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Roger Vitrac

par Geneviève LATOUR

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Roger Vitrac en 1951 in  : programme du "Sabre de mon père" * Photo Harcourt. Collections A.R.T.

ou
L’Annonciateur du théâtre de l’absurde

Ce géant blond d’un mètre 90, tendre, timide et d’allure nonchalante, est sans conteste l’un des plus importants dramaturges de l’entre-deux guerres. Il est le seul auteur surréaliste pour lequel l’expression dramatique fut essentielle. Son théâtre, réunissant à la fois le saugrenu et le quotidien, apporta à la scène une originalité provocatrice. Oublié puis redécouvert, il fut un maître pour les auteurs d’avant-garde des années 1950, il leur ouvrit le chemin du bizarre, de l’insolite et de la dérision. Le répertoire de Roger Vitrac ne cessa alors d’être recherché par les animateurs de jeunes compagnies. Ils font leur la phrase de Michel de Ré affichant à nouveau Victor ou les Enfants au pouvoir en 1946 : «  Nous avons choisi de reprendre cette pièce parce qu’elle a pour nous une valeur de manifeste. C’est là, véritablement, du théâtre révolutionnaire, comme malheureusement on n’en représente plus aujourd’hui, pas plus qu’on en écrit ».

1. Un douloureux climat familial
2. Les Débuts d’un auteur surréaliste
3. Le Théâtre Alfred-Jarry
4. L’Anarchie en scène
5. Un théâtre intime   et percutant
6. Oeuvres dramatiques
7. Quelques pièces
8. Extrait : « Le Sabre de mon père »

1. Un douloureux climat familial
Né le 17 novembre 1899 à Pinsac, commune du Lot, le jeune Roger Vitrac connut une enfance difficile au sein d’un foyer désuni. Ses parents ne s’entendaient guère. Les scènes de ménage succédaient aux scènes de ménage. Le père, coureur de jupons notoire, joueur de surcroît, avait pour habitude de dilapider joyeusement la dot de sa femme Et dans les petites villes, les potins vont bon train… Alors que l’enfant était très jeune encore, la mère s’épanchait sur lui pour se plaindre des frasques de son époux. Roger n’oubliera jamais le climat de ses premières années.

Les parents de Roger vitrac
Les parents de Roger Vitrac
fonds Roger Vitrac

Devenu auteur dramatique, il s’inspirera de ses souvenirs d’enfance et mettra en scène, dans plusieurs de ses pièces, de jeunes garçons témoins et victimes de drames familiaux. (1)


Roger Vitrac et son père
photographiés 11 bis, Passage du Théâtre (sic) à Malakoff

fonds Roger Vitrac

Une joie toutefois illuminait la vie de l’enfant. Lorsque la troupe du Théâtre Provençal installait son guignol sur la place du village, Roger se précipitait pour aller applaudir les marionnettes . Il était heureux. Se représentait-il déjà un monde irréel qui le sauverait des réalités mesquines et pitoyables de la vie quotidienne ? Sans doute !
En 1911, la famille ruinée quitte le Lot pour s’installer à Paris. La vie n’y est guère plus facile.

Lycéen pendant la Grande Guerre, Roger se passionne très vite pour la poésie et le théâtre. À l’âge où l’on découvre Lamartine et Victor Hugo, lui s’enthousiasmait pour Lautréamont et Alfred Jarry.
Devenu bachelier, Vitrac s’inscrit à la Sorbonne, plus pour fréquenter le Quartier Latin que pour passer des heures assis sur les bancs de l’amphithéâtre Richelieu. Il s’essaye à la poésie et, inspiré par Henri de Régnier, compose un recueil, Fauve Noir, de facture symboliste. (2)

Vient le temps du service militaire. Roger est incorporé, en 1920, au 104ème régiment d’Infanterie.
Heureuse coïncidence, il fera la connaissance du poète dadaïste René Crevel et du futur homme de lettre Marcel Arland.

(1) Cf Victor ou les enfants au pouvoirLe Coup de TrafalgarLe Sabre de mon père
(2) Cf Des Lyres édition 1962

2. Les Débuts d’un auteur surréaliste

Rendu à la vie civile, il n’est plus question d’études sorbonnardes. Roger préfère s’intégrer dans la mouvance des poètes d’avant-garde. Informé de la manifestation dadaïste, devant l’église Saint-Julien le Pauvre, lieu de rassemblement des clochards du quartier, terrain vague où les habitants du Vème arrondissement déversaient leurs ordures, il y assista en avril 1921, encouragé par le tract dont Tristan Tzara avait inondé le Quartier Latin : «  Prendre part à cette première visite , c’est se rendre compte du progrès humain, des destructions possibles et de la nécessité de poursuivre notre action que vous tiendrez à encourager par tous les moyens. » (1)  Il y rencontre Louis Aragon qui le présente à son tour à André Breton, Paul Eluard, Benjamin Perret, Georges Ribemont – Dessaignes et Philippe Soupault.
Voici donc Roger Vitrac devenu un familier du nouveau mouvement surréaliste.

Dans le même temps, Roger compose sa première pièce  : Le Peintre, publiée en 1922 dans le N°3 – et dernier numéro – de la revue Aventure, fondée par René Crevel. Cette courte farce, en un acte, sera jouée en privé chez Lise Deharme avec dans le rôle principal Marcel Herrand.

Se sentant très inspiré et heureux de devenir un auteur dramatique, Roger enchaîne ses créations. Ce seront les fragments d’une nouvelle comédie intitulée Mademoiselle Piège, puis Entrée libre, drame en un acte et sept tableaux, enfin Poison, autre drame… sans parole, dédié à André Breton. Ces œuvres seront publiées dans Littérature, revue surréaliste, conçue à la fois par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault.
Cette année 1922 sera une année heureuse. Outre le plaisir d’appartenir à un milieu de jeunes poètes dont il se sent très proche et avec lesquels il collabore, Roger fera la connaissance de Suzanne, l’objet de sa première grande passion. Elle lui inspirera le personnage de Léa dans sa nouvelle pièce Les Mystères de l’amour.
Bientôt Roger rencontrera Antonin Artaud. Alors que les rapports de Vitrac et d’André Breton commencent à se dégrader, une amitié sincère naît entre les deux hommes.
Outre son esprit d’indépendance, André Breton reproche à Roger Vitrac son intempérance alcoolique, son humeur parfois agressive, sa défiance face aux expériences de «rêve éveillé» et d’ «écriture automatique», sa réticence à s’engager politiquement et par dessus tout son travail d’auteur dramatique qui l’emporte sur son œuvre de poète.

En 1926, Roger Vitrac est définitivement exclu du groupe des Surréalistes. Il se rapproche alors d’Antonin Artaud (autre excommunié d’André Breton). Leur complicité est totale et leur admiration réciproque. Un troisième larron se mêle à leurs projets, il s’agit de l’étudiant Robert Aron, proche du Surréalisme, mais n’ y ayant jamais adhéré.
Au cours de longues conversations, les trois amis échangent leurs conceptions d’une dramaturgie révolutionnaire, brisant les conventions théâtrales. Ils se découvrent un même enthousiasme pour l’œuvre d’Alfred Jarry. Ils se promettent de ne jamais se laisser enfermer dans les limites du Surréalisme mais s’en inspireront ; ainsi n’obéiront-ils qu’aux sollicitations les plus folles de leurs imaginations. Et le rêve dictera sa loi à la réalité sous l’égide de leur idole.

(1) Philippe Soupault Mémoires de l’Oubli page 145, éditions Lachenal et Ritter 1981

3. Le Théâtre Alfred-Jarry

Écrire une pièce ne demande à son auteur que du talent, la mettre en scène est une autre affaire !
Sans argent, Antonin Artaud s’adresse au docteur Allendy, directeur à la Sorbonne du Groupe philosophique et scientifique pour l’examen des tendances nouvelles. Ce dernier n’a pas de fortune, mais il est très intéressé par les projets de son ami et promet de remuer ciel et terre pour lui obtenir les capitaux nécessaires.

Le premier spectacle prévu pour le 15 janvier 1926 au Théâtre du Vieux-Colombier avait pour programme deux œuvres d’Alfred Jarry : La Peur de l’amour et Le Vieux de la montagne ainsi qu’une pièce de Roger Vitrac : Les Mystères de l’amour. Malheureusement, il ne put avoir lieu, les fonds recueillis pour le montage étant insuffisants.

Le docteur Allendy et son épouse décidèrent alors de créer une association de soutien au Théâtre Alfred-Jarry. En avril 1927, ils avaient réuni plus de 3.000 frs, somme confortable. On décida alors d’un commun accord de tenter l’aventure au théâtre de Grenelle, théâtre de quartier, sis au 53 rue de la rue Croix-Nivert. Charles Dullin prêta son théâtre de l’Atelier, l’après-midi, pour que les comédiens Genica Athanasiou, Jacqueline Hopstein, Edmond Beauchamp, Raymond Rouleau et Raymond Lefèbvre puissent répéter.

Les 1er et 2 juin 1927, deux pièces furent représentées. Il s’agissait de Le Ventre brulé ou la Mère folle d’Antonin Artaud et de Les Mystères de l’amour de Roger Vitrac.

Les Mystères de l’amour, pièce provocatrice, aux trente-huit personnages, inspirée de Dada et des Surréalistes, exprimait à la fois l’inquiétude, la peur de la solitude, les fantasmes et jusqu’aux pulsions criminelles de l’Homme enfouies au fond de lui-même. Mais c’était aussi l’œuvre d’un Vitrac amoureux de vingt-cinq ans, en proie à la passion dévorante pour la jeune femme qu’il aimait.

Dispersés dans la salle, des comédiens pseudo-spectateurs, ne cessaient de commenter les répliques,  de s’indigner, de protester à haute voix, d’interpeler les acteurs. Ne se sentant pas très à l’aise, le public ne savait quoi penser. Les uns assistaient à l’œuvre d’un esthète abscons, les autres à une pièce de boulevard ratée. Quant aux critiques, de peur sans doute de passer pour des béotiens, ils ne furent pas franchement sévères : « (C’est) un essai de photographie mentale des ravages connus depuis Adam et Eve… À la scène tout cela donne, si je puis dire, un pot-pourri qui tient du cinéma, du music-hall et de la farce de collège » écrivait Marcel Sauvage dans Cœmedia du 6 juin 1927.

La seconde pièce de Roger Vitrac, mise en scène par Antonin Artaud, affichée le 24 décembre 1928 au théâtre de la Comédie des Champs-Élysées, fut Victor ou les enfants au pouvoir, (1) quatrième spectacle monté sous l’égide du Théâtre Alfred-Jarry.
L’auteur présentait ainsi son ouvrage : « Victor est le type de la pièce humoristique, si nous laissons au mot humour toute sa force corrosive, toutes ses possibilités « décurantes ». Dans un temps exact où la vie s’écoule – le temps chronométré par une horloge sur la scène – deux familles bourgeoises françaises reçoivent, mangent, se couchent et parlent suivant les rites établis, entre quatre murs bien clos… ».

En effet, dès le début de la pièce, le public assiste au dialogue d’un enfant de neuf ans, Victor – Victor, Vitrac, un anagramme approximatif ! – et de sa petite camarade de trois ans plus jeune.

En ce début de pièce, Vitrac joue avec le quotidien le plus banal… encore que le spectateur devrait se méfier, le garçonnet mesure 1 mètre 80. Puis apparaît bientôt une belle inconnue, personnage étrange : « Le rôle principal de femme, c’est celui d’une dame qui… d’une dame que… – comment dirais-je ? Enfin cette dame est affligée d’une infirmité plus ridicule que douloureuse. A chacune de ses entrées, elle fait entendre, sinon sentir, la maladie secrète qui l’atteint. On me comprend… ». (2)

En un mot, la dame Ida Mortemart est une pétomane. Dès son apparition en scène, un décalage, tout d’abord insensible, puis ensuite total, intervenait dans la pièce et en bouleversait le déroulement. Le spectateur était entraîné, malgré lui, vers le drame inévitable, selon les explications de Roger Vitrac dans les colonnes du Figaro : « Qui est Victor ? Un mythe, le mythe de l’enfance précoce. La promesse caricaturale de l’enfant génial. On dit de tel enfant précoce qui meurt trop tôt : « Il ne pouvait pas vivre , voyez-vous, il était trop intelligent ».

Jacques Hébertot, directeur de la Comédie des Champs-Élysées, avait convoqué un important service d’ordre devant le théâtre. Il avait en mémoire les pugilats qui avaient accompagné les deux précédents spectacles du Théâtre Alfred-Jarry.

Le second était consacré à l’œuvre d’un « auteur notoire », sans précision de nom. En fait il s’agissait du dernier acte du Partage de midi massacré volontairement et qui déclencha dans le monde littéraire un véritable scandale après l’annonce faite par Antonin Artaud au baisser de rideau :  « La pièce que nous venons de jouer devant vous est de M. Paul Claudel, ambassadeur et traître ».

Le troisième spectacle eut lieu au théâtre de l’Avenue les 2 et 9 juin 1928. À l’affiche Le Songe de l’auteur suédois August Strindberg. Afin de rentabiliser le montage de la pièce, le Docteur Allendy s’était efforcé de vendre, à l’Ambassade de Suède, les meilleures places pour la soirée de gala. À la fin de la représentation, Antonin Artaud s’avança à l’avant-scène et déclara : « Strindberg est un révolté comme Jarry, comme Lautréamont, comme Breton, comme Vitrac, comme moi. Nous représentons cette pièce en tant que vomissement contre sa patrie, contre toutes les patries, contre la société ! À bas la France ! À bas la Suède ! ». Les spectateurs suédois furieux se levèrent et sortirent en faisant claquer les strapontins.

Ce départ fut le signal d’un chahut monstre de la part des surréalistes. Ils tenaient la preuve qu’Artaud avait reçu de l’argent de l’Ambassade de Suède et qu’il était donc « acheté ». Prévoyant le pire, Robert Aron alerta la police. Le commissariat dépêcha un car entier d’agents qui opérèrent à la fois dans la salle et dans la rue du Colisée. Quatorze personnes furent interpelées dont André Breton. Ce dernier, bien que Roger Vitrac n’ait pris aucune part aux décisions d’Artaud d’alerter les forces de police, l’inclura dans ses reproches :« M. Vitrac, véritable souillon d’idées ( … ) pauvre hère dont l’ingénuité à toute épreuve a été jusqu’à confesser que son idéal en tant qu’homme de théâtre, idéal qui est aussi naturellement celui de M.Artaud, était d’organiser des spectacles qui puissent rivaliser en beautés avec les rafles de police ». (3)
Les craintes de Jacques Hébertot, au soir de la première représentation de Victor ou les enfants au pouvoir, furent vaines. André Breton et ses amis avaient décidé de ne pas assister au spectacle. La salle fut néanmoins bondée. On reconnaissait parmi le public André Gide qui « avait l’air de s’amuser beaucoup » (4), Jules Supervielle, Arthur Honneger, Giorgio de Chirico, Abel Gance, etc. Un seul incident troubla à plusieurs reprises la représentation. Tandis qu’à chaque réplique d’Ida Mortemart, un trombone résonnait en coulisse, quelques plaisantins jetèrent des boules puantes dans la salle. On accusa Antonin Artaud et Roger Vitrac d’être les auteurs de ces jets malodorants. Artaud s’en défendit avec force jusqu’à prétendre connaître les noms des perturbateurs, sans toutefois les révéler. En dépit de cette protestation, la presse prit un malin plaisir à s’attarder sur les pets musicaux. Un critique anonyme eut même le courage de se fâcher : « Que vous ayez jeté les boules puantes ou que vous n’en ayez pas jeté, cela ne change rien à la médiocrité de votre spectacle. Mais cela montre tout de même qu’il ne faut pas trop d’indulgence pour les mauvaises plaisanteries – et que vous êtes un mauvais plaisant – qu’en parler leur donne une importance qu’elles n’ont pas et le mieux est de faire, sur elles, le silence. Il y a mieux à faire que de s’occuper des incapables et des curiosités sans talent. Je ne parlerai plus d’aucune manifestation du Théâtre Alfred Jarry  ». (5)

En juillet 1929, Artaud et Vitrac font éditer un tract par lequel ils annoncent leurs nouvelles productions : une reprise d’Ubu Roi d’Alfred Jarry et la création inédite du Coup de Trafalgar de Roger Vitrac. Malheureusement ces projets resteront sans suite. En dépit de l’intérêt suscité par les quatre premiers spectacles du Théâtre Alfred-Jarry, Antonin Artaud dut reconnaître l’échec pécuniaire de son entreprise. Les conditions de travail étaient trop difficiles, sans moyens financiers, sans troupe, ni lieu fixe, il dut mettre en veilleuse pour un temps ses projets. En réalité c’en était finit du théâtre Alfred-Jarry.

(1) cf : Quelques pièces
(2)  Pierre Lazareff Paris-Midi 18 décembre 1928
(3) André Breton Second manifeste du surréalisme décembre 1929
(4) Comœdia 28décembre 1928
(5) XXX… L’Ami du peuple 26 décembre 1928

4. L’ Anarchie en scène

Abandonné par Suzanne, qui le quittait pour un riche américain, Vitrac se sentait très malheureux, sans grande envie d’écrire, cherchant à se consoler dans l’alcool. Néanmoins, il parvint à faire publier deux essais, l’un consacré au peintre italien Giorgio de Chirico, l’autre au sculpteur Jacques Lipchitz et collabora, avec les déçus du Surréalisme, Robert Desnos, Jacques Baron, et Georges Ribemont – Dessaignes, à un pamphlet contre André Breton, intitulé : Un Cadavre.

Invité en tant que conférencier, Roger participa à une croisière en Grèce. Il ne manqua pas de se sentir inspiré par Sophocle, Euripide et autres tragiques. Il écrivit Les Demoiselles du large, drame en trois actes et treize tableaux qui ne sera mis en scène que cinq années plus tard.
1935. De retour en France, le ciel sentimental de Roger s’éclaircit soudain. Il rencontra Angèle Merle, sa future Léo.
Vitrac retrouva Marcel Herrand, l’interprète de sa première pièce, Le Peintre. Ce dernier venait de créer, avec le comédien Jean Marchat une troupe théâtrale : Le Rideau de Paris. Enthousiasmé par la lecture du Coup de Trafalgar, Marcel Herrand s’engagea à mettre la pièce en scène, chez Charles Dullin, au Théâtre de l’Atelier, dans les meilleurs délais.

Le temps du montage fut une période jubilatoire. À l’heure de l’apéritif, après les répétitions, on se retrouvait au Café des Deux Magots avec d’autres amis dont Jacques Prévert, Paul Grimault, le peintre Balthus et on allait dîner chez Lipp. En outre, Marcel Herrand avait installé son quartier général au restaurant le Véfour où le patron avait prêté une salle pour peindre les décors. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, sinon que, jaloux, Antonin Artaud se sentait dépossédé et supportait mal ce qu’il prenait pour une trahison de Vitrac. Après avoir assisté à une représentation du Coup de Trafalgar, il donna du spectacle une critique amère tant à l’égard du texte – qu’il avait précédemment apprécié – que de la mise en scène : «  Entre le Surréalisme gratuit mais poétique des Mystères de l’Amour et la satire explicite d’une pièce de boulevard ordinaire, Roger Vitrac n’a pas su choisir et sa pièce sent le parisianisme, l’actualité, le boulevard (…) La fin du Coup de Trafalgar nous apporte une mauvaise réplique des Marx Brothers et quelques autres comiques américains ».(1)

La pièce connut un beau succès de la part des amis de l’auteur qu’elle faisait hurler de rire. Quant au public anonyme, il reconnaissait s’être bien amusé mais reprochait toutefois à Vitrac d’avoir abusé des recettes Dada et Surréalistes, anciennes et déjà dépassées.(2)

En 1935, M. Cazes, directeur de la Brasserie Lipp, chez lequel venaient se restaurer nombre de poètes, de romanciers et d’auteurs dramatiques, décida de créer un prix pour récompenser la meilleure pièce de l’année. Un jury d’écrivains fut constitué, sous la présidence du poète André Salmon et le Prix Cazes fut attribué pour la première fois à Roger Vitrac pour Le Coup de Trafalgar.

C’est alors que Roger, encouragé par Léo, accepta de suivre une cure de désintoxication, au cours de laquelle il entreprit l’écriture d’une nouvelle œuvre : Le Loup Garou. Inspiré par le fait d’être soigné en clinique, Vitrac situe la pièce à l’intérieur d’une maison de santé dont les malades ont l’esprit dérangé et les médecins, sans doute contaminés, ne sont pas tout-à-fait normaux. Tout ce petit monde vit en bonne intelligence, si on peut dire, jusqu’au jour où arrive le loup garou, un malade sous l’emprise d’une malédiction qui le condamne à séduire, chaque nuit, une femme différente. Toutes tombent sous son charme jusqu’au jour où l’une d’elle lui résiste. Ils partent tous les deux et le Loup Garou est guéri.

Écrite en 1935, la pièce ne fut montée que le 27 février 1940 au théâtre des Noctambules. Quoique bien accueillie, la suite des événements en France lui interdirent une longue et fructueuse carrière.
Bientôt attiré par le cinéma, Vitrac se plut à devenir un dialoguiste recherché par les plus célèbres metteurs en scène de l’époque. Après Le Joueur d’échec de J. Dreville, ce fut Alerte en Méditerranée de Léo Joannon, puis La Vierge Folle de H. Diamant-Berger, et Macao, l’enfer du jeu et L’Assassin a peur la nuit, deux films de Jean Delannoy.

Mais Vitrac n’oubliait pas le théâtre et dès 1936, il créait le personnage du Camelot, rôle-titre de sa nouvelle pièce en quatre actes. Vendeur à la sauvette, devenu directeur de journal, puis député et bientôt banqueroutier en fuite, l’escroc se retrouvait à son point de départ avec son parapluie et ses cravates à vendre. À peine terminée, la comédie fut montée au Théâtre de l’Atelier. L’affiche était très alléchante, la mise en scène était signée Charles Dullin, la musique de Georges Auric, les décors de Touchagues et les costumes de Mme Schiaparelli. Le rôle principal était tenu avec beaucoup de verve et de sincérité par le célèbre chanteur populaire Georgius qui obtint un énorme succès personnel.

C’est alors que Paulette Pax, directrice du théâtre de l’Œuvre, afficha le 21 avril 1938, Les Demoiselles du Large. La pièce dont l’action se déroulait en partie dans l’archipel des Cyclades, était qualifiée de « symbolique » et de « métaphysique » par Robert Kemp, jeune critique dramatique du Temps. Se référant aux tragédies grecques, Vitrac n’avait laissé aucune chance à ses personnages d’échapper à leur destins irrévocables. « Ce qui frappait le plus jusqu’ici, dans le théâtre de Vitrac, c’était la verve bouffonne aussi ardente que celle d’ Ubu Roi à résonnance parfois tragique, mais cette fois avec Les Demoiselles du Large, fini de rire ! » (3)

(Pour « Les Demoiselles du large », voir les photos du spectacle dans les archives du Théâtre de l’ Œuvre
fonds Georges Herbert.)

Mais Roger Vitrac retrouvera bientôt son sens de l’humour noir et de la provocation.
La Bagarre mettait en scène trois hommes et deux femmes. Des couples qui se font et qui se défont, un délaissé, le mensonge, la trahison, la vengeance. Vitrac aurait aimé que cette pièce, moins étrange que les précédentes, soit reçue à la Comédie-Française. Certains comédiens de la Grande Maison y étaient favorables. Malheureusement le Comité de Lecture s’y opposa et La Bagarre ne fut jamais représentée.

Médor, comédie en trois tableaux, ayant pour personnage principal un pauvre chien perdu qui réconciliait un couple sur le point de se quitter et en fâchait un second qui découvrait sa double infidélité, aurait pu passer pour un drame bourgeois. Néanmoins la pièce restera inédite.
À peine Vitrac avait-il écrit le mot « fin » au bas du manuscrit de Médor que la seconde guerre mondiale éclatait. Âgé de quarante ans, il fut considéré comme réserviste et mobilisé par la Radiodiffusion française. Libéré huit mois plus tard, Vitrac se remit à l’écriture. Ce sera La Croisière oubliée, pièce radiophonique qui ne sera diffusée sur les ondes qu’en 1949.

En 1946, un comédien de 21 ans, Michel de Ré, petit-fils rebelle du Général Galliéni, prit un grand plaisir à remettre en scène Victor ou les enfants au pouvoir. Quoique le montage souffrit de la pénurie la plus totale, Vitrac se disait enchanté de l’aventure. La troupe, – dans laquelle se produisait pour la première fois la jeune Juliette Gréco- et le spectacle obtinrent un succès d’estime qui ne dura que huit jours. (4)


Victor ou les enfants au pouvoir
Christian Lenier et Michel de Ré

Fonds Roger Vitrac.  Collections A.R.T.

(1) Antonin Artaud Revue de la N .R.F. N ° 250 , Juillet 1934
(2)  Cf : Quelques pièces
(3) XXX. La Lumière 29 avril 1938
(4) Cf. Quelques pièces

5. Un théâtre intime et percutant

La santé de Roger commençait à se dégrader et les visites chez le cardiologue se faisaient fréquentes. Il met en chantier un nouvel ouvrage intitulé tout d’abord 27 de tension qui deviendra Le Condamné. Achevée en 1951, la pièce sera radiodiffusée le 29 novembre 1951.
1950 sera l’année du mariage. Roger n’épousera pas Léo, mais Anne, la jeune demi-sœur de cette dernière.
Quelques mois plus tard, Vitrac s’adonne à une pièce toute autobiographique, rappel de son enfance. Comme dans Le Coup de Trafalgar, le personnage principal s’appellera M. Dujardin mais cette fois-ci il aura pour prénom Edouard. Ce n’était pas un hasard, mais un clin d’œil ironique au véritable Edouard Dujardin, ami de Stéphane Mallarmé, écrivain apprécié des Symbolistes. Le personnage recréé par Vitrac est à la fois naïf, farfelu, pleutre et hâbleur. Au milieu de ce monde mesquin et méprisable, Simon, un petit garçon d’une dizaine d’années, essaye de vivre. Le manuscrit aura pour titre : Le Sabre de mon père. (1)
La pièce sera affichée au Théâtre de Paris le 17 février 1951. Elle n’obtiendra pas le succès espéré. Le lieu ne lui était sans doute pas propice. Il lui aurait fallu être montée dans un plus petit théâtre, l’Atelier par exemple. La grande salle du Théâtre de Paris, séparée de la trop vaste scène par une fosse d’orchestre, ne facilitait pas les échanges entre acteurs et spectateurs. La communication ne passait pas, le public demeurait indifférent. La pièce ne tint l’affiche que pour les trente représentations, syndicalement obligatoires.


« Une pensée ? Où la trouver ? ma pauvre Ginette. Vous savez bien qu’aujourd’hui Mauriac pense pour tout le monde. Pourtant, il a trouvé Le Sabre de mon père impensable. Un os ? Non, un pense-bête. Qu’en pensez-vous ? Je vous embrasse »
Roger Vitrac à Geneviève Latour 1952

Autographe.  Coll. Geneviève Latour

Malade, Roger Vitrac n’écrira plus et s’éteindra le 22 janvier 1952 des suites d’une attaque d’hémiplégie. Il avait cinquante-deux ans.
Quand ses quelques amis assistèrent à son enterrement en l’église de la Madeleine, ils étaient loin de se douter que sa carrière d’auteur dramatique ne faisait que commencer et allait renaître de ses cendres une dizaine d’années plus tard.

Jean Anouilh se montra fort attristé par le décès de Roger Vitrac  Il faut dire que ce dernier l’avait vivement encouragé à ses débuts et qu’il avait très bien accepté que pour écrire Ardèle ou la Marguerite, le jeune auteur se soit inspiré de son propre théâtre. Anouilh se sentait une dette vis-à-vis de son aîné et tint à lui rendre hommage en remettant en scène Victor ou les enfants au pouvoir. Ce fut fait au théâtre de l’Ambigu en 1962. Le spectacle connut alors un très grand succès.
Désormais, Roger Vitrac cessait d’être un auteur maudit. L’heure de la renaissance avait sonné.

(1)  Cf. Quelques pièces

6. Quelques pièces

                              VICTOR OU LES ENFANTS AU POUVOIR
Pièce créée à la Comédie des Champs-Élysées, sous l’égide du Théâtre Alfred-Jarry, le 24 décembre 1928 (3 représentations), interprétée par Marc Darnault, Robert Le Flon, Elisabeth Launay, Edith Farnèse, Jeanne Bernard, Auguste Bovério, Germaine Ozler, Maxime Fabert, Domenica Blazi, Max Dalban, mise en scène et décor d’Antonin Artaud.

Analyse
C’est le jour anniversaire de Victor. Il a neuf ans et mesure 1 mètre 8O. Esther, une petite fille de six ans vient jouer avec lui. Elle lui apprend, en toute innocence, que sa maman, à elle, n’est pas indifférente à son papa, à lui. Victor découvre alors la vie telle qu’elle est pour les adultes et ne la supporte pas.

Critiques
« On a écouté tout cela silencieusement avec un sourire de pitié, un peu triste, celui qu’on aurait à Sainte-Anne ou à Bicêtre pour examiner, dans le cabinet du médecin – chef, les élucubrations graphiques des aliénés incurables. »
Paul Reboux Le Journal du Peuple 26 décembre 1928

« La seule chose qui m’ait paru naturelle dans cette œuvre saugrenue, c’est le bruit postérieur que fait émettre par l’héroïne chaque fois qu’elle éprouve une émotion. Je vous assure que ce trouble d’esprit qui semble frapper M. Vitrac a quelque chose de contagieux. »
Paul Reboux Paris-Soir 26 décembre 1928

«  Vitrac n’a pas découvert un second Ubu Roi, mais une imitation un peu folle de On purge Bébé, avec la verve de Feydeau en moins. »
Pierre Lazareff Paris-Midi 26 décembre 1928

« L’auteur ne perd aucune occasion d’attaquer l’armée. Il met en scène un général ridicule ( … ) M. Roger Vitrac veut s’en prendre au Patriotisme.
Fernand Nozière L’Avenir 26 décembre 1928

« L’auteur rassemble un certain nombre de personnages sous le regard de Victor. Ce sont des échantillons lamentables que nous côtoyons constamment. Leur laideur morale explique la malveillance déployée contre eux par Victor. On rit pourtant par instants et le spectateur se dit avec satisfaction : « Tout de même, je ne suis pas comme ça ! »
Léon Béranger L’Auto décembre 1928

« Roger Vitrac a écrit un drame incroyable, un drame incroyablement insolent et dans les détails incroyablement comique. ( … )  Ce fut la représentation théâtrale la plus curieuse qu’il m’ait été donné de voir pendant les huit années de ma nouvelle vie d’après –guerre à Paris. »
Paul Block Berliner Tageblatt

Reprise de la pièce en 1946
Pièce jouée au Théâtre Agnès-Capri par la Compagnie du Thyase, le 12 novembre 1946, interprétée par Michel de Ré, André Besse, Mylène Georges, Christiane Lénier, Anna Ratière, Ivan Peuck, Marie – Juliette Greco, Georges Malkine, Jean Imbert, mise en scène de Michel de Ré, décor de Christiane Lénier, musique d’Henri Sauguet

Critiques
« Dans ce drame bourgeois, les valeurs les plus respectueuses sont bafouées et quatre années de « Travail, Famille, Patrie » que nous avons récemment vécues, rechargent la pièce d’une substance explosive que l’auteur n’avait peut-être pas voulu y mettre. C’est ce qui risque de compromettre le succès de la Compagnie du Thyase. On cherchera des allusions, on s’offusquera. À maintes joues montera la pourpre et de la colère et du ressentiment. On oubliera de s’amuser, sans arrière-pensée à cette pièce amusante. »
Georges Marester Combat 6 novembre 1946

« Cette bouffonnerie amère, au cours de laquelle un garçon terrible et précoce, après avoir jugé les grands , a eu la révélation de la vie comme elle est et se laisse tout simplement mourir, a gardé, malgré ses outrances périmées, une saveur de haute qualité. »
Gustave Joly L ’Aurore 14 novembre 1946

« Quelques-uns de mes confrères ont cru trouver des rides, mais c’est je pense, leur propre vieillesse qui les a mordus au moment même où ils se trouvaient incapables d’entrer carrément dans le jeu. Ainsi Victor prouve qu’il a gardé un caractère d’avant-garde »
Jean Rougeul Spectateur 3 décembre 1946

« Depuis longtemps, je n’avais autant ri qu’à la représentation de Victor… Quelle richesse ! Quelle splendeur verbale ! Quelles trouvailles ! Ici un merveilleux poème, là un jaillissement de mots cocasses. C’est du grand art.  »
André Frank Le Populaire 21 novembre 1946

Reprise de la pièce en 1962
Pièce jouée au Théâtre de l’Ambigu, le 3 octobre 1962, interprétée par Claude Rich, Uta Taeger, Alain Mottet, Hubert Deschamps, Marie-Claire Chantraine, Monique Mélinand, Nelly Benedetti. Mise en scène de Jean Anouilh et Roland Piétri, décors de Jacques Noël.

Critiques

« Victor est une des trois ou quatre pièces pour lesquelles je donnerai la moitié de ce que j’ai fait… Elle aurait dû être un tournant. C’était le comique moderne . Les gens qui ne l’ont pas entendue nous ont fait perdre trente ans en attendant Ionesco »
Jean Anouilh Le Figaro Littéraire 6 octobre 1962

« Il était simplement exquis, l’autre soir, de voir cette salle, emplie des contemporains de Roger Vitrac et qui avaient condamné Roger Vitrac vivant ou l’avait aidé en sourdine et estimé du bout des lèvres, triompher soudain en remarquant que le fameux « nouveau théâtre » était déjà contenu dans l’œuvre de Vitrac, que « nos jeunes auteurs » n’avaient rien inventé et ceux-là mêmes qui avaient méconnu Vitrac prenaient un évident plaisir à applaudir en ce Vitrac ressuscité ce qui les choque et ce qu’ils blâment dans le « nouveau théâtre ». »
Jacques Lemarchand Le Figaro Littéraire 13 octobre 1962

« En réparant l’injustice de 1928 et vengeant l’échec d’Antonin Artaud vous donnez une soirée qui est pour moi la plus grande soirée de théâtre depuis trois ans exactement, depuis Les Nègres. » (1)
Gilles Sandier Le Figaro 5 octobre 1962

«  Vitrac a mêlé les larmes aux rires, shakespearien à sa manière avec cet Hamlet intimiste. Ceux qui seront pris au piège de la farce lui reprocheront d’avoir gâté l’irrésistible numéro d’affreux jojo, amorcé au premier acte par d’inutiles interventions surnaturelles et par de trop longues scènes d’insomnies dans la chambre des parents. C’est qu’ils n’auront rien compris à la pièce. Toute la tendre vérité de Victor tient précisément dans cette progression qui mène l’enfant, en un seul soir d’anniversaire, du fou rire innocent à l’imitation espiègle, de la révélation au chagrin, de la connaissance à la mort »
Bertrand Poirot-Delpech Le Monde 5 octobre 1962.

À la suite de la mise en scène de Jean Anouilh, Victor ou les enfants pouvoir deviendra une pièce culte. En 1982, elle entrera au répertoire de la Comédie Française, dans une mise en scène de Jean Bouchaud ; elle sera jouée, en septembre 1998, à la Cartoucherie de Vincennes, dans une mise en scène de Philippe Adrien, en 2008 au Théâtre Antoine dans une mise en scène d’Alain Sachs et en 2012, au Théâtre de la Ville, dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy- Mota.
Désormais, il n’est pas de saison théâtrale sans que la pièce ne soit présentée par une jeune compagnie théâtrale.

                                                  LE COUP DE TRAFALGAR

Comédie créée au Théâtre de l’Atelier par la Compagnie du Rideau de Paris, le 8 juin 1934, interprétée par Agnès Capri, Renée Tamary, Alain Baranger, Alice Reichen, Pierre Devaux, Sylvain Itkine, Jeanne Burnay, Jean-Louis Barrault, Eve Cazalis, Daniel Gilbert, Etienne Decroux, Claire Gérard, Jean Marchat, Marcel Herrand, Fernand Bercher, Paule Dagrève, Maryse Bousquet. Mise en scène de Marcel Herrand.

Analyse

La pièce se passe en 1914. Les locataires d’un modeste immeuble de la rue Montorgueil ont l’habitude de se rencontrer dans la loge de la concierge puis, lorsque la guerre est déclarée dans le cave à l’abri des bombardements. En attendant que revienne la paix , tout ce petit monde vit dans des moments de frousse ou d’indifférence ne s’intéressant alors qu’à ses petites affaires personnelles, s’attaquant sans vergogne aux notions du mariage, de l’armée, de la religion, du travail, de la famille, de la patrie.

Critiques

« Après quelques années de silence fort opportun, car on était sursaturé de cette pseudo – littérature bizarre et volontairement loufoque, le mouvement surréaliste ou Dada, se manifestant soudain à nouveau, est arrivé à produire, malgré ses procédés anciens et déjà périmés, l’effet de quelque chose de presque neuf. Ubu Roi continuera longtemps encore de hanter l’imagination des jeunes auteurs à la recherche d’une formule anarchiste. »
Lugné-Poe L’Avenir 16 juin 1934

« Le Coup de Trafalgar fut-il écrit récemment ou demeure-t-il en carton depuis les brèves années durant lesquelles le Surréalisme eut une apparence de nouveauté ? Nous y trouvons toutes les caractéristiques de cette tendance, c’est-à -dire la suite de Lautréamont, d‘ Ubu Roi, des Mamelles de Tirésias, mais les obsessions littéraires et parodies livresques firent place à des rappels de chansons de Fragson (2), de romans policiers ou d’aventures et d’anarchisme anticlérical et antimilitariste à deux sous, enfin tout ce qui surexcita les potaches que Le Diable au corps de Radiguet semble avoir murés dans leur adolescence. »
Lucien Farnoux-Reynaud L’Ordre 10 juin 1934

 «  Aimez-vous les films américains dont la cocasserie dépasse celles des « charlots » ? Goutez-vous ces chefs d’œuvre extravagants qui s’appellent Million dollar legsInternational folliesLe Président phantomDollars et whisky ? Non, alors fuyez Le Coup de Trafalgar ! Si oui, alors courez à l’ Atelier. Car M. R. Vitrac porte au théâtre ce que nous n’avons jamais vu que dans certains films « made in U.S.A. ». M. R. Vitrac a des traits de génie. Si j’étais cinéaste, je lui confierai immédiatement la mise en scène d’un film bouffon. »
Pierre Audiat Paris-Soir 10 juin 1934

« Il ( R. Vitrac) se livre à des moqueries parfaitement déplacées et plus frivoles qu’odieuses. Car enfin, il faut regarder la vérité en face. Ce dilettantisme et cette désinvolture, M. Roger Vitrac ne se les verrait pas tolérer en Allemagne, ni en Italie, ni en U.R.S.S. En aucun de ces pays, il ne lui serait permis de ridiculiser les notions qui sont indispensables à tout grand peuple pour vivre selon une unité forte et protectrice. Ces sophismes sont des balivernes indignes d’un esprit cultivé comme le sien. »
Max Frantel Comœdia 13 juin 1934

                                                  LE SABRE DE MON PÈRE

Comédie en trois actes, créée au Théâtre de Paris, le 17 février 1951, interprétée par Pierre Dux, Max Palenc, Claire Gérard, Noël Roquevert, Jean Lagache, Charles Dechamps, Anne Vitrac, Luce Clament, Serge Lecointe, Sophie Desmarets, Marcelle Arnold, Geneviève Berney, Jean-Jacques Duverger, Janine Liezer, René Génin. Décors de Félix Labisse, costumes de Rosine Delamare.

Analyse
Nous sommes en mai 1910. Bien que la vie des habitants d’une petite ville du Quercy soit perturbée à la fois par le passage de la comète de Halley dans le ciel et par la visite-éclair d’une Sociétaire de la Comédie Française, le train-train quotidien se poursuit. Pathétiques à force de médiocrité, les personnages vivotent dans le mensonge, la lâcheté, la cupidité, les amours frelatées ou maladroites, sous le regard du jeune Simon qui aimerait comprendre pourquoi son père n’est pas le héros dont il rêve.

Critiques
« Roger Vitrac dont on se souvient le mordant caricatural du Coup de Trafalgar et de  Victor ou les enfants au pouvoir, révolutionnaire satirique en flirt avec le surréalisme, s’est assagi avec Le Sabre de mon père auquel il a pourtant réservé sa cinglante et spirituelle ironie. ( … ) Cette verve un peu acidulée et qui hume bon le volcan des passions concentrées, des colères rentrées, s’épanouit avec cent inventions cocasses un peu cruelles et très agréables à suivre. »
François Ribadeau-Dumas Une semaine à Paris

« Il est rare qu’un divertissement de cette finesse nous soit offert, surtout dans une salle de spectacle bien inspirée mais que ses dimensions ne mettent guère en mesure de cultiver une telle exigence. Il faut donc féliciter chaleureusement Pierre Dux et Marcel Karsenty (3) de leur courage. Se verront – ils récompensés autant qu’ils le méritent ? C’est une autre affaire.(….) C’est une sorte de vaudeville que nous donne Roger Vitrac avec Le Sabre de mon père. Mais évidemment un vaudeville très raffiné. Plein de sous-entendus. De références. Enigmatique, savant et quelque peu mélancolique. Comme dans un vaudeville c’est le mouvement qui les emporte qui fait la pièce, beaucoup plus que les personnages, eux-mêmes, confinés à l’état de marionnettes. »
Marc Beigbeder Le Parisien libéré

« Je ne sais pourquoi j’ai le sentiment que dans Le Sabre de mon père M.Roger Vitrac a transposé sur le plan de la farce, une aventure vécue sinon par lui, du moins par des personnes de sa connaissance, en une petite ville du Lot où il pourrait bien avoir conservé des attaches. Car seuls, des évènements de la vie réelle peuvent avoir de ces points de départ burlesques, seule la vie peut être à ce point excessive, seuls les épisodes d’un drame véritable peuvent paraître aussi chargés que certains traits de cette bouffonnerie ; seule l’existence peut nous réserver un pareil mélange de vaudeville, de jeux de mots, de demi – poésie, de verts propos. »
Jean-Jacques Gautier Le Figaro

« Œuvre issue du surréalisme ? Disons plutôt que c’est du « pointillisme » théâtral. On aime ou on n’aime pas ça. Mais un esprit curieux ne saurait y rester indifférent.  »
André Ransan Ce Matin-Le Pays

(1) Les Nègres, pièce de Jean Genet
(2) Fragson, chanteur fantaisiste des années 1900
(3) Pierre Dux et Marcel Karsenty, directeurs du Théâtre de Paris, de 1948 à 1951

7. Œuvres dramatiques

1922 Le Peintre jouée en privé chez Lise Deharme
1922 Mademoiselle Piège ( fragments )
1922 Entrée libre pièce inédite
1922 Poison pièce inédite
1927 Les Mystères de l’Amour Théâtre de Grenelle
1928 Victor ou les enfants au pouvoir Comédie des Champs-Élysées – Théâtre Agnès Capri ( 1946 ) – Théâtre de l’Ambigu et de l’Athénée ( 1962-1963 )
1929 Le Coup de Trafalgar  Théâtre de l’Atelier  1934
1930 L’Éphémère pièce inédite
1936 Le Camelot Théâtre de l’Atelier
1938 La Bagarre pièce inédite
1938 Les Demoiselles du Large Théâtre de L’Œuvre
1940 Le Loup-Garou Théâtres des Noctambules
1949 La Croisière oubliée Pièce radiophonique
1951 Le Sabre de mon père Théâtre de Paris
1951 Le Condamné Pièce radiophonique

Reprises des pièces de Roger Vitrac

1962 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Jean Anouilh
1966 Médor mise en scène : Maurice Jacquemont
1968 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Guy Lauzin
1972 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Jean Bouchaud
1972 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Jean-Pierre Laruy
1980 Les Mystères de l’amour mise en scène : Viviane Théophildes
1980 Le Loup Garou mise en scène : Romain Weingarten
1981 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Jean Bouchaud
1984 La Bagarre mise en scène : Jacques Seiler
1984 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Jean-Christian Grinevald
1985 Médor mise en scène : Michel Santelli
1991 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Michel Touraille
1992 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Pierre Meyran
1993 Les Mystères de l’amour mise en scène : Christian Schiaretti
1994 Médor  Mise en scène : Béatrice Audry
1995 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène Guy Faucon
1998 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Philippe Adrien
2000 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Yves Gacquer
2002 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Benjamin Knobil
2006 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène Gisèle Sallin
2007 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Gilles Bouillon
2009 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Philippe Labonne
2012 Victor ou les enfants au pouvoir mise en scène : Emmanuel Demarcy – Mota

 8. Extrait : « Le Sabre de mon père

ACTE III

Chez les Laborderie, la même nuit, vers 1 heure du matin. Une terrasse dominant Beaujac, qu’on aperçoit au fond derrière la balustrade. À gauche, en amorce du parc, une rocaille ornée d’une statue de Vénus. À droite, en pan coupé et donnant sur un perron de trois marches, une grande porte vitrée, ouverte sur le salon où Diane Condé, dans le silence, achève de dire : Les Deux Pigeons, de La Fontaine, devant les Laborderie et leurs invités. Simon en pâtissier et Popaul en turco, assis sur le balustre, sont seuls en scène.

Voix de Diane : Amants, heureux amants, etc. Ai-je passé le temps d’aimer ?

À la fin, les bravos éclatent.

Tous : Bravo ! bravo ! Oh ! bravo ! Ah ! bravo !…

Voix de Madame Laborderie : C’est à se mettre à genoux.

Dianedont on voit l’ombre saluer dans un grand style : Merci… Merci… Merci !…

Simon et Popaulappelant avec dès abois dans la voix : Diane ! Diane !…

Le Docteur et Martignac sortent du salon et paraissent sur le perron. Simon et Popaul s’enfuient en continuant d’appeler.

Le Docteur : Tu les entends ces petits hypocrites, avec leurs aboiements de chiots ? Diane Condé a conquis jusqu’aux enfants de Beaujac ! ( Un temps. ) Urf! Il n’y a pas d’autre mot. Elle est urf!… Urf et chic ! Avec une simplicité et une élégance, après avoir triomphé au théâtre municipal, dire encore chez moi, comme une jeune fille qui se lève au dessert pour chanter, dire avec une telle gentillesse ce petit chef-d’œuvre de La Fontaine : « Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre… » J’en avais les larmes aux yeux, mon cher Martignac, tu peux me croire, les larmes aux yeux!

Martignac : Et pense, mon cher, qu’elle a refusé l’hiver dernier de dire ces Deux Pigeons chez les Rohan-Chabot, où on lui offrait pourtant un cachet de 25 louis.

Le Docteur : L’oiseau chante où il veut…

Les deux hommes sont arrivés devant la rocaille. Le dos au public, ils semblent satisfaire un besoin pressant.

Le Docteur, déclamant : « Amants, heureux amants… » Comme elle a dit ça ! C’était adorable ! Et son fameux : « Poète, prends ton luth et me donne un baiser… » Était-ce divin ? Dis donc, sais-tu que le maire voulait lui baiser les pieds sur le perron du théâtre, après la représentation… ce vieux saligaud !

Martignac : Moi, vois-tu, docteur, cette femme m’inspire au contraire un sentiment très pur. N’est-ce pas ? Elle est gracieuse avec gravité. Elle est reposante et secrète. Quel refuge pour un homme!

Le Docteur : Tu la vois comme ça, toi ?

Martignac : « La blanche Olossone et la blanche Camire… »

Le Docteur : Moi, je l’ai vue autrement, tout à l’heure, avec mon télescope.

Martignac : tu l’as vue ?

Le Docteur : Et je me demande, quand tu peux avoir Vénus dans ton lit, quel plaisir tu peux trouver à coucher avec ma femme.

Martignac : Je t’en prie.

Le Docteur : Mais peut-être n’y couches-tu pas ?

Martignac : Avec ta femme ?

Le Docteur : Non, avec Vénus.

Martignac : Je suis discret.

Le Docteur : Et tu es, ou tu seras peut-être cocu. Car sans être Jules Claretie, administrateur de la Comédie-Française, je peux te dire que le petit Dujardin est sur le point d’être distribué dans Andromaque.

Martignac : Et toi, tu as le courage de plaisanter quand ces malheureux Dujardin baignent peut-être dans leur sang au milieu des débris de leur affreux petit salon Louis XVI ?

Le Docteurtirant sa montre : Tu as raison. Ils ne viendront plus.

Boussu paraît sur le perron. Il regarde le ciel.

Boussula voix haute et parlant au salon : Pas encore de comète, Mesdames, Mademoiselle de Halley se fait attendre.

Le Docteur : Boussu ! Il vous faut un prétexte ?

Boussu : Ah ! c’est vous ?

Le Docteur : « Viens, la nature est là qui t’invite et qui t’aime… » Faites comme chez vous, Maître !

Boussu rit. Martignac se dirige vers le perron tandis que, brusquement, Dujardin surgit du parc, se dirige vers Le Docteur et lui serre nerveusement la main.

Dujardin : Où est Boussu ?

Le Docteur : Derrière votre dos. Ma parole, vous l’attirez. Mais d’où sortez-vous ? Vous êtes bien nerveux, Dujardin. Dites ? J’espère que vous n’allez pas sortir votre grand sabre chez moi ?

Dujardin : Non, pas mon grand sabre, mais il faut que je parle à Boussu tout de suite.

Le Docteur : Calmez-vous, Dujardin.

Dujardin : N’ayez aucune crainte, Docteur.

Le docteur s’éloigne et entre au salon. Boussu s’est approché de Dujardin.

Boussu : Que me voulez-vous ?

Dujardin : Ma femme n’est pas là ?

Boussu : Vous êtes bien en retard, Dujardin. Diane Condé s’est inquiétée de vous toute la soirée.

Dujardin : Je vous demande si vous avez vu ma femme.

Boussu : Non, votre femme n’est pas là. D’ailleurs Madame Laborderie se plaint aussi d’une autre défection : Albert Feuillade n’est pas là non plus.

Dujardin : Merci du renseignement. Voilà vos 6300 francs, Boussu.

Boussu : Déjà ? Où les avez-vous trouvés ?

Dujardin : Prenez.

Boussu : Quelle confiance ! m’offrir une somme pareille sans témoin ! Vous êtes bien pressé…

Dujardin : Très pressé.

Boussu : Vous prenez le train ?

Dujardin : Non, mais je veux prendre ma revanche. Vous n’allez pas accepter 6300 francs de la main à la main sans me donner une dernière chance de me refaire ?

Boussu : Je veux bien, mais vous la perdrez. Vous perdez tout. Même vos chances !

Dujardin : Je n’ai pas dit mon dernier mot et vous n’avez pas le monopole des chances.

Boussu : Vous n’avez qu’une chance, Dujardin : celle d’avoir la femme que vous avez !

Dujardin : Taisez-vous donc, espèce de… espèce de… veuf !

Boussuen riant : Veuf ! C’est une injure ?

Dujardin : Si ce n’en est pas une, appliquée à vous, ça le deviendra.

Boussu : Ah! il ne fait pas bon prendre de l’argent aux petits paysans. ( Dujardin fait un geste vers Boussu, mais il se contient. ) Mais, enfin, où voulez-vous en venir ?

Dujardin : Je veux vous ruiner, Boussu.

Boussu : Moi aussi, Dujardin, j’ai cette prétention.

Dujardin : Vous ne m’apprenez rien.

Boussu : Eh bien, nous voilà tous deux fixés. Et quand espérez-vous me reprendre vos billets ?

Dujardin : Ce soir même.

Boussu : Ici ?

Dujardin : Ici.

Boussu : Mais c’est impossible, Madame Laborderie n’y consentira jamais.

Dujardin : Nous lui dirons qu’à Paris, après le théâtre, on ne fait pas autre chose dans le grand monde.

Boussu : Mais vous ne pouvez tout de même pas jouer en public le jeu d’enfer de l’autre jour ?

Dujardin : Nous ferons semblant de jouer des haricots.

Boussu : Et si votre femme arrive et vous surprend?

Dujardin : Puisque ce sera pour rire.

Boussu : Faut-il que vous me dégoûtiez pour que j’accepte.

II se dirige vers la rocaille.

Dujardinle suivant des yeux : C’est ça ! Allez prendre l’air, ça vous calmera. Pendant ce temps, moi, je m’occupe des cartes.

Dujardin court au salon. À peine Dujardin est-il sorti que Flore arrive sur le perron. Elle cherche Boussu des yeux et l’appelle à mi-voix :

Flore : Armand !

Boussusèchement : Quoi ?

Flore : Que faites-vous ?

Boussufurieux : Je vous cherche, naturellement.

Et il se dirige vers le perron. Flore va à sa rencontre. Boussu prend machinalement Flore par la taille.

Floreavec de petits rires : Ah ! non, ne me chatouillez pas !… Ne me chatouillez pas surtout.

Boussu : Ne riez donc pas comme ça, espèce de tourte!

Flore : Tourte ?

Boussu : Oui, tourte !…

Il s’en va. Flore le rattrape.

Flore : Demande-moi pardon, Armand ?

Boussu : Allons, la paix, s’il vous plaît !

Flore : Armand, comment peux-tu… Comme tu as changé entre la nuit dernière et celle-ci ! Prends-moi un peu dans tes bras, je t’en prie.

Boussu, s’éloignant : Plus tard !

Floreéclatant : Va la rejoindre, va !…

Boussu : Quoi ?

Flore : Va te mettre en frais pour cette Diane Condé !… ( Élevant la voix : ) Verse-lui du Champagne, à cette chipie !…

Boussutrès digne : Vous avez des droits sur moi, Mademoiselle ?

Flore : Mais…

Boussu : Faites-les valoir!

II lui tourne le dos et s’éloigne. Flore le rejoint et le secoue.

Flore : Tu oses, dis ! Tu oses §

Boussu, le doigt sur la bouche : Chut !

Florerageusement : Tiens ! Voilà pour toi ! ( Elle le gifte. Boussu, dans un réflexe, lui rend sa gifle. ) Oh !

Boussu : Eh ! oui. C’est le reçu.

Il s’en va.

Flore : Armand !

Boussuhypocrite : Simple querelle d’amoureux ! Grande bête ! Voilà… c’est fini. À plus tard, ma chérie. Allez encore cueillir quelques roses pour notre dodo.

Flore : Tu m’aimes donc ?

Boussu : Ah ! quelle gamine vous faites,

Et il lui envoie un baiser du bout des doigts.

Floreseule et souriante : Brigand !

Flore rentré au salon. Entrent Simon et Popaul. Popaul court le premier jus’qu’au perron. Simon vient derrière lui. Ils regardent vers le salon. Simon
retourne Popaul et lui donne une gifle formidable. Popaul tombe assis sur les marches.

Simonsingeant Flore, dit à Popaul : « Brigand ! »

Puis ils se sauvent tous les deux. Presque aussitôt Madame Dujardin, venant du parc, paraît sur la terrasse. Elle est suivie de près par Feuilllade.

Madame Dujardin : Comment ? Vous n’étiez pas non plus à la soirée, vous ?

Feuillade : Non, Madame.

Madame Dujardin: VOUS m’avez Suivie ?

Feuillade : Je vous ai cherchée.

Madame Dujardin : Et quand m’avez-vous trouvée ?

Feuillade : À l’instant. Au moment où vous passiez la grille du parc. Où étiez-vous donc, Françoise ?

Madame Dujardin: Chez moi. Où croyez-vous que j’aie ma garde-robe ?

Feuillade : Mais avant de vous habiller pour venir ici qu’avez-vous fait ?

Madame Dujardin : Une chose invraisemblable. Je me suis promenée dans les vignes, avec une ombrelle au clair de lune.

Feuillade : Vous vous moquez de moi. Dites, me pardonnerez-vous jamais ?

Madame Dujardin : Jamais !

Feuillade : Françoise ! je me serais contenté de vous voir.

Madame Dujardin : Moi, je ne m’en serais pas contentée, monsieur Feuillade. Allons ! vous vous consolerez. Vous travaillerez. L’hiver va venir. Vous irez au bal, vous m’oublierez. Et quand vous applaudirez Diane Condé peut-être serez-vous assez surpris de vous souvenir encore de moi. ( Feuillade essaie de lui prendre la main. ) Tenez-vous donc, voyons !

Voix des enfants : Diane ! Diane !…

Madame Dujardin : Chut !

Madame Poinsot et Nini sortent sur le perron et traversent la scène sans voir le couple madame Dujardin-Feuillade.

Madame Poinsot : Écoute ! Personne ne dort à Beaujac. ( Simon et Popaul traversent la scène en courant. ) Crois-tu que les enfants ne seraient pas mieux dans leur lit ? Il paraît, d’après Le Docteur, que nous sommes ce soir en pleine Renaissance italienne. En tout cas, sa femme devient complètement folle. Quelqu’un lui a fourré dans la tête que les gens de la haute jouaient leur dernière chemise blanche après le spectacle et la voilà jetant des cartes à ce gredin de Boussu et à cet imbécile de Dujardin.

Madame Dujardin : Oh ! c’est trop fort ! Il joue, le misérable ! Il s’est remis à jouer !

Madame Dujardin se lève brusquement et se précipite vers le salon, suivie par Feuillade.

Nini : Pauvre Françoise !

Madame Poinsot : D’où sortent-ils encore, ces deux-là ? Ne me crois pas si tu veux, mais je n’ai jamais rien vu de pareil depuis Sadi Carnot. ( Le docteur paraît sur le perron, un verre à la main. Il est ivre. )

Le Docteur paraît chercher quelqu’un.

Nini : Oui, laisse-nous !

Madame Poinsot : Est-ce bien convenable ?

Nini : Naturellement, puisqu’il n’y a personne.

Madame Poinsot : C’est la logique même.

Elle sort par le parc.