pétillant. Félicien Marceau accéda à son désir, il eut raison car le couple Bell-Brialy remportait chaque soir un très vif succès. Jouée plus de 300 fois à Paris, la pièce fut inscrite l’année suivante au programme des célèbres tournées Karsenty pour cent représentations à travers la France et à l’étranger.

Quelques mois plus tard, le 21 février 1967, le rideau du théâtre de la Comédie des Champs-Élysées se levait sur la nouvelle pièce de Félicien Marceau : Un jour j’ai rencontré la vérité, mise en scène par André Barsacq avec François Périer dans le rôle principal. Bernard était un parfait mythomane. Pour lui le mensonge, loin d’être un défaut, était dispensateur de rêves, de poésie et de bonheur. Néanmoins à force de triturer la vérité, elle finit par « sortir de son puits » et s’imposer à l’immuable menteur. Certes Gisèle son amoureuse, elle-même quelque peu fabulatrice, l’aimait tel qu’il était. Mais bientôt,  Bernard la vit se dédoubler en une Gisèle N°2, qui n’était, elle, que Vérité. Bernard confondit ses deux amoureuses. Et il s’éprit sans le savoir, de la Gisèle N°2. Alors, il lui sera désormais impossible de mentir. « La vérité n’est peut-être qu’une maladie, une passion qui ronge plus qu’elle ne sert ; mais je ne peux plus m’en passer. Elle est en moi. Elle ne cessera plus d’y être ». (3) Abandonné par ses deux amantes qui en fait n’étaient qu’une seule, stoïque, il acceptera que « quand on a la vérité, on est toujours seul ». (4)

Le spectacle remporta un joli succès. Un des atouts fut l’engagement des talentueuses jumelles Odile Mallet et Geneviève Brunet dans les personnages des deux Gisèles. Après une année sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées, la pièce fut reprise l’année suivante, à Bruxelles au Théâtre de la Galerie Saint Hubert pour une saison.

Collées sur les colonnes Morris en septembre 1969, les affiches du théâtre de l’Atelier, annonçaient un spectacle au titre bizarre : Le BabourLe Babour, cela voulait dire quoi ? En fait il s’agissait de la traduction en dialecte champenois et picard du mot bébé. Un petit enfant venait de naître dans une famille heureuse, les Fléchard. Aimé par Josyane, sa maman, Irma, sa grand-mère, Pétula, sa jeune tante, il était particulièrement choyé par Eugène, son grand-père, Fernand, son papa, Raoul, son oncle.

Un jour, dénoncée on ne sait par qui, un inspecteur du travail débarqua dans la famille. Il découvrit qu’à l’opposé de la vie normale, c’était les hommes qui demeuraient à la maison pour effectuer les besognes ménagères. Eugène, ancien maçon, était chargé du balayage, Raoul, ancien plombier, lavait la vaisselle, etc. et tous s’occupaient avec une joyeuse précaution des biberons, des couches, des berceuses du Babour.

Les femmes, elles, travaillaient à l’extérieur et rapportaient l’argent nécessaire à l’entretien du foyer. Irma était caissière dans un grand magasin, Pétula travaillait dans un service d’expédition, Josyane manœuvre, conduisait une grue, etc. Mais en compensation pour ces dames, tandis que les époux reprisaient les chaussettes, elles allaient au cinéma. L’inspecteur est tout d’abord choqué, prêt à faire un rapport et peu à peu, il essaie de comprendre puis se convertit et finit lui aussi de rêver de cafetière et de casseroles et la pièce se termine quand ayant pris l’enfant dans ses bras il prédit : « Qu’est-ce qu’il deviendra quand il sera grand, le gentil Babour ? Une belle petite ménagère ! »

Interviewé au cours des représentations, Félicien Marceau déclara avoir voulu faire une pièce à tendance sociale. «  J’espère avoir montré que le social est comme toute chose au monde : il est aussi comique » Il pouvait être satisfait car les critique furent toutes excellentes ; les titres à eux seuls étaient séduisants: « Une drôlerie toujours inattendue »(5), « Rigueur et fantaisie » (6), « Le rire véhicule la réflexion »,(7) « Résultat fort réjouissant » (8) «une satire du monde moderne » (9) « un rire collectif ». (10)
Après avoir publié un essai fort intéressant sur Balzac, Félicien Marceau redevint l’auteur dramatique qu’il ne pouvait cesser d’être. C’est ainsi que Pierre Franck mit en scène, au théâtre de l’Œuvre, une comédie quelque peu loufoque et musicale ( accordéon électrique et contrebasse ) intitulée : L’Ouvre-boîte.

L’action se passait en Suisse dans la cuisine d’ une maison bourgeoise. Tandis que les patrons invisibles n’étaient nourris que de conserves transmises par monte-charge – d’où le titre l’ouvre-boîte – la domesticité se gobergeait de soles, de gigots, de pâtisseries. Une nouvelle femme de chambre, Marie, fut acceptée avec plaisir par Guy, le chauffeur homosexuel et Fernande, la cuisinière qui lui révélèrent que dans un petit pavillon au fond du parc était réfugié l’ancien Président de la République de l’Algonquin, province de l’Ontario, chassé de son pays par un coup d’Etat. Quoiqu’inscrite au syndicat C.S.D.T, Marie s’éprit de cet exilé et n’eut d’autre but que de lui rendre son pouvoir. Guy et Fernande la soutinrent dans son combat. Tous trois conseillèrent à l’ancien Président d’écrire une déclaration à l’intention de son peuple, dans laquelle il s’engagerait à résorber le chômage et à lutter contre la pollution « qui favorise l’éclosion des groupuscules nationalistes. Voyez le Japon ! » et à terminer son texte en exprimant sa haine du Capital, source de tous les maux de la terre. Ce manifeste, tiré à des millions d’exemplaire, devrait être projeté par avion à travers le pays d’Algonquin. Beau projet… difficilement réalisable. Comment trouver la somme d’argent  nécessaire ? Et pourtant elle fut trouvée cette somme, et le Président demanda Marie en mariage…

La pièce, créée le 13 octobre 1972, quitta la scène le 16 novembre de la même année. C’est assez dire que L’Ouvre-boîte ne connut pas un grand succès. Il faut reconnaître que dans les années 1970, le chômage, la pollution, le capitalisme n’étaient pas encore à l’ordre du jour.

Déçu certes, Félicien Marceau l’était, mais quelques mois auparavant, le 22 mai, n’avait-il pas eu la joie d’être très applaudi au Theater in der Josefstadt de Vienne pour sa dernière pièce : L’Homme en question (11) , traduite par Lore Kornelle,  mise en scène par Heinrich Schnitzler ?
Ce fut donc plein d’espoir que Marceau confia sa pièce à Pierre Franck pour qu’il l’affiche au théâtre de l’Atelier à partir du 3 novembre 1974.
Quoique la critique fût réticente, L’Homme en question remporta à Paris un énorme succès, ainsi qu’à Vienne. Le bouche-à-oreille avait merveilleusement fonctionné.  Si un spectateur voulait assister à la pièce pendant les fêtes de fin d’année, il lui fallait louer sa place quinze jours à l’avance.

(1) Pangloss la revue Pan Bruxelles
(2)  cf Quelques pièces
(3) et (4)Un jour j’ai rencontré la vérité deuxième partie
(5) Jean-Jacques Gautier Le Figaro
(6) Jacques Lemarchand Le Figaro littéraire
(7) Philippe Senart La Revue théâtrale
(8) Gilbert Guilleminault L’Aurore
(9) Nicole de Rabaudy Paris-Match
(10) Ed. Dubois Feuille d’avis de Lausanne
(11) cf Quelques pièces

6. L’Académicien Félicien Marceau

Comble d’honneur, le 27 novembre 1975, Félicien Marceau fut élevé au grade d’académicien, succédant à Marcel Achard au fauteuil 21. Ce jour même, le poète catholique-résistant Pierre Emmanuelle démissionna de l’ illustre assemblée refusant de siéger au côté d’un ancien collaborateur belge. Pour lui, « Marceau était un rebelle. Blouson noir plus qu’habit vert, il y a dans l’œuvre de l’aimable académicien plus de subversion que de toute la geste révolutionnaire ». Scandale semblable ne s’était jamais produit. André Roussin, chargé de prononcer le discours concernant le récipiendaire, ne manqua pas d’évoquer le déporable « incident », insistant sur la décision du Général de Gaulle accordant la nationalité française à l’auteur qui devint désormais le talentueux Félicien Marceau.

Devenu membre de l’Académie Française, Marceau parut dédaigner le titre l’auteur dramatique pour celui de romancier. De 1975 à 2000, il ne publia pas moins de douze ouvrages parmi lesquels La Terrasse de Lucrezia pour lequel il reçut le Prix Jean Giono. Il serait injuste toutefois d’oublier la seule pièce pirandellienne signée de l’académicien : À nous de jouer, créée le 29 septembre 1979 au théâtre des Arts avec Claude Brasseur dans le rôle principal.
L’année précédente, le théâtre National de l’Odéon avait confié à Giorgio Strehler la mise en scène du triomphe  de Carlo Goldoni : La Trilogie de la villégiature. Ce fut à Félicien Marceau que revint la charge de la traduction la plus conforme et plus brillante que l’on put souhaiter.

Manquant le moins souvent les séances de travail, l’académicien Félicien Marceau fut l’un des immortels les plus consciencieux et des plus laborieux de la célèbre assemblée dont il fit partie pendant trente-sept ans et en devint le doyen d’âge en 1987, après la disparition de Marguerite Yourcenar.

Le 7 mars 2012, Félicien Marceau décéda à l’âge de 98 ans toujours aussi vert que son habit d’académicien.

7. Quelques pièces

 L’ŒUF  Pièce en deux actes, créée le 18 décembre 1956, au théâtre de l’Atelier, interprétée par Jacques Duby, Marcel d’Orval, Pierre Mongeais, Jacques Ramade, Françoise Favier, Edith Perret, Solange Certain, Brigide Barbier, Madeleine Barbulée, Gabrielle Fontan, Jacques Dynam, Dominique Davray, Marcel d’Orval, Léon Larive, Marguerite Cassan, Robert Vattier, mise en scène d’André Barsacq, décors de Jacques Noël.

Analyse
Le jeune Émile Maugis était ce qu’on peut appeler « un pauvre type », à la fois jaloux et admiratif des apparentes réussites de ses concitoyens jusqu’au jour où il découvrit que ces succès n’étaient le plus souvent que vantardises et mensonges. Il décida alors de jouer le jeu. À son tour il devint plus monstrueux encore que les autres jusqu’au point de tuer son épouse et de faire condamner l’amant de celle-ci à sa place.

Critiques
« Quand Maugis était pur, l’œuf lui résistait, qu’il se montre abject, la Société lui ouvre les bras et lui offre sa protection. Elle élève Maugis au rang d’intéressante victime (…) La seconde partie est moins aisée, moins brillante, moins sympathique que la première. Celle-ci faisait table rase des illusions, mais c’était une démolition. La noirceur un peu grimaçante du second volet ramène aux faits divers. Dommage ! ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro 19 décembre 1956

« …selon l’auteur L’Œuf ne s’ouvre, la société n’est accueillante, qu’aux forbans et aux assassins. Rarement vit-on sur scène démonstration plus navrante ».
Jean Vigneron La Croix 9 janvier 1957

« Si l’auteur a voulu que le destin de son personnage soit à la mesure d’une médiocrité qui condamne notre temps plus que lui-même, il ne peut faire que nous, spectateurs, n’ayons éprouvé quelque déception de nous retrouver en dernier lieu sur les terres du cocuage vaudevillesque et des tribunaux comiques ».
X … France Observateur janvier 1957

« Premier contact avec l’amour, avec le travail, avec le chômage, avec la fonction publique, avec le mariage, avec l’adultère avec le crime impuni qui brise enfin la coquille de L’Œuf. C’est l’apprentissage de la vilenie, de la médiocrité sous tous ses aspects. Le message est un peu sombre et la vision du monde qu’a Félicien Marceau n’est guère réconfortante ».
Jean Guignebert Libération 19 décembre 1956

« Il s’agit tout bonnement de l’absurdité du monde et de l’angoisse du monde et c’est rendre hommage à l’auteur que de nous dire qu’on ne s’en aperçoit guère (…) Pour une fois « le clin d’œil au public » est en effet de l’art et une preuve de discrétion ».
Guy Verdot Franc-Tireur 19 décembre 1956

« Si le cinéma français se mettait un jour à avoir autant d’humour qu’en a parfois le théâtre, nous aurions notre Buster Keaton, nous aurions notre Alec Guiness. C’est indubitable ! ».
Robert Treno Le Canard enchaîné 3 janvier 1957

« Félicien Marceau que l’on félicitait pour sa 600ème fit remarquer qu’en vérité, L’Œuf en était à sa 4000 ème car douze pays l’ont joué et le joue encore. Rien qu’en Allemagne, cinq troupes régulières l’ont inscrit à leur répertoire et l’interprètent plusieurs fois par semaine en alternance avec des classiques ».
X… France-Soir 4 janvier 1959

LA PREUVE PAR QUATRE

Pièce en deux parties, créée le 3 février 1964, au théâtre de la Michodière, interprétée par François Périer, Régine Lovi, Nicole Maurey, Claude Simonet, Robert Deslandes, Madeleine Barbulée, Léo Peltier, Jean-Pierre Marielle, Albert Rémy, Françoise Petit, Michelle Bardollet, Martine Messager, Palau, Odile Mallet, mise en scène par Félicien Marceau.

Analyse
Homme d’affaires par excellence, Arthur Darras semblait réussir au mieux sa vie. Eh bien non… Il voudrait être totalement heureux en amour.. Aimer une seule femme c’était agréable certes, mais c’était réducteur, alors que s’il cloisonnait il pourrait jouir des qualités de chacune de ses amantes et il serait ainsi parfaitement heureux…! Avec Lulu, il s’adonnerait à la luxure, à la jeune et douce Mimi, il offrirait sa tendresse, il ne manquerait pas de romantisme avec son épouse Caroline dont il appréciait la chère présence, et serait très attentionné envers sa parfaite secrétaire. Ainsi connaîtrait-il l’amour au grand complet. Mais ses amoureuses avaient, elles aussi, leur exigences ; la femme tendre était affamée de luxure, la femme impudique rêvait de tendresse, et l’épouse souhaitait un mari fidèle… Alors pourquoi ne pas louer une garçonnière pour y recevoir Jacqueline, une nouvelle conquête.

Critiques
« Un comique franc comme l’or. Et qui n’hésite pas à philosopher un brin. On dira : «  c’est de la philosophie chansonnière. Sans doute. Mais c’est d’abord de la philosophie farceuse. Le ton de Marceau est là : il ne marchande pas son humour. ( …).Le tout sans un sourire, sans une pirouette, avec une gravité d’acier. En farceur froid .»
Pierre Marcabru Paris-Presse

« Une pièce qui divertit surtout par sa forme. Comédie qui pourrait se couler dans le moule traditionnel, mais l’auteur, répudiant la coupe des trois actes, subit l’influence du cinéma ; il morcelle son scénario en tableaux à l’intérieur desquels, il ménage encore des plans différents et passe instantanément de la narration à l’action parfois sans le secours d’aucun artifice simplement parce que deux personnages qui se figent dans un coin, cessent d’exister à nos yeux tandis que d’autres venant au premier plan ( on serait tenté de dire ‘’en gros plan’’) continuent à jouer ou même prennent un relief nouveau dans un autre temps ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro

« Construction raffinée, dialogues qui éclaboussent l’esprit du spectateur. Marceau nous projette dans une sorte de slalom de la gaité qui nous fait passer allégrement les portes de l’amertume et de la satire. Sensible, émouvant même, une totale réussite ».
Maurice Toesca Démocratie 64

« C’est une idée à la Marivaux. Mais M. Marceau la traite à sa façon, c’est-à-dire avec cent péripéties cocasses, des personnages épisodiques et savoureux. (…) Bref, voilà une pièce très réussie, pleine de feux d’artifice, et qui veut toujours dire quelque chose ».
Jean Dutourd France-Soir

L’Homme en question

Pièce en deux parties, créée le 3 novembre 1974, au théâtre de l’Atelier, interprétée par Bernard Blier, Martine Sarcey, Paul Cambo, Jean-Paul Brissard, Michel Dacquin, Jacques Ramade, Jacqueline Parre, Bernard Xharlan, Paulette Frantz, Danièle Huet, Annick Blancheteau, Bernard Murat, Sylvine Delanoy, Jean Gouley, Anna Gaylor, Martine Couture. Mise en scène de Pierre Franck, décors de Jacques Noël.

Analyse

Un soir d’insomnie, le politicien Édouard Jaume cherche son jeu de cartes pour entamer une réussite quand apparaît devant lui une jeune et jolie jeune femme qui est en réalité sa conscience. Avec elle, il revit ses souvenirs, son premier amour, son mariage, son premier emploi. Puis il en arrive à l’époque actuelle, le poids des impôts, les charges qu’impose la politique, et bientôt il doit avouer à sa conscience l’amour exclusif qu’il a pour sa fille Nathalie dont il méprise l’époux. Ce dernier est très malheureux et finit par se pendre. Édouard croit avoir récupéré Nathalie, mais celle-ci ne pardonne pas à son père d’avoir brisé si brutalement son mariage C’est alors qu’Édouard a l’honneur d’apprendre qu’il est nommé Ministre. Sa conscience alors disparaît.

Critiques

« Avec L’Œuf, Félicien Marceau avait inventé un nouveau genre littéraire : le roman-théâtre. L’univers romanesque éclaté sur la scène, est recomposé sous nos yeux pièce par pièce comme un puzzle (…) C’est le héros de L’Œuf, Mais vingt ans après. Il a pris du ventre, du poids, de l‘âge. Il commence à avoir un passé. Bernard Blier lui donne son épaisseur charnelle ».
Pierre Marcabru Paris Presse

« Une pièce de Félicien Marceau c’est presque toujours un grenier d’enfants, il y a l’exquis et le laid, mais aussi le meilleur et le pire en ce sens que certains épisodes, j’allais dire certains paragraphes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à des sketches de revue de cabaret de chansonniers et qui nous gênent par leur platitude, pourraient être coupés sans nul inconvénient. Exemple : le long béquet sur les impôts. À côté de cela nous vivons les meilleurs moments de la soirée ; les passages presque douloureux avec la fille du héros, les scènes cocasses et féroces avec le pauvre gendre (…) Mais j‘ai oublié de vous dire que si le fond de la pièce est grave, l’art de Félicien Marceau est de nous faire rire ».
Jean-Jacques Gautier Le Figaro

« Selon la manière coutumière de l’auteur, la comédie faite de scènes courtes, de monologues et de petits sketches pourrait être sombre – en fait elle est grinçante – mais bien qu’il se défende de le faire exprès, Félicien Marceau nous fait rire à tous les tournants de scène ».
Jean Mara Minute

« La pièce de Félicien Marceau irritera ceux qui sont partisans du théâtre « à faire » que le spectateur assemble comme un jeu de mécano ( l’on connaît la vogue actuelle du bricolage ) C’est à l’inverse, un théâtre parfaitement conscient, lucidement organisé, qui sait où il va ».
Jean Le Marchand Le Quotidien du médecin

« Depuis L’Œuf, Félicien Marceau n’avait pas écrit une pièce aussi forte, aussi touchante. Son « homme » si pitoyable se débat avec un tel courage, dans un tel lacis de truquage, de passion et de tristesse qu’on ne saurait lui refuser commisération. C’est « un égorgé » dessiné avec une précision poignante ».
Paul Chambrillon Valeurs actuelles

«… Œuvre de moraliste donc en définitive, et qui pourrait, qui devrait en inciter beaucoup à un salutaire retour sur eux-mêmes, avant que ne leur soit appliquer le mot familier de Veuillot : « Il est arrivé… mais dans quel état ! ». Cet état lamentable, fangeux, quasiment irrémissible, c’est le mérite de Bernard Blier de l’assumer jusqu’au terme sans complaisance masochiste, mais avec un stupéfiant et louable mélange de geignardise et de roublardise tantôt à plaindre tantôt à blâmer, à telle enseigne qu’il faut vraiment être « une conscience » pour ne pas s’y laisser prendre ».
Jean Vigneron La Croix

8. Œuvres Dramatiques

1950 L’École des moroses 1ère partie de la tournée de Demain il fera jour d’Henry de Montherlant.
1952 Caterina Théâtre de l’Atelier
1956 L’Œuf Théâtre de l’Atelier
1958 La Bonne soupe Théâtre du Gymnase
1959 La Mort de Néron pièce radiophonique
1960 L’Étouffe-chrétien Théâtre de la Renaissance
1962 Les Cailloux Théâtre de l’Atelier
1964 La Preuve par quatre Théâtre de la Michodière
1965 Madame Princesse Théâtre du Gymnase
1967 Un jour j’ai rencontré la vie Comédie des Champs-Élysées
1969 Le Babour Théâtre de l’Atelier
1972 L’Ouvre-boîte Théâtre de l’Œuvre
1974 L’Homme en question Théâtre de l’Atelier
1979 À nous de jouer Théâtre des Arts

9 . Extrait

L’ŒUF 

Magis revient vers le public, tandis que Barbedart et Tanson sortent en emportant leurs dossiers.

Magis : Voilà! Le médecin, Barbedart, Tanson, moi, cela en faisait quatre déjà qui ne se réveillaient pas frais et dispos. Les quatre premiers à qui je le demandais. Mais la phrase alors? Mais le système? Mais l’œuf ?… C’est comme ma fleur. À dix-neuf ans, j’avais encore ma fleur. Ça devenait bête. À l’atelier, les camarades… Un jour, je me dis : Bon, ça va, peut plus durer. Je travaillais chez Dufiquet, à ce moment-là, rue Fontaine. Pour rentrer chez moi, rue du Borrégo, j’avais à faire le boulevard de Clichy, le boulevard de Rochechouart. Un quartier en or, non? Une fleur qui traîne dans ces coins-là, on se dit qu’elle ne devrait pas traîner longtemps. Je ne parle pas des professionnelles, bien entendu. D’abord, ce n’était pas dans mes moyens. Puis, je voulais une vraie aventure. À mon âge… J’écoutais les camarades. « Hier soir, mon vieux, je t’avise une poupée. Je lui dis : Et alors? Oké, elle me dit! ». Ça avait l’air facile, enfantin. Alors un jour, square d’Anvers…

La première femme est entrée et s’est assise sur le banc. C’est une femme jeune, plutôt jolie.

Magis : Je me dis… Je m’approche…

Il s’assied aussi, lorgne la femme.

Première femme : Pardon, Monsieur, vous pourriez me dire l’heure ?

Magis, avec un geste à l’intention du public : Le coup classique, non ? ( À la femme : ) Six heures trente, Madame.

Première femme : Merci.

Magis : Je retarde peut-être de deux-trois minutes…

Première femme : Ce n’est rien, j’ai le temps.

Magisnouveau geste pour le public, puis à la femme : Nous pourrions aller prendre quelque chose… Ensemble…

Première femmeétonnée : Ensemble ? Pour quoi faire ?

Magis, se levant, furieux : Sic ! Tel quel ! Une femme sur un banc, dans un square, c’est clair pourtant. Évident. Ça pense à l’amour… Et qui demande l’heure par-dessus le marché. Je n’aurais rien tenté, on se serait foutu de moi. Eh bien, pas du tout. Celle-là, elle ne pensait pas à l’amour. Mais le système ? Il y a donc des femmes qui demandent vraiment l’heure ?… Une autre…

La première femme est sortie. La deuxième femme est venue se poster devant l’arrêt de l’autobus et piaffe. Elle est moins jeune et moins jolie. Magis s’approche d’elle.

Magis, bredouillant : Si on allait quelque part ?

Deuxième femme : Qu’est-ce que vous dites ?

Magiscriant : Je dis : Si on allait quelque part.

Deuxième femmelui caressant le menton : Voyez-vous ça ! Il a l’air honnête pourtant, ce petit… Par ce beau temps… Allez plutôt faire une promenade. Ça vous fatiguera autant et ça vous donnera des couleurs.

Magis, revenant vers le public : Mes couleurs ! Je m’en foutais, moi, de mes couleurs. Et mon âme, eh, pochetée ? Et l’empire de la chair ? Et ce désir qui, voyez système, nous taraude. Elle, il ne la taraudait pas, je vous jure… Une autre, métro Châtelet…

La deuxième femme est sortie. Passe la troisième femme, vraie mère de famille.

Magis : Si on allait quelque part ?

Troisième femmeeffrayée, sursautant : Hein, qu’est-ce que vous voulez ?

Magis, exaspéré : Si on allait quelque part…

Troisième femmefurieuse : Comment ? Quoi ? À mon âge ? Une mère de famille! Vous me prenez pour qui ? Pour une putain ?

Magis, affolé : Je ne parlais pas de payer!

Troisième femmele poursuivant en brandissant son parapluie : Sale individu ! Malpropre ! Dans le métro ! On aura tout vu!

Elle sort. Magis s’est réfugié derrière le poste de radio.

Magis : Le système! À en croire le système, les femmes, ça les flatte, les avances. Même quand elles ne sont pas d’accord. Vous avez vu comme elle était flattée ! ( Il tripote la radio. En sort une musique niaise. ) Une autre…

Entre la jeune fille. Magîs la prend par la main. Ils exécutent une sorte de ballet.

Magis : Vendeuse. Aux Galeries Lafayette. Quincaillerie… Ce n’était pas le même genre. Il fallait y aller plus doucement. J’y allais doucement. Un rendez-vous… Deux… Trois. La romance… On se promenait, la main dans la main… Donne-moi ta petite menotte… Un jour, je me risque. ( À la jeune fille : ) II y a là un hôtel…

La jeune fille : Un hôtel ?

Magis : Si on y allait… pour un moment…

La jeune filledéçue : Oh vous êtes un homme comme ça ?

Magis : Ben, comment voudriez-vous que je sois ?

La jeune fille : II y a des sales femmes qui vous feront cela pour cinq cents francs.

Elle sort par le fond.

Magis : Merci pour le renseignement. Mais le système ? Bon, je me serais attaqué à Michèle Morgan, je ne dis pas. Avec Michèle Morgan, la possibilité de l’échec reste prévue, le système l’accepte. Mais vous avez vu ? Je m’en prenais aussi aux moches, aux ternes, aux sans-espoir. Alors ? Comment faisaient les autres ? Tant que je n’ai pas compris le système, la question atroce, pour moi, a été : Comment font les autres ? Oké, elle me dit. Pas un pli. Le ciné, la radio, le music-hall. ( Chantant : )

Puis voilà qu’un soir
Sur le bou-le-vard
Eune p’tite femme meu dit
Viens donc par ici
J’te ferai le coup du léopard.

Partout ! Inévitable! À croire que le ciel n’était plus le ciel mais un immense derrière posé sur le monde et qui descend lentement. Chacun trouvant à se caser. Sauf moi. Chacun avec sa clef. Sauf moi. Savez-vous combien de temps cela m’a pris, cette affaire-là, l’affaire de ma fleur ? Trois ans, M’sieu dames. Trois ans, parfaitement ! Et vous ?… Invraisemblable ? Pourquoi ? Pourquoi trois ans, est-ce plus invraisemblable que trois minutes ?… Une fois qu’on réfléchit, qu’on va au fond des choses… Le calcul des probabilités… Les trucs… Il suffit de raisonner… Seulement voilà, on ne raisonne pas… Et on se met à mentir… Le matin, chez Dufiquet. ( Il s’étire ) « Mes petits vieux, s’agit pas de trop compter sur Magis Émile. Hier soir, Je me suis drôlement donné ». Jusqu’au jour où je me suis dit : mais si je mens, pourquoi les autres, ils ne mentiraient pas aussi ? Oké, elle me dit. Ce n’était peut-être pas vrai. Voilà la trouvaille du système : iI force à mentir et chaque mensonge le fortifie. Et je mentais moi aussi. À mon tour. Par vanité ? Pfft. C’était par détresse. Pour les rejoindre. Parce que, si je n’avais pas menti, j’aurais été seul. Par modes­tie même. Oui, là, là, je crois que je le tiens. Le système, c’est notre modestie. Une femme, un banc de square, un homme. Total prévu : folles ivresses. Le total me manquant, c’était moi que j’accusais. Au lieu d’en accuser le principe. C’est ça le système : vous faire croire que le principe, ça existe et que, si les choses ne vont pas suivant le principe, si vous ne vous réveillez pas frais et dispos, si vous avez des difficultés à la caser, votre fleur, c’est vous le coupable, vous le malade, vous l’exceptionnel. Et vous voilà dans la solitude, enfermé, jusqu’au cou. ( Il va raccrocher son chapeau. ) Eh bien ce n’est pas vrai. Il n’y a pas de principe. Les choses se mettent ou ne se mettent pas. Au hasard. Tout le reste : foutaises. Le vol, tenez. On croirait que le vol, ça mène à l’échafaud. C’est l’idée qu’on se fait. Or, moi, un jour, j’ai volé. Une fois, une seule fois. (Agressif : ) Comme tout le monde, quoi… ( S’excusant : ) Je ne sais pas ce qui m’a pris…