Retour

Boris Vian

par Geneviève LATOUR

Retour

Boris Vian * Photo Fondation Boris Vian

ou
un coup de trompette littéraire

Assoiffé de vivre, pressé par le temps, Boris Vian connut plus d’existences en peu d’années que bien des octogénaires. Un élégant feu follet, un insoumis, un poète, un tendre, un violent, un animateur, un angoissé, un provocateur, un farceur, il fut tout et son contraire. Son visage pâle au regard bleu clair révélait à son insu un cœur malade dont les battements étaient assourdis par le bruit d’une trompette. Boris Vian tirait toute sa force de sa faiblesse.

1. Une enfance heureuse
2. Le Jeune Homme à la trompinette
3. Boris Vian, figure de proue de Saint-Germain des Prés
4. Un auteur dramatique percutant
5. Un second amour : Ursula
6. Un chanteur-compositeur contesté
7. Une vie trop brève qui séteint
8. Oeuvres dramatiques et lyriques
9. Analyses et critiques de quelques pièces : « J’irai cracher sur vos tombes »…
10. Extrait :  » L’Equarissage pour tous »


1. Une enfance heureuse
C
’est dans la charmante commune résidentielle de Ville d’Avray que naît le 10 mars 1920 Boris Vian. Deuxième fils d’une fratrie de quatre enfants, il est accueilli avec joie et tendresse par de jeunes parents riches et heureux. La famille habite une luxueuse demeure, entourée d’un grand parc. Paul, le père, héritier d’une famille de bronziers d’art, faisait fructifier ses rentes. Son épouse Yvonne, fille d’industriels, est une mère attentive et aimante. Tous deux sont férus de littérature et de musique et s’appliquent à communiquer à leurs enfants leur goût pour les arts. C’est une institutrice qui se chargera d’enseigner à Boris et à ses frères et sœur, lecture, grammaire et calcul.

1926 : la fratrie Vian, Boris à droite. Archives Cohérie Boris Vian. in : Lire avril 2009

Le krach boursier de 1929 mettra fin, hélas, à cette joyeuse opulence. Il n’est pas question, néanmoins, de vendre la propriété, Paul décide d’installer sa famille dans les dépendances et d’en louer le corps principal à la famille Menuhin, dont le petit garçon, Yehudi, de deux ans plus âgé que Boris, deviendra son ami. Obligé de gagner sa vie et celle de sa famille, Paul cherche du travail. Sans formation professionnelle, il se fait démarcheur puis représentant d’une agence immobilière. Yvonne et Paul tentent de tenir leurs enfants à l’écart de leurs soucis en gardant le sourire et en redoublant de tendresse.

À douze ans Boris tombe malade. Une angine infectieuse laisse des séquelles. Le petit garçon souffre de rhumatismes articulaires et l’on diagnostique une insuffisance aortique. Boris est devenu un enfant fragile. À quinze ans, son cas est aggravé par une fièvre typhoïde. Il supporte mal de se sentir différent des autres adolescents, les soins intensifs et l’inquiétude de sa mère à son égard l’agace. Il se sent une telle envie de vivre…

En dépit de sa santé fragile, Boris poursuit de brillantes études au lycée de Sèvres, puis au lycée Hoche de Versailles. À 15 ans il obtient son bachot, latin-grec. Deux ans plus tard il décroche ceux de Philo et de Math et s’inscrit en Math Spé au lycée Condorcet afin d’entrer à l’École Centrale pour devenir ingénieur.

2. Le Jeune Homme à la trompinette

Bercés tout au long de leur enfance dans une ambiance musicale, en 1937, Boris et ses frères découvrent le jazz. Futurs adhérents au Hot Club de France, ils décident de former leur petit orchestre. Lélio sera le guitariste, Alain le batteur et Boris, en dépit des mises en garde de cardiologues, choisit la trompette. « Louis Amstrong n’a plus qu’à bien se tenir… ». On se les arrache à chaque surprise partie organisée par la jeunesse dorée de Ville d’Avray et des environs.

Le 3 avril 1939, date historique… Ce jour-là Duke Ellington se produit au Palais de Chaillot et pour le jeune trompettiste ce sera une révélation inoubliable.

En juin, à 19 ans, Boris est reçu à l’École centrale. En septembre de la même année en raison de  la guerre, l’École est repliée sur Angoulême. Juin 1940, c’est l’exode, Boris retrouve sa famille, retirée dans les Landes à Capbreton. En dépit des dramatiques événements qui se déroulent au nord de la Loire, la jeunesse repliée à Hossegor n’en fait guère cas. Au cours d’une surprise-partie, Boris fait la connaissance d’une blonde et rieuse jeune fille de seize ans, Michelle, qui deviendra son grand amour. L’armistice signée, les Vian regagnent en août Ville d’Avray. L’École centrale rouvre ses portes comme prévu en octobre. À son tour, Michelle est remontée à Paris. Les amoureux se sont retrouvés. Leurs fiançailles sont officiellement annoncées en juin 1941 et le mariage fixé au 7 juillet.

L’appartement du faubourg Poissonnière qu’occupent les jeunes mariés est triste et froid, le couple retourne vivre tous les week-ends à Ville d’Avray.

En avril 1942, Boris et Michelle, éternels adolescents, deviennent à leur tour des parents : un petit Patrick leur est né. En juillet, Boris obtient son diplôme d’ingénieur des Arts et Manufactures. Il est engagé au bureau de la verrerie à l’entreprise AFNOR (Association française de normalisation). La Normalisation… était-ce tout à fait l’affaire de Boris Vian ? Il est permis d’en douter. Pour compenser les heures perdues au fond d’un bureau, il se met à écrire, à peindre et à jouer de la trompette. Il fait la connaissance du saxophoniste Claude Luter et du clarinettiste Claude Abadie. Ce dernier vient de créer son orchestre auquel s’adjoint Boris. Les plus grandes parties de ses nuits, il les passe en compagnie de ses amis amoureux du jazz. Outre le plaisir de jouer, quoi de plus amusant que de faire un pied de nez aux autorités ? « L’occupation allemande et les diverses interdictions proclamées à l’encontre du jazz américain attisaient sournoisement cette forme de résistance un peu puérile et si gaie qui aboutissait à jouer Lady be good, œuvre du compositeur juif Gershwin ».

Coup de tonnerre : le 22 novembre 1944, Paul Vian est assassiné chez lui par des malfaiteurs qu’il vient de surprendre. La famille Vian est anéantie. Lélio et Alain, réquisitionnés par le STO (Service du Travail obligatoire) travaillent en Allemagne. C’est donc Boris seul, soutenant sa mère, qui conduit le deuil. Le rideau est tombé sur l’heureuse vie de Ville d’Avray.

(1) En avant la zizique Boris Vian 1958 . Édition Livre de Poche 1997

3. Boris Vian, figure de proue de Saint-Germain des Prés

Paris libéré, la France délivrée… Une explosion de joie et de liberté s’empare le jour comme la nuit du quartier Saint-Germain des Près, point de rencontre d’une jeunesse qui sent naître en elle une ardente soif de vivre. Boris, plus insatiable que tout autre, en est l’un des managers les plus passionnés. Les caves, centres de rencontres clandestines pendant l’Occupation, s’ouvrent alors comme par enchantement et deviennent des lieux de fête où le jazz règne en maître. Il ne se passe pas de soir qu’on ne rencontre Boris Vian au Tabou, puis ensuite au Club Saint-Germain, toujours flanqué de sa trompette.

Malgré ses activités nocturnes et musicales, Boris sent naître en lui le besoin d’écrire, d’inventer des histoires. Il rédige son premier roman Vercoquin et le Plancton, fait lire son manuscrit à son ami d’enfance François Rostand, celui-ci le transmet à Raymond Queneau, Secrétaire général des éditions Gallimard. Queneau, très intéressé par le livre ( édité en 1947 ) deviendra l’ami et le protecteur en littérature de Vian.

C’est alors que Boris quitte son emploi d’ingénieur à l‘Afnor. Donna-t-il sa démission, fut-il licencié ? Mystère… Toujours est-il qu’il abandonne la Normalisation pour entrer à l’Office professionnel des Industries et des Commerces du Papier et du Carton. Le travail, mieux rémunéré, est peu prenant. Boris a tout son temps pour écrire à sa guise et il ne s’en prive pas. Il entreprend un second roman qui deviendra L’Écume des Jours. En 1946, c’est la rencontre au café de Flore de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Boris est invité à entrer dans l’équipe de la revue Les Temps modernes que dirige le philosophe.

Débuts tumultueux d’un écrivain

Aux vacances 1946, Boris fait la connaissance de Jean d’Hallouin, frère de l’un des musiciens du groupe musical de Claude Abadie. Jean d’Hallouin est un jeune éditeur qui n’arrive pas à s’imposer. Or la mode du roman noir américain triomphe à Paris. Pas d’orchidées pour Miss Blandish signé J.H Chase fait la fortune des éditions Gallimard qui viennent de lancer avec beaucoup de succès une nouvelle collection policière : La Série Noire. Jamais à court d’idées, Boris Vian propose alors à son ami  de lui fabriquer un best-seller en dix jours. Et le canular est lancé… Le roman, dans lequel la violence le dispute à l’érotisme, se présente comme la traduction, signée Boris Vian, de l’ouvrage d’un certain Vernon Sullivan, un auteur noir américain. L’œuvre aurait été refusée aux U.S.A parce que trop anti-raciste et trop libertine. Le livre est publié par Jean d’Hallouin sous le titre : J’irai cracher sur vos tombes. Un nègre « blanc », n’ayant que quelques gouttes de sang noir dans les veines, veut venger son demi-frère de couleur. Pour cela, il abuse et étrangle des jeunes filles de race blanche. Tout d’abord, la critique se montre discrète. Mais quatre mois après le lancement du livre, un certain Daniel Parker, vertueux directeur du Cartel d’Action Sociale et Morale, attaque l’ouvrage devant les tribunaux pour incitation à la débauche et obtient de ce fait l’appui d’une association d’anciens combattants de 14-18. M. Parker fait son entrée dans le monde littéraire, Boris Vian aussi ! Deux mois après cette accusation, on apprend par la presse que, dans un hôtel du quartier Montparnasse, un représentant de commerce a étranglé sa maîtresse et qu’à côté du cadavre on a découvert le livre de Vernon Sullivan ouvert à la page où le héros trucide une de ses victimes. J’irai cracher sur vos tombes devient alors «  le roman qui tue ». M. Parker redouble ses accusations et le roman triple ses ventes : c’est la razzia chez les libraires, on s’arrache le livre-homicide.

Profitant de cette publicité, toujours sous le couvert du nom de Vernon Sullivan, Boris décide d’adapter à la scène son ouvrage : un scandale pour la R.A.T.P. qui refuse de placarder dans ses stations et ses couloirs les affiches au titre scandaleux. Mais qu’importe, le 23 avril 1948, au théâtre Verlaine, le rideau se lève sur la première réplique de J’irai cracher sur vos tombes. Le public est déçu, il se sent frustré. Il s’attendait à assister aux scènes érotiques du roman. Mais en 1948, il n’était pas envisageable de les réaliser sur un plateau. « Le rideau tombe habilement au moment où… disons : ça allait devenir intéressant. De sorte que l’essentiel… si essentiel il y a, se passe pendant les entractes ». (1) Certes Vian avait amplement développé le côté racial et social du sujet. Mais, à la vérité, ce n’était pas pour en discuter que le public était venu !

Harcelé de toutes parts au sujet de ce Sullivan, cet auteur invisible, Boris s’enfonce de plus en plus dans l’affabulation. Toute cette agitation, jointe à la fatigue des nuits de trompettiste, l’épuise, son cœur le lâche parfois dans un étouffement, il est souvent sur le point d’avouer son canular. Mais ce serait renoncer à toute la publicité, source de bénéfices financiers et Boris vient d’être licencié de l’Office du Papier – la direction supportait mal les extravagances de son ingénieur. Alors… alors… alors… il tient jusqu’aux vacances d’été, passées au Cap d’Antibes chez ses amis Bokanovski, puis reconnaît enfin être le vrai et le seul auteur de J’irai cracher sur vos tombes. Il passe alors pour un petit farceur auprès de public et commence pour lui le temps des vaches maigres .

En dépit de son aveu, le procès engagé par M. Parker se poursuit et Boris sera condamné par la 17ème Chambre du tribunal correctionnel de la Seine à cent mille francs d’amende pour outrage aux mœurs et saisie du roman ainsi qu’un second Les Morts ont tous la même peau que Vian avait également signé du nom de Vernon Sullivan.

(1)  Libération Pierre Lagarde 24 avril 1948

4. Un auteur dramatique percutant

Depuis quelque temps, Boris Vian avait l’habitude de prendre des notes en vue d’éventuels romans. En se relisant, il découvre un sujet qui l’amuse : À la campagne pendant la guerre, cinq fils se font parachuter à la ferme. L’un est sous l’uniforme américain, l’autre allemand, le troisième français, le quatrième russe, le cinquième « eskimo ». Conseil de famille, et ils se tueront tous à la fin. Boris décide de retravailler l’intrigue de cette histoire et d’en faire un vaudeville pacifiste, intitulé L’Équarrissage pour tous : « Il m’a semblé, déclare-t-il, qu’il valait mieux faire rire aux dépens de la guerre ».(1) 

Après avoir reçu les encouragements de Jean Paulhan et du critique dramatique Jacques Lemarchand, Boris présente sa pièce à plusieurs directeurs de théâtre dont André Barsacq (2) et Jean-Louis Barrault qui refusent le manuscrit. Finalement la pièce sera jouée à partir du 11 avril 1950 au théâtre des Noctambules dans une mise en scène du comédien André Reybaz. Le succès dépassa les espérances de Boris : « Quand le rideau se fut enfin immobilisé, des connaisseurs sautèrent sur la scène, nous embrassèrent. Je revois Ducreux et Barsacq augurant que nous serions le succès du siècle  (les gens du spectacle, quand ils sont heureux, voient grand)) »… Le lendemain, les critiques se reboutonnèrent. Des bourgeois qui, après une nuit d’égarement, reprennent l’uniforme de la bienséance et se désinfectent du péché en le fustigeant… Une froide rage animait Vian : « Je le sentais au calme menaçant qui précède les orages, à un sourire un peu fixe, à un teint qui n’était plus blême, mais absinthe ; son grand visage de cheval de race était coupé par une bouche au carmin étranglé, comme une crête de coq de combat ».(3)

L’Équarrissage pour tous ne durant qu’une heure et demie, il fallait compléter le programme par une autre courte pièce d’un acte. Vian écrivit alors Le Dernier des métiers, au sous-titre : Saynète pour patronages. (4)  Le sujet est particulièrement scabreux . Il ne s’agissait plus cette fois de s’en prendre à la notion de patriotisme, mais à celle de religion ou plus précisément de ses ministres : un révérend père, orateur de son état, plus coquet, plus ostentatoire, plus vaniteux qu’une star de cinéma, puis un vieux sacristain quelque peu efféminé, et de jeunes boyscouts tant soit peu voyous. Cette fois, Vian était allé trop loin. La pièce refusée, ce fut Sa peau un acte de Jacques Audiberti qui compléta le programme.

(1)  Opéra interview de Boris Vian, 12 avril 1950
(2) André Barsacq, directeur du théâtre de l’Atelier
(3) Têtes d’Affiches André Reybaz , éditions de La Table ronde1975
(4) Le dernier des Métiers sera créé au Café-Théâtre de la Grande Séverine en 1964

5. Un second amour : Ursula

En dépit de la naissance de leur second enfant, une petite fille Carole, née le 16 avril 1948, le couple Boris et Michelle se désagrège chaque jour davantage. L’amour romantique de leurs dix-huit ans se transforme peu à peu en une amitié disons compréhensive. Boris papillonne de ci, de là. Michelle, une intellectuelle, se rapproche chaque jour de Jean-Paul Sartre auquel elle voue une admiration sans borne. La rupture se précipite quand, le 6 juin 1950, Boris fait la connaissance d’une jeune danseuse de vingt-deux ans du ballet de Roland Petit, Ursula Kubler, qui vient de rompre une aventure amoureuse sans espoir. Rencontre furtive. Si le coup de foudre n’est pas au rendez-vous, nait une complicité affectueuse. Mais Ursula et Boris, échaudés par une expérience malheureuse, n’osent pas s’engager dans une nouvelle histoire de cœur. Boris a huit ans de plus qu’Ursula, il est encore marié , il est père de famille et par dessus tout il est malade.

Pour subvenir, il écrit des articles sous des pseudonymes divers. Albert Camus l’engage à Combat, il signe également quelques papiers dans Samedi Soir et France Dimanche et entreprend la rédaction du Manuel de Saint-Germain-des-Près qui ne sera édité qu’en 1974. Toujours présente, Ursula sait l’écouter, le comprendre et l’aimer. Quelques mois plus tard, début 1951, ils s’installent tous deux dans une chambre de bonne du boulevard de Clichy. Boris demande le divorce à ses torts puis commence la rédaction de deux nouvelles comédies : Tête de Méduse, son premier vaudeville et Le Goûter des généraux, sa pièce la plus corrosive, une caricature d’officiers supérieurs de l’armée française qui, sous sa plume d’auteur, se montrent de vieilles ganaches gâteuses et abruties.

En avril 1952, nouveau succès pour Boris Vian. C’est à la Rose Rouge cette fois. Le cabaret-théâtre de la rue de Rennes, très à la mode, attirait une clientèle fière d’être mêlée à des personnalités du monde artistique, Jacques Prévert, Gérard Philipe, Louis Aragon, Maria Casarès, Simone Signoret… pour applaudir les numéros de jeunes artistes inconnus, chanteurs, comédiens qui devenaient en quelques semaines de véritables vedettes. On y acclamait Les Frères Jacques, Francis Lemarque, Jacques Douai, Jacques Dufilho, Mouloudji, Jean Ferrat… Le 4 avril, Yves Robert et sa compagnie présentent Cinémassacre, textes de Boris Vian dans des décors et costumes de Jean-Denis Malclès. Il s’agit de l’histoire d’amour d’un homme et d’une femme qui se rencontrent dans un bar. La scène est traitée successivement à la manière de C.B. de Mille, de Jacques Prévert et Marcel Carné, d’A. Hitchcock, de V. de Sica, de Ch. Chaplin… Le spectacle fut un triomphe. Après la quatre -entième représentation, le succès n’étant pas épuisé, Jacques Canetti affichera Cinémassacre dans son cabaret des Trois Baudets pendant encore une saison .

A la rentrée théâtrale de 1952, Jean-Marie Serreau, directeur de l’éphémère et néanmoins prodigieux petit théâtre de Babylone présenta pour la première fois en France, le chef d’œuvre d’August Strindberg : Mademoiselle Julie. Ce fut Boris Vian qui en assura l‘adaptation. Il prit un grand plaisir à ce travail. Très satisfait, Jean-Marie Serreau confia à Boris en mai 1953 l’adaptation d’un autre de ses spectacles L’Incendie à l’Opéra, drame inconnu de l’allemand Georg Kaiser.

Au mois de janvier était sorti en librairie L’Arrache-cœur, ouvrage qui passa totalement inaperçu. Profondément découragé, Boris décide alors d’abandonner la carrière de romancier.

Dans le même temps Boris et Ursula se marièrent, quittèrent leur chambre de bonne et s’installèrent définitivement 6 bis cité Véron (1), au pied du Moulin de la Galette. À quelques mois de là, Jacques Prévert et son épouse s’établiront dans le voisinage et les deux couples se lieront d’amitié.

Boris se remet à l’écriture théâtrale. Il s’agit tout d’abord d’un pastiche de tragédie, trois actes et en vers : Série blême,  puis quelques mois plus tard du livret d’une comédie musicale Le Chasseur français.

Grâce à Jean-Marie Serreau, Boris Vian fit la connaissance de Jo Tréhard, directeur du Festival de Caen. Ce dernier avait pour dessein de monter un spectacle sur le thème des Chevaliers de la Table ronde. Il se confia à Boris Vian qui s’enticha du projet annoncé grandiose. À l’intérieur du château de Caen, Boris avait à sa disposition un plateau de mille huit cents mètres carrés sur lequel évoluerait une distribution très importante : trente cinq comédiens et cent cinquante figurants. Dans l’immense cycle de la Table ronde, Boris choisit pour thème les amours de la Reine Guenièvre, épouse du roi Arthur et de Lancelot. Il intitula son œuvre Le Chevalier de Neige. Jo Tréhard assura la mise en scène, Georges Delerue composa la musique et François Ganeau dessina les décors et costumes. Le succès fut à la hauteur des espérances de chacun. Après les représentations, debout dans les nuits de juillet, les dix mille spectateurs ne pouvaient s’arracher du spectacle.

Son talent étant fort apprécié par Raymond Queneau et par Jacques Prévert, Boris Vian eut la joie d’être nommé le 11 mai 1953 membre du corps des Satrapes du Collège de Pataphysique. (2)  Il considéra cette nomination comme un véritable honneur.

(1)  Le 6bis cité Véron est devenu le musée de Boris Vian
(2) Le Collège de Pataphysique, créé en 1948, a pour but de parodier les théories et les méthodes des sciences modernes. Alfred Jarry en est considéré comme le fondateur. Les membres principaux en sont Raymond Queneau, Jacques Prévert, Marcel Duchamp…

6. Un chanteur-compositeur contesté

Auteur de romans, de pièces de théâtre et d’articles de journaux, il manquait à Boris de faire connaître ses chansons qu’il composait secrètement depuis quelques années. Son premier essai de parolier, Le Déserteur fut interprété par le jeune Marcel Mouloudji, et enregistrée le 7 mai, jour même de la chute de Diên Biên Phu. Le texte antimilitariste en diable provoqua un gros scandale… La chanson fut immédiatement interdite de diffusion à la radio et de mise en vente.

Michel de Ré, petit-fils du Général Galliéni et néanmoins antimilitariste notoire, directeur du petit théâtre d’avant-garde du Quartier-Latin, ne manqua pas de demander à Boris d’écrire les chansons de son nouveau spectacle : La Bande à Bonnot. Nouvel esclandre… Le critique André-Paul Antoine évoqua sa «… nausée. À la fois pour le travail du petit Vian et pour ce qu’il représente d’insane et d’effronté ». (1) 

Cette agressivité intrigue Jacques Canetti, directeur du nouveau cabaret Les Trois baudets. Ce dernier cherche à rencontrer Boris et le persuade de chanter lui-même ses chansons sur scène. Après bien des hésitations, Boris se laisse convaincre. Le 4 janvier 1955 il débute sa carrière de chanteur et la poursuivra le 28 du même mois à la Fontaine des Quatre Saisons, cabaret que dirige Pierre Prévert. Les premiers contacts avec la scène sont difficiles. Le public ne reconnaît pas le joyeux luron de Saint-Germain-des-Prés en la personne de cet artiste mal à l’aise et mort de trac : « La scène m’a flanqué le trac pour la vie et m’a bousillé le système nerveux ».(2) Il ne faudra pourtant que quelques jours pour que l’aplomb revienne et que le personnage insolent cherche à imposer ses chansons à l’humeur décapante telle La Java des bombes atomiques. Mais le courant ne passera vraiment jamais avec les spectateurs qui détestent se faire agresser et qui dans ce cas n’hésitent pas à huer l’interprète. Il est pourtant un jeune garçon qui n’oubliera jamais l’impression produite par Boris Vian, il s’appelait Serge Gainsbourg et prétendit : « avoir pris la relève ».

Boris est engagé pour une tournée d’été de plusieurs mois dans les villes d’eaux. Un vrai calvaire… Chaque soir des manifestants sifflent la chanson du Déserteur. Ce sont pour la plupart des groupes de paramilitaires qui le poing levé menacent le « Bolchevik ». Il arrive que Boris ne puisse pas arriver à chanter jusqu’au bout sa chanson et doive quitter la scène sous les huées. Pour tenir, il se bourre de cachets et tente d’oublier les conseils du médecin qui lui a prescrit le repos .

De retour à Paris, Boris est épuisé mais reprend toutefois son tour de chant aux Trois Baudets.
Quelques mois avant cette malheureuse tournée, Vian s’était attaché à ces petites salles que sont les cabarets-théâtres et composait des scènettes à leurs intentions. Ce sera en mars 1955 : Dernière heure, spectacle de science-fiction, mis en scène par Michel de Ré à la Rose Rouge et en novembre, à L’Amiral, le cabaret des Champs-Élysées : Ça c’est un monde.

Fin mars 1956, Boris renonce à la scène. Il est très fatigué. En juillet, il est atteint d’une grave crise d’œdème pulmonaire. Il doit se ménager. Une occasion se présente à lui d’entrer dans la firme Philips comme directeur artistique adjoint au service des Variétés. Il se passionne pour ce nouveau travail, tout en continuant à écrire des textes de chansons

En outre, un magnifique projet va enfin se réaliser. Depuis la création au festival de Caen du Chevalier de neige, Marcel Lamy, directeur du Grand Théâtre de Nancy, envisage de reprendre le sujet à l’intention d’un livret d’opéra dont l’auteur serait Boris Vian et le compositeur Georges Delerue. Il fallut plus de trois ans et demi de travail aux deux artistes pour mettre au point leur œuvre. Le 31 janvier 1957, sous la présidence de Jacques Jaujard, directeur des Arts et Lettres, du Préfet de Meurthe et Moselle et du Sénateur Maire de Nancy, Le Chevalier de neige, version lyrique, annoncée dans la presse comme « une création mondiale » remporte un triomphe magistral. Le lendemain de la première représentation, l’ensemble des journaux rivalisent en titres élogieux : «Éclatante consécration», «Une production d’opéra qui éclipse les mises en scène parisiennes», «Le livret de Boris Vian est exceptionnel et la partition de Georges Delerue attachante». L’heure de gloire avait sonné pour Boris qui ne rêvait plus que d’Opéra. Néanmoins, il entreprend l’écriture d’une nouvelle pièce de théâtre : Les Bâtisseurs d’empire.

En septembre 1958, une nouvelle crise d’œdème l’oblige au repos total pour quelques semaines. Ursula décide d’abandonner son métier de danseuse et de rester constamment auprès de son époux fragile. Les amis de Boris évitent de lui parler de sa santé, mais tout son entourage le sait dorénavant très souffrant.

Le 3 octobre, Boris est heureux de pouvoir oublier pour un temps sa maladie et d’assister à Berlin à la première représentation de l’opéra de Darius Milhaud Fiesta dont il a écrit le livret. C’est un beau succès. Boris reprend espoir, il devient directeur de la firme Fontana, annexe de la Société Philips et accepte de collaborer au Canard enchaîné. Par ses articles, il défend Brassens, Serge Gainsbourg, Henri Salvador… Contacté par le directeur du Théâtre de l’Œuvre, il accepte de travailler à l’adaptation du premier ouvrage de l’auteur irlandais Brendan Behan : Le Client du matin. C’est une pièce sans histoire relatant la vie d’un groupe de prisonniers à la veille de l’exécution de l’un d’eux. La presse est élogieuse : « Cette belle, courageuse et passionnante pièce, très bien traduite par M. Boris Vian et Mme Jacqueline Sundstrom, bénéficie d’une excellente mise en scène de M. Georges Wilson. Ce n’est pas un spectacle pour petites filles et personnes pâles. Mais c’est un beau et cruel spectacle ». (3)

(1) Arts André-Paul Antoine 5 janvier 1955
(2) En avant la zizique Boris Vian 1958
(3) Carrefour Morvan Lebesque 22 avril 1959

7. Une vie trop brève qui s’éteint

Depuis plus de quatre ans, Boris était en pourparlers pour une adaptation cinématographique de J’irai cracher sur vos tombes. Il s‘était tout d’abord réjoui de la proposition, tout disposé à en écrire les dialogues. Le projet traînant, il resta sans nouvelle jusqu’à la fin de l’année 1957. Il apprit alors par la presse que le film était sur le point d’être tourné. Il s’affola, se renseigna. On lui dit que les droits étaient passés de main en main. Il avait signé avec la Société Pathé et c’était une autre maison de production qui en était désormais le garant. On lui demanda de réécrire de nouveaux dialogues et on lui proposa un cachet de deux millions de francs. Boris accepta, démissionna de chez Fontana, se mit à la tâche et envoya une nouvelle adaptation en temps et heure. Il lui fut répondu que son travail était inenvisageable en l’état et on lui adjoignit un co-adaptateur. Boris se sentit évincé, trahi… Le film se tourna sans lui. Ne reconnaissant plus son œuvre, il exigea que son nom soit retiré du générique.

Pour oublier ses déboires, il accepte alors d’interpréter le rôle de Prévan dans Les Liaisons dangereuses que tourne son ami Roger Vadim. Deux courtes scènes avec Jeanne Moreau et Gérard Philipe. (1) Et voici Boris Vian devenu comédien.

Dans la matinée du 23 juin 1959 a lieu une présentation en privée au cinéma Marbeuf d’un nouveau film J’irai cracher sur vos tombes. Boris Vian est invité. Il hésite, puis finit par accepter. La salle s’éteint, commence la projection. Le voisin de Boris l’entend tout d’abord maugréer, puis plus rien. Boris s’est affaissé sur son siège, la séance est arrêtée. On porte le malade jusqu’à un canapé du hall, on appelle un médecin qui ne peut que constater le décès. Boris Vian venait de mourir à 39 ans.

(1) Les Liaisons dangereuses, avant-dernier film tourné par Gérard Philipe qui, terrassé par un cancer au foie, s’éteindra le 25 novembre 1959 (cinq mois après Boris Vian) à l’âge de 37 ans.


8. Q
uelques pièces

J’IRAI CRACHER SUR VOS TOMBES

Pièce adaptée du roman. Création le 23 avril 1948, au théâtre Verlaine. Interprètes : Daniel Ivernel, Roger Saltel, Aleximo, Vera Norman, Georges Aubert, Jacqueline Pierreux, Raymond Galle, Doudou Barbet, Pierre Langlet, Pierre Fromont, Anne Campion, Danielle Godet. Metteur en scène : Fred Pasquali. Décorateur : Jean Boullet

Analyse
Dans une ville d’ Amérique du Nord, un jeune libraire, beau garçon, jouit d’un grand succès auprès de ses clientes. Dans ses veines circulent quelques gouttes de sang noir. Lui seul le sait. Son demi-frère a été lynché en tant que nègre. Il cherche à le venger par la violence.

Critiques
« Boris Vian est un habile homme ; c’est le Félix Potin de la littérature. Il n’a pas son pareil pour couvrir d’une étiquette alléchante une marchandise quelconque qui grâce à ladite étiquette , attire le client et le vend comme des petits croissants ».
André Ransan Le Matin, le Pays 24 avril 1948

« Une situation dramatique sans envergure, une langue d’une platitude définitive, une « violence » qui consiste à faire répéter vingt fois par heure ! « Ah ! les vaches ! » – «  Ah ! les Salauds ! »  et à brûler quelques cartouches à blanc, telle est cette toute petite chose autour de laquelle on a essayé de faire beaucoup de bruit et dont nous ne parlerions pas si elle n’avait permis au Théâtre Verlaine de réunir sur son plateau quatre des plus jolies filles de Paris. Mais on préfèrerait les rencontrer à l’apéritif ».
René Barjavel Carrefour 28 avril 1948

« Décidement, notre théâtre n’est point tendre pour les U.S.A. Nous ne nous américanisons pas à l’excès (et c’est tant mieux) J’Irai cracher sur vos tombes nous révèle une Amérique infiniment moins somptueuse, indulgente aux hommes de bonne volonté et pour tout dire plus« vivable » que celle dont on nous parle quotidiennement. Ne passons point d’un extrême à l’autre ; nous souhaitons que le Français moyen n’ignore pas qu’il y a aussi des misères, des lâchetés , de la canaillerie outre-atlantique. L’Amérique n’est point un Paradis. Erskine Caldwell et John Steinbeck (pour ne parler que des auteurs récemment applaudis à Paris) nous l’ont appris… Faut-il renverser brutalement la vapeur et ne plus voir que cette Amérique hypocrite et cynique, puritaine et vicieuse, déséquilibrée par le faux respect que les lois imposent pour la femme, « refoulant » jusqu’à la folie sadique ? Non? bien entendu. Nous ne sommes point si sots, ni si ingrats ».
Léon Treich L’Ordre 24 avril 1948« Le seul intérêt de cette soirée, c’est de regarder la tête des snobs qui sont venus là pour voir « la pièce la plus audacieuse de la saison ». Il se peut que M. Boris Vian soit le premier à en rire tout en calculant les sommes qu’il pourra encore gagner en exploitant la bêtise ».
Pol Gaillard Les Lettres Françaises 20 mai 1948


L’ÉQUARRISAGE POUR TOUS

Vaudeville paramilitaire en un acte. Pièce en cinquante cinq scènes. Création le 11 avril 1950 au théâtre des Noctambules. Interprétation : André Reybaz, Jacques Muller, Yvette Lucas, Nicole Jonesco, Jacques Verrière, Zanie Campan, Jean Mauvais, Paul Crauchet, Guy Saint-Jean, René Lafforgue, Roger Paschel, M. Ehrard. Mise en scène : André Reybaz. Décors : Yves Faucheur.

Analyse
L’action se passe le 6 juin 1944 à Arromanches le jour du débarquement allié. Dans la maison de l’équarrisseur on ne se préoccupe que du mariage de la fille cadette, que ce soit avec un soldat allemand, peu importe. Mais voilà que surgissent des soldats américains, anglais, français, japonais

Critiques

« L’auteur se prend pour un martien, il observe les pauvres petits terriens que nous sommes, microbes aux contorsions ridicules, dont il se gausse éperdument au cours d’une action hautement sinoque, zazoue, farfelue, entendez par là loufoque. Il va sans dire que rien dans cette histoire échevelée n’est respecté, que Français, Allemand, Américains, père, mère, fils, filles, politique, religion, idées, opinions, etc… sont jetés pèle-mêle dans le même sac, je veux dire dans le même équarrissoir ».
André Ransan Ce matin 17 avril 1950

« Boris Vian a écrit une pièce contre la guerre, ce n’est pas si puéril qu’on pourrait le croire. L’auteur n’est pas assez naïf pour penser que l’art dramatique aura raison de la Bombe H. Ce serait trop beau. Mais il a cru avec raison que si l’on parvient à faire rire aux dépens de la guerre, il y a tout de même quelque chose de gagner ».  Renée Saurel Combat 18 avril 1950

« M. Boris Vian, à qui je voue une solide antipathie pour l’ignominie de ses crachats, a écrit une pièce historique que l’on joue au théâtre des Noctambules. Il prend une période « sublime » et s’assied dessus. Mais il s’assied dessus avec juste le poids des chansonniers, du guignol, d’un innocent de village. Entendons-nous, un idiot du village qui serait vu par le soupirail d’une cave de Saint-Germain-des-Près sans innocence aucune et avec assez d’expérience pour en tempérer l’expression ».
Elsa Triolet Les Lettres Françaises 20 avril 1950« Sans issues. Car il manque le cœur et les tripes. L’ Equarisseur de M. Boris Vian accroche à son étal tous les morceaux susceptibles (espère-t-on ) de susciter chez le client des nausées ».
Max Favalelli Paris Presse-Ici Paris 24 avril 1950« J’exècre son Équarrissage pour Tous. Il me ferait croire que l’on peut, autrement que par défi, s’en aller cracher sur les tombes encore fraiches. Le 6 juin, Arromanches, les soldats morts, les héros torturés, relèvent, quelque liberté d’esprit que l’on ait, d’un autre domaine que du vaudeville ».
Henri Magnan Le Monde 18 avril 1950« Boris Vian vient de nous donner avec L’Équarrissage pour tous une pièce étonnante , aussi solitaire en son époque confuse que le furent à la leur Les Mamelles de Tirésias de Guillaume Apollinaire et mes Mariés de la Tour Eiffel. Cette pièce, ou ballet local, est d’une insolence exquise, légère, lourde, semblable aux rythmes syncopés dont Boris Vian possède le privilège. (…) Rien de plus grave que cette farce qui n’en n’est pas une et qui en est une, à l’image de ce qu’on nous oblige de prendre au sérieux et qui ne l’est pas, sauf par la mort de nos camarades et la certitude que la fin de cette sombre farce n’est que de la fatigue et une courte halte nécessaire à reprendre le souffle et à recommencer le plus vite possible. Voilà ce qu’un homme habile à souffler dans la trompette ou plutôt à, donner la forme d’une trompette à son souffle voilà dis-je ce qu’un homme rompu aux rythmes, nous jette à la figure , comme une infecte bataille de fleurs ».
Jean Cocteau Opéra 3 mai 1950

LES BÂTISSEURS D’EMPIRE ou « LE SCHMÜRZ »
Pièce en trois actes. Création le 27 décembre 1959 1 au théâtre Récamier. Interprétation : Madeleine Cheminat, Henri Virlogeux, Dany Saval, Armande Navarre, Isaac Alvarez. Mise en scène : Jean Négroni, Musique : Georges Delerue. Décors : André Acquart.Analyse
Il s’agit de la désintégration systématique d’une famille anonyme. Cette destruction progressive est ponctuée par des déménagements successifs – passage d’un étage inférieur à l’étage supérieur – Plus on monte, plus le logement est étroit, étouffant, inconfortable. La mansarde finale ne présentera qu’une issue : un vasistas . Un personnage muet et inquiétant « Le Schmürz » accompagnera la famille tout au long de ses pérégrinations.

Critiques
« Il (Boris Vian) n’a pas la fantaisie, l’invention, la prolifération saugrenue et toujours poétique d’Eugène Ionesco, mais son humour est à la fois plus rauque et plus éloquent. C’est un humour d’essence et d’accent dramatique. Si M. B.Vian n’a pas non plus la force de Beckett, s’il va moins loin dans les ténèbres et dans l’horreur, il nous harcèle davantage de sa présence, de sa parole, de son débat particulier ; moins tragique, il est plus douloureux ».
Denis Périer La Nouvelle Revue Française 1er février 1960
« Que veux dire cette fable abracadabrante ? on peut en faire une pièce autobiographique. Boris Vian , qui se sait condamné, décrit l’angoisse de l’homme qui épie , comme un bruit terrible, les battements de son coeur et voit l’univers se rétrécir autour de lui. On peut en faire un grand mythe de la Condition Humaine . (…) Les Bâtisseurs d’Empire (ainsi nommé sans doute parce qu’ils n’ont aucun empire sur eux-mêmes) est une sorte de synthèse de l’humour noir contemporain, cet humour qui, en nous faisant rire de l’absurdité, essaye de nous faire faire l’économie d’un désespoir qui serait absurde ».
Robert Kanters L’Express décembre 1959Par ce mot « Schmürz » qu’avait inventé sa femme, la danseuse Ursula Kubler, Boris a tenté de définir tous les objets – généralement d’usage courant – dont il disait subir , quotidiennement la menace depuis que toute activité lui avait été interdite par son état de santé ».
X…Théâtre janvier 1960« Si nous pouvons nous attendrir sincèrement sur sa mort prématurée, nous ne pouvons nous défendre de déplorer qu’il eût adopté cette esthétique fâcheuse qui transforme le théâtre en rébus. Je suis persuadé que, s’il avait vécu, il aurait vite, intelligent comme il était, abandonné ces sentiers zigzaguants où musarda sa jeunesse, pour rejoindre la route droite qui mène à un but précis. Il avait trop de talent pour le cacher plus longtemps sous des bocages trop secrets ».
Jean-Michel Renaitour Théâtre à Paris édition du Scorpion. Janvier 1960« L’histoire est délibérément absurde (…) Le choix de l’intrigue incohérente et des symboles qu’elle suggère est aussi la marque d’une époque plus que d’un talent singulier. Des scènes de famille au final ce ne sont qu’élucubrations de cauchemar, gloses et jeux de mots sans rapport avec l’action et uniquement destinés à ridiculiser les aberrations de la vie sociale ou du langage courant. La gratuité de ce flot verbal fait souvent sourire ou crée à la longue un malaise d’une réelle qualité dramatique (…) Boris Vian était de ces jeunes gens qui ont découvert pèle-mêle à la Libération Kafka, l’Existentialisme allemand, Freud, le Surréalisme et les bizarreries de la littérature américaine ».
Bertrand Poirot- Delpech Au Soir le Soir éditions du Mercure de France 1969
(1)  La première représentation eu lieu six mois après le décès de Boris Vian.

8. Œuvres dramatiques

1947 Adam, Ève et le Troisième sexe texte repris en 1951 à l’intention de Michel de Ré
1948 J’irai cracher sur vos tombes Théâtre Verlaine, 22 avril
1950 L’Équarrissage pour tous Théâtre des Noctambules 11 mai
1950 Le Dernier des métiers Café-théâtre de la Grande-Séverine 1964
1950 Giuliano comédie musicale
1951 Ça vient, ca vient Cabaret Les Trois Baudets 1955
1951 Tête de Méduse Abidjan le 29 janvier 1974 puis tournée en France
1951 Le Goûter des généraux Allemagne, Statstheater de Braunschweig, nov. 1964 Paris Théâtre de la Gaîté-Montparnasse 1er sep. 1965
1952 Cinémassacre Cabaret La Rose Rouge, avril Cabaret Les trois Baudets, mai 1954
1952 Parie varie ou Fluctuat nec mergitur Night Club des Champs-Élysées , Cie Grorges Vitaly, octobre
1953 Le Chevalier de Neige Festival de Caen août
1954 Série blême Théâtre de Nantes le 24 octobre 1973.
1955 Le Chevalier de neige ( version opéra) Opéra de Nancy 31 janvier
1955 Dernière Heure Cabaret La Rose Rouge 18 mars
1955 Le Chasseur français Théâtre de La Villette à Paris 1975
1955 Ça c’est un monde Cabaret l’Amiral , novembre
1957 Les Bâtisseurs d’empire Théâtre Récamier le 22 décembre 1959
1957 Fiesta livret d’opéra musique de Darius Milhaud Opéra de Berlin 3 octobre 1958


8. E
xtrait : 
L’ÉQUARISSAGE POUR TOUS

( … Il reste sur la scène le voisin, toujours étendu par terre, le père qui mange et Heinz et Cyprienne qui commencent à se peloter ferme. Au bout d’un instant, entrent les quatre soldats chanteurs qui attaquent : Happy Birthday to You. Cette fois, ils sont tous en uniforme de l’Armée du salut. Ils restent autour de Heinz et Cyprienne en chantant I Love You Truly en fond sonore. )

SCÈNE LV

Le Père, Le Voisin, Cyprienne, Heinz et les quatre soldats.

Le Père ( au voisin ) : Hé… Toi… ( Le voisin grouille vaguement et se redresse sur les avant-bras, en grognant. ) Tu te sens mieux ?

Le Voisin ( se tenant le menton ) : Pas mal. ( II crache quinze dents. ) Ça s’est bien passé ?

Le Père : Quoi donc ?

Le Voisin : Ce mariage ?

Le Père : Eh bien, tu étais là ? Tu as vu ?

Le Voisin : Non. ( Un temps.) Où est mon violon ?

Le Père : Oh !… On ne va pas danser maintenant… Je suis un peu fatigué… Si on mettait un peu d’ordre ici ? Il va falloir que je songe à travailler. Où est ce rabot ?

Le Voisin : Je crois que je vais aller m’occuper de ma maison.

Coups à la porte. Heinz, Cyprienne et les quatre soldats ont monté lentement l’escalier en cortège. )

Le Voisin et Le Père ( en chœur ) : Entrez !

Entrent deux officiers français. )

SCÈNE LVI

Le Voisin, Le Père, deux officiers français.

Le Voisin et Le Père ( en chœur ) : Bonjour, mes officiers.

Le Capitaine français ( hilare ) : La maison vous appartient ? ( II inspecte le désordre effarant. ) À la bonne heure ! Vous vous en êtes tiré sans beaucoup de mal, vous au moins !

Le Voisin et Le Père ( en chœur ) : Ah ?

Le Lieutenant : Si vous voyiez le reste du village…

Le Voisin et Le Père ( en chœur ) : Tout est par terre ?

L’autre hoche la tête. )

Le Capitaine : J’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Et une bonne aussitôt après.

Le Voisin et Le Père ( en chœur ) : J’aime mieux la bonne d’abord.

Le Capitaine : Eh bien, d’abord, vous êtes libérés.

Le Voisin : Oui ? ( Il se met au garde-à-vous, voit que le père ne fait rien et reprend sa position normale. )

Le Capitaine : Et ensuite… ( Il s’arrête, gêné. )

Le Père : Ne vous gênez pas.

Le Capitaine : Eh bien… ( Il s’arrête et change de ton. ) Je dois d’abord vous dire que je représente le ministère de la Reconstruction.

Le père ne dit rien. )

Au lieutenant. )
Hum… Allez-y, Lieutenant, je l’ai prévenu avec des ménagements.

Le Lieutenant ( au père ) : Votre maison n’est pas dans l’alignement.

Le Père : C’est la première fois qu’on me dit ça.

Le Capitaine ( prenant le père par le bras et se dirigeant vers la fenêtre ) : II y aura là, dans l’avenir, une vaste perspective, plantée de peupliers résineux du Japon. Des vasques et des fontaines compléteront le tableau. Des plantes rustiques parfumeront l’air.

Le Lieutenant ( fait un signe à la porte ) : Boby ?

SCÈNE LVII

Les mêmes; entre un scout qui se met au garde-à-vous scout.

Boby : Scout de France, toujours prêt, le cœur sur la main.

Le Lieutenant : Vous pouvez apporter la chose.

Le scout sort et rentre avec une caisse de dynamite. Il allume la mèche et sort. Explosion qui fait la nuit complète sur la scène. Les décors s’envolent. Toile de fond. Ruines couvertes de verdure. Tas de débris au premier plan. Le Capitaine et le Lieutenant sont assis à côté du père, étendu mort. Le voisin lui tient la tête et la laisse retomber. )

Le Capitaine ( se relevant ) : Bah ! On ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs…

Le Voisin ( lui prenant son revolver et lui tirant dessus ) : C’est mon avis.

Il tire ensuite sur le Lieutenant qui le tue à son tour d’un coup de pistolet. )

Le Lieutenant : Et vive la France !..

Une Marseillaise abominablement fausse éclate. Le Lieutenant se redresse et sort en marchant au pas de l’oie. Rideau. )

FIN

Qui, par un heureux hasard, coïncide avec celle de la pièce. )